samedi 1 mars 2014

SCHUBERT - Quintette à 2 violoncelles – H. Schiff & Quatuor Alban Berg – par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude… Retour à la musique de chambre et à Schubert après deux articles de musique française avec orchestre…
- Oui Sonia, j'aime bien varier les plaisirs. Et puis je n'ai jamais parlé du Quatuor Alban Berg, une des meilleures formations du XXème siècle…
- Ah il n'existe plus, c'est un vieux disque alors ?
- Ils ont joué ensemble de 1971 à 2008 ! Et comme tous, l'âge venu… Leur dernier concert a eu lieu, à Buenos Aires…
- M'sieur Pat m'a dit que ce quintette avec deux violoncelles est l'une des merveilles de la musique de chambre, voire de la musique tout court…
- Il a bien raison !

En 1970 quatre professeurs viennois décident de créer le quatuor Alban Berg du nom du compositeur élève de Schoenberg et auteur du concerto sérialiste pour violon "à la mémoire d'un ange", l'un des plus beaux écrits au XXème siècle (Clic). Ce choix de nom montre le désir d'ouvrir le répertoire de l'ensemble du catalogue classique jusqu'à la musique contemporaine. Günther Pichler, le premier violon et Valentin Erben, le violoncelliste, seront pendant 38 ans les piliers du quatuor. Le second violon et l'altise changeront de titulaire en 1977 et en 1981 au gré des carrières et de la vie musicale. Dans notre CD du jour, c'est Gerhrad Sculz et Thomas Kasuska qui occupent ces deux pupitres. En 2005, Thomas Kasuska apprend que ses jours sont comptés à cause d'un cancer grave. Il désigne pour lui succéder l'une de ses élèves : Isabel Charisius. La jeune femme accompagnera l'ensemble jusqu'à sa tournée d'adieu en 2008. Le quatuor était enchanté de la présence de la jeune altiste, mais la disparition de Kasuska, qui avait accepté de troquer le violon pour l'alto en 1981, avait laissé une cicatrice douloureuse.
Le quatuor Alban Berg est considéré comme l'un des ensembles majeurs du XXème siècle à l'instar du Quatuor Amadeus. La discographie est considérable : les intégrales des quatuors de Beethoven, de Haydn, de Brahms, de Bartók, etc. et de nombreux albums isolés : École de Vienne, des créations modernes d'œuvres de Alfred Schnittke et Luciano Berio pour citer les compositeurs les plus marquants.
Le Quatuor Alban Berg a essentiellement enregistré pour la firme EMI. Espérons que l'appropriation du label par Warner Classic permettra la poursuite de l'édition du patrimoine discographique des Berg.  

Heinrich Schiff est né quelques heures après moi, le 18 novembre 1951 (c'est fou non !). Moi au pied de la butte Montmartre, et lui en Autriche. Il a étudié son instrument sous la houlette du grand violoncelliste et pédagogue français André Navarra (1911-1988). Il a été également élève de Hans Swarowsky pour la direction d'orchestre, mais n'a commencé à diriger qu'en 1986.
Il occupe la première place sur le podium des violoncellistes germaniques depuis la disparition de Siegfried Palm en 2005. Il a eu comme élève Gautier Capuçon dont nous avons parlé il y a deux semaines (Clic). Ses origines autrichiennes et son immense talent le désignait d'emblée comme le complice idéal du quatuor Alban Berg pour cet enregistrement Schubert de 1982. Ah, j'oubliais, nous l'avons déjà croisé dans le Deblocnot' lors d'un article consacré aux 2 concertos pour violoncelle de Chostakovitch (Clic), gravure récompensée par un grand prix du disque.
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Dans la revue Diapason on pouvait lire à propos de ce quintette de Schubert "- ... ce qui est peut-être la plus haute œuvre de musique de chambre du monde –". Expression un rien emphatique et subjective, mais force est de constater qu'on lit souvent ce genre d'appréciations superlatives concernant ce quintette. Je partage globalement ce point de vue, même si d'autres œuvres ne sont pas loin de rivaliser avec "ce chef d'œuvre absolu". Je cite rapidement : le quatuor "la jeune fille et la mort" du même Schubert, les quintettes de Brahms opus 111 et 115 (avec clarinette pour le second) commentés dans ce blog (clic) ou encore certains quatuors de Chostakovitch particulièrement bouleversants. On peut expliquer ce jugement de plusieurs manières. D'abord l'ampleur de l'ouvrage est exceptionnelle (de 50 à 55 minutes suivant que la reprise de l'allegro initial est jouée ou non). Le recours à un second violoncelle et non à un alto étend la tessiture dans le grave, offrant ainsi une sonorité quasi symphonique à un ensemble pourtant limité à cinq instrumentistes. Enfin, comme nous allons l'entendre, le génie de Schubert pour exploiter toutes les ressources de la tonalité, et surtout de l'étrange dualité mineur-majeur (affliction-détermination), permet au compositeur de se livrer à une auto introspection alors qu'il n'a plus que deux mois à vivre et le sait. Et si par ce quintette Schubert avait inventé la psychanalyse par musique interposée ?
Le quintette est l'ultime œuvre de musique de chambre de Schubert. Composé à la fin de l'été 1828, il ne sera créé qu'en 1850 et publié en 1853. Schubert disparaît le 19 novembre 1828. Dans ce dernier été fécond, Franz qui n'a que 31 ans vient de terminer sa 9ème symphonie et va écrire les trois dernières sonates pour piano, encore un triptyque d'œuvres majeures…
J'avais déjà donné les principaux repères biographiques dans les chroniques dédiés au quintette "la Truite" et le quatuor "La jeune fille et la mort par le quatuor Amadeus, ainsi que la Symphonie Inachevée (clic) et (clic).

1 – Allegro ma non troppo : Une longue et frémissante tenue du quatuor seul avec une dominante sur la note do surgit avec douceur du silence, de piano à forte. Comme pour la 9ème symphonie, Schubert commence son œuvre en do majeur, la tonalité la plus simple, une tonalité sereine. Le second violoncelle ne rejoint le groupe quatuor de sa voix grave qu'à la onzième mesure comme un personnage bonhomme qui voudrait s'inviter à une réunion entre amis. Même si le quatuor Alban Berg zappe sur la reprise, le mouvement approche le quart d'heure. Nous traversons l'univers le plus caractéristique et parfait de Schubert : une errance, un changement constant de tonalité, des accords dissonants qui signent les interrogations du compositeur en ces mois de travail intenses, mois d'angoisse par rapport à la maladie qui le ronge. Schubert nous ballade (au sens musical) entre bien-être et nostalgie. La partition (je l'ai sous les yeux) est d'une richesse, d'une densité mélodique qui la rapproche de pièces plus symphoniques comme les divertimentos de Mozart. Est-ce un divertissement ? Pas vraiment, on distingue de l'amertume ici et là, notamment dans la coda. La gravité du second violoncelle apporte un climat parfois douloureux dans le chant des cordes, un choix volontaire de Schubert plutôt que l'incontournable second alto. Le jeu des Berg est à la fois déterminé et d'une grande pureté, sans vibrato. Ce style de jeu permet de naviguer sans difficulté dans les méandres existentiels suggérés par les portées de la partition. Quelle grande classe dans cette interprétation avec un tempo relativement soutenu qui évite tout pathos.
2 – Adagio : Ce tempo très lent est rare chez Schubert. C'est le centre de l'œuvre et une page que l'on ne rencontre que quelques fois par siècle en musique par sa beauté et sa véhémente expressivité. Une élégiaque phrase en mi majeur introduit cet adagio. Le second violoncelle se voit confier des pizzicati qui scandent une douce méditation. On s'interroge quant aux intentions psychologiques cachées derrière la pureté du discours musical, un discours où s'enchaînent avec élégance passage pianissimo et piano, jamais plus énergique sauf à… [4'50] Les éléments se déchaînent dans une rage, un dépit face à cette existence dont le musicien craint l'issue rapide. Seule notre sensibilité peut le confirmer. Ce développement avec un motif répétitif et obsédant du violoncelle semble ne jamais se rasséréner. [8'20] Enfin le calme revient dans un quintette où chaque instrument semble hésiter à redonner de la voix. C'est le violon qui va reprendre la danse, une danse galante, plus heureuse mais avec un second violoncelle qui ironise sur cette joie un peu contrainte. On retrouve le jeu allègre et clair des Berg dans ce mouvement génial qui s'écoute plus qu'il ne se commente. Je me suis limité à un micro guide des idées principales. Une fois de plus je renvoie au livre de Brigitte Massin qui consacre plusieurs pages à cet œuvre.
3 – Scherzo (Presto) – Trio (Andante) : Une folle énergie anime le début du scherzo qui rapidement laisse la place à un trio méditatif qui fait écho à la gravité des mouvements précédents. Le déséquilibre sensible entre la durée du trio et les brèves introduction et reprise du scherzo montrent que ce mouvement n'est plus uniquement le successeur du menuet destiné à faire une pause avant le final. Schubert s'inscrit totalement dans le romantisme, une époque où les notes désertent l'esthétisme imposé par la forme pour une signification plus profonde… Je parlais d'introspection plus haut… Le quatuor Alban Berg accentue parfaitement le contraste entre le festif scherzo et la lamentation mélancolique du trio. Ce scherzo annonce ceux de Bruckner.
4 – Allegretto : Un tempo mesuré pour achever ce long quintette où s'affrontent les derniers espoirs et les regrets. Ce mouvement animé se construit autour de trois thèmes dansants et des réminiscences des motifs des autres mouvements, notamment du second. La mélodie est extraordinairement variée, alternant tous les climats. Un résumé de toute une vie ? Le quatuor Alban Berg respecte à la lettre l'indication Allegretto. Leur jeu ne se précipite jamais, laissant respirer chaque trait de ce magnifique final. Les musiciens adoptent un staccato précis qui ciselle chaque phrase. Une interprétation d'anthologie !
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Inutile de préciser que la discographie de ce monument est pléthorique. Je citerai donc quelques valeurs sûres, mais en aucun cas prétendrai atteindre une quelconque exhaustivité.
Un disque miraculeux parut en 1953 à l'initiative du violoncelliste Pablo Casals qui jouait ce quintette depuis le début de sa carrière. Il réunit ici des jeunes musiciens (pour l'époque), comprendre des complices et des amis. L'enregistrement comme ceux de cette époque pour l'artiste a eu lieu à Prades. Les jeunes virtuoses sont : Isaac Stern, Paul Tortelier, Alexander Schneider et Milton Katims, n'en jetez plus ! Le son est hélas d'un autre âge, mais quelle inspiration (Sony 6/6).
En 1977, Mstislav Rostropovitch s'associe avec le jeune quatuor Melos qui avait bluffé les mélomanes en enregistrant une intégrale insurpassée des quatuors de Schubert. Il y a la fougue de la jeunesse ce qui sous entend par moment un peu trop d'empressement (Dgg – 5/6).
Enfin, mon dernier choix est le concurrent direct du disque des Berg et de Heinrich Schiff. En 1986, le Quatuor Amadeus accompagné du violoncelliste Robert Cohen grave pour la troisième fois cet opus (1952-1965). Pour la première fois, ils font la reprise de l'introduction, ce qui porte le premier mouvement à une durée de 20'. En fin de carrière l'ensemble atteint une sonorité cosmique, et la lenteur relative des tempos confie à l'ouvrage une dimension métaphysique. Pour ceux qui écoutent la musique la tête entre les mains. (Dgg - 6/6). Pas réédité en ce moment, du grand n'importe quoi chez Dgg !

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Partition (CLIC)

Le Quatuor Alban Berg et Robert Cohen interprète le quintette. En complément : une vidéo en live, également consacré au du quintette de Schubert, avec un groupe d'artistes d'exception dont Pablo Casals au second violoncelle, historique !


3 commentaires:

  1. L'adagio du quintette que l'on peut entendre dans la scène finale du film de Coline Serreau en 1985 "Trois hommes et un couffin".

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  2. Chers amis de Schubert,
    Une bonne nouvelle : l'interprétation du quatuor Amadeus accompagné de R. Cohen est disponible sur Itunes, au moins. Je vous souhaite de réentendre prochainement cette oeuvre et qu'elle vous fasse le même effet qu'à moi : faire frémir votre âme, car ce que dévoile-là Schubert comme dans ses dernières sonates, c'est rien moins que la plus haute spiritualité. Il 'y' était quoiqu'il ait dit à son père peu avant de mourir que "Beethoven n'est pas ici". Il suffit d'entendre ses dernières oeuvres pour devenir tout le contraire : un mouvement et un repos, la musique quoi !

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    1. merci Samuel pour ce témoignage...
      Schubert dans ses dernières années, pour ne pas dire mois, à atteint des hauteurs créatrices qui laissent pantois.
      D'ailleurs samedi prochain, 20 février, je consacre la chronique du jour à la sonate n° 20 D959, autres chef-d’œuvre écrit deux mois avant la disparition de Schubert.
      Je t'invite chaleureusement à donner ton opinion sur l'ouvrage et les interprétations retenues... (Rudolf Serkin pour le commentaire principal)
      Bien cordialemnt

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