- Tiens M'sieur Claude… Retour à la musique de chambre et à Schubert
après deux articles de musique française avec orchestre…
- Oui Sonia, j'aime bien varier les plaisirs. Et puis je n'ai jamais
parlé du Quatuor Alban Berg, une des meilleures formations du XXème
siècle…
- Ah il n'existe plus, c'est un vieux disque alors ?
- Ils ont joué ensemble de 1971 à 2008 ! Et comme tous, l'âge venu… Leur
dernier concert a eu lieu, à Buenos Aires…
- M'sieur Pat m'a dit que ce quintette avec deux violoncelles est l'une
des merveilles de la musique de chambre, voire de la musique tout
court…
- Il a bien raison !
En 1970 quatre professeurs
viennois décident de créer le quatuor
Alban Berg
du nom du compositeur élève de
Schoenberg
et auteur du concerto sérialiste pour violon "à la mémoire d'un ange", l'un des plus beaux écrits au XXème siècle (Clic). Ce choix de nom montre le désir d'ouvrir le répertoire de
l'ensemble du catalogue classique jusqu'à la musique contemporaine.
Günther Pichler, le premier violon et
Valentin Erben, le violoncelliste, seront pendant 38 ans les piliers du quatuor. Le
second violon et l'altise changeront de titulaire en
1977 et en
1981 au gré des carrières et de
la vie musicale. Dans notre CD du jour, c'est
Gerhrad Sculz
et
Thomas Kasuska
qui occupent ces deux pupitres. En
2005,
Thomas Kasuska
apprend que ses jours sont comptés à cause d'un cancer grave. Il désigne
pour lui succéder l'une de ses élèves :
Isabel Charisius. La jeune femme accompagnera l'ensemble jusqu'à sa tournée d'adieu en
2008. Le quatuor était enchanté
de la présence de la jeune altiste, mais la disparition de
Kasuska, qui avait accepté de troquer le violon pour l'alto en 1981, avait laissé
une cicatrice douloureuse.
Le quatuor
Alban Berg
est considéré comme l'un des ensembles majeurs du XXème siècle à l'instar du
Quatuor
Amadeus. La discographie est considérable : les intégrales des quatuors de
Beethoven, de
Haydn, de
Brahms, de Bartók, etc. et de nombreux albums isolés :
École de Vienne, des créations modernes d'œuvres de
Alfred Schnittke
et
Luciano
Berio
pour citer les compositeurs les plus marquants.
Le
Quatuor Alban Berg
a essentiellement enregistré pour la firme
EMI. Espérons que
l'appropriation du label par
Warner
Classic permettra la poursuite
de l'édition du patrimoine discographique des
Berg.
Heinrich Schiff
est né quelques heures après moi, le 18 novembre
1951 (c'est fou non !). Moi au
pied de la butte Montmartre, et lui en Autriche. Il a étudié son instrument
sous la houlette du grand violoncelliste et pédagogue français
André Navarra
(1911-1988). Il a été également élève de
Hans Swarowsky
pour
la direction d'orchestre, mais n'a commencé à diriger qu'en
1986.
Il occupe la première place sur le podium des violoncellistes germaniques
depuis la disparition de
Siegfried Palm
en 2005. Il a eu comme élève
Gautier Capuçon
dont nous avons parlé il y a deux semaines (Clic). Ses origines autrichiennes et son immense talent le désignait d'emblée
comme le complice idéal du
quatuor Alban Berg
pour cet enregistrement
Schubert
de 1982. Ah, j'oubliais, nous
l'avons déjà croisé dans le Deblocnot' lors d'un article consacré aux 2
concertos pour violoncelle
de
Chostakovitch
(Clic), gravure récompensée par un grand prix du disque.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Dans la revue Diapason on
pouvait lire à propos de ce
quintette
de
Schubert
"- ...
ce qui est peut-être la plus haute œuvre de musique de chambre du monde
–". Expression un rien emphatique et subjective, mais force est de
constater qu'on lit souvent ce genre d'appréciations superlatives concernant
ce
quintette. Je partage globalement ce point de vue, même si d'autres œuvres ne sont
pas loin de rivaliser avec "ce chef d'œuvre absolu". Je cite rapidement : le
quatuor
"la jeune fille et la mort" du même
Schubert, les
quintettes
de
Brahms
opus 111
et 115 (avec clarinette pour le second) commentés dans ce blog (clic) ou encore certains
quatuors
de
Chostakovitch
particulièrement bouleversants. On peut expliquer ce jugement de plusieurs
manières. D'abord l'ampleur de l'ouvrage est exceptionnelle (de 50 à 55
minutes suivant que la reprise de l'allegro initial est jouée ou non). Le
recours à un second violoncelle et non à un alto étend la tessiture dans le
grave, offrant ainsi une sonorité quasi symphonique à un ensemble pourtant
limité à cinq instrumentistes. Enfin, comme nous allons l'entendre, le génie
de
Schubert
pour exploiter toutes les ressources de la tonalité, et surtout de l'étrange
dualité mineur-majeur (affliction-détermination), permet au compositeur de
se livrer à une auto introspection alors qu'il n'a plus que deux mois à
vivre et le sait. Et si par ce quintette
Schubert
avait inventé la psychanalyse par musique interposée ?
Le
quintette
est l'ultime œuvre de musique de chambre de
Schubert. Composé à la fin de l'été
1828, il ne sera créé qu'en
1850 et publié en
1853.
Schubert
disparaît le 19 novembre 1828.
Dans ce dernier été fécond, Franz qui n'a que 31 ans vient de terminer sa
9ème symphonie
et va écrire les trois
dernières sonates pour piano, encore un triptyque d'œuvres majeures…
J'avais déjà donné les principaux repères biographiques dans les chroniques
dédiés au
quintette
"la Truite" et le
quatuor
"La jeune fille et la mort
par le
quatuor Amadeus, ainsi que la
Symphonie Inachevée
(clic) et (clic).
1 – Allegro ma non troppo
: Une longue et frémissante tenue du quatuor seul avec une dominante sur la
note do surgit avec douceur du silence, de piano à forte. Comme pour la
9ème symphonie,
Schubert
commence son œuvre en do majeur, la tonalité la plus simple, une tonalité
sereine. Le second violoncelle ne rejoint le groupe quatuor de sa voix grave
qu'à la onzième mesure comme un personnage bonhomme qui voudrait s'inviter à
une réunion entre amis. Même si le quatuor
Alban Berg
zappe sur la reprise, le mouvement approche le quart d'heure. Nous
traversons l'univers le plus caractéristique et parfait de
Schubert
: une errance, un changement constant de tonalité, des accords dissonants
qui signent les interrogations du compositeur en ces mois de travail intenses, mois d'angoisse par rapport à la maladie qui
le ronge.
Schubert nous ballade (au sens musical) entre bien-être et nostalgie. La partition
(je l'ai sous les yeux) est d'une richesse, d'une densité mélodique qui la
rapproche de pièces plus symphoniques comme les divertimentos de
Mozart. Est-ce un divertissement ? Pas vraiment, on distingue de
l'amertume ici et là, notamment dans la coda. La gravité du second
violoncelle apporte un climat parfois douloureux dans le chant des cordes,
un choix volontaire de
Schubert
plutôt que l'incontournable second alto. Le jeu des
Berg
est à la fois déterminé et d'une grande pureté, sans vibrato. Ce style de
jeu permet de naviguer sans difficulté dans les méandres existentiels
suggérés par les portées de la partition. Quelle grande classe dans cette
interprétation avec un tempo relativement soutenu qui évite tout
pathos.
2 – Adagio
: Ce tempo très lent est rare chez
Schubert. C'est le centre de l'œuvre et une page que l'on ne rencontre que quelques
fois par siècle en musique par sa beauté et sa véhémente expressivité. Une
élégiaque phrase en mi majeur introduit cet adagio. Le second violoncelle se
voit confier des pizzicati qui scandent une douce méditation. On s'interroge
quant aux intentions psychologiques cachées derrière la pureté du discours
musical, un discours où s'enchaînent avec élégance passage pianissimo et
piano, jamais plus énergique sauf à… [4'50] Les éléments se déchaînent dans
une rage, un dépit face à cette existence dont le musicien craint l'issue
rapide. Seule notre sensibilité peut le confirmer. Ce développement avec un
motif répétitif et obsédant du violoncelle semble ne jamais se rasséréner.
[8'20] Enfin le calme revient dans un quintette où chaque instrument semble
hésiter à redonner de la voix. C'est le violon qui va reprendre la danse,
une danse galante, plus heureuse mais avec un second violoncelle qui ironise
sur cette joie un peu contrainte. On retrouve le jeu allègre et clair des
Berg
dans ce mouvement génial qui s'écoute plus qu'il ne se commente. Je me suis
limité à un micro guide des idées principales. Une fois de plus je renvoie
au livre de Brigitte Massin qui
consacre plusieurs pages à cet œuvre.
3 – Scherzo (Presto) – Trio (Andante)
: Une folle énergie anime le début du scherzo qui rapidement laisse la place
à un trio méditatif qui fait écho à la gravité des mouvements précédents. Le
déséquilibre sensible entre la durée du trio et les brèves introduction et
reprise du scherzo montrent que ce mouvement n'est plus uniquement le
successeur du menuet destiné à faire une pause avant le final. Schubert
s'inscrit totalement dans le romantisme, une époque où les notes désertent
l'esthétisme imposé par la forme pour une signification plus profonde… Je
parlais d'introspection plus haut… Le quatuor
Alban Berg
accentue parfaitement le contraste entre le festif scherzo et la lamentation
mélancolique du trio. Ce scherzo annonce ceux de
Bruckner.
4 – Allegretto
: Un tempo mesuré pour achever ce long quintette où s'affrontent les
derniers espoirs et les regrets. Ce mouvement animé se construit autour de
trois thèmes dansants et des réminiscences des motifs des autres mouvements,
notamment du second. La mélodie est extraordinairement variée, alternant
tous les climats. Un résumé de toute une vie ? Le
quatuor Alban Berg
respecte à la lettre l'indication Allegretto. Leur jeu ne se
précipite jamais, laissant respirer chaque trait de ce magnifique final. Les
musiciens adoptent un staccato précis qui ciselle chaque phrase. Une
interprétation d'anthologie !
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Inutile de préciser que la discographie de ce monument est pléthorique. Je
citerai donc quelques valeurs sûres, mais en aucun cas prétendrai atteindre
une quelconque exhaustivité.
Un disque miraculeux parut en
1953 à l'initiative du
violoncelliste
Pablo Casals
qui jouait ce
quintette
depuis le début de sa carrière. Il réunit ici des jeunes musiciens (pour
l'époque), comprendre des complices et des amis. L'enregistrement comme ceux
de cette époque pour l'artiste a eu lieu à Prades. Les jeunes
virtuoses sont :
Isaac
Stern,
Paul Tortelier,
Alexander Schneider
et
Milton Katims, n'en jetez plus ! Le son est hélas d'un autre âge, mais quelle
inspiration (Sony 6/6).
En 1977,
Mstislav Rostropovitch
s'associe avec le jeune
quatuor Melos
qui avait bluffé les mélomanes en enregistrant une intégrale insurpassée des
quatuors de
Schubert. Il y a la fougue de la jeunesse ce qui sous entend par moment un peu trop
d'empressement (Dgg –
5/6).
Enfin, mon dernier choix est le concurrent direct du disque des
Berg
et de
Heinrich Schiff. En 1986, le
Quatuor Amadeus
accompagné du violoncelliste
Robert Cohen
grave pour la troisième fois cet opus (1952-1965). Pour la première fois,
ils font la reprise de l'introduction, ce qui porte le premier mouvement à
une durée de 20'. En fin de carrière l'ensemble atteint une sonorité
cosmique, et la lenteur relative des tempos confie à l'ouvrage une dimension
métaphysique. Pour ceux qui écoutent la musique la tête entre les mains. (Dgg
- 6/6). Pas réédité en ce moment, du grand n'importe quoi chez Dgg !
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Partition (CLIC)
Le
Quatuor Alban Berg et
Robert Cohen
interprète le quintette. En complément : une vidéo en live, également consacré au du
quintette de
Schubert,
avec un groupe d'artistes d'exception dont Pablo Casals au second violoncelle, historique !
L'adagio du quintette que l'on peut entendre dans la scène finale du film de Coline Serreau en 1985 "Trois hommes et un couffin".
RépondreSupprimerChers amis de Schubert,
RépondreSupprimerUne bonne nouvelle : l'interprétation du quatuor Amadeus accompagné de R. Cohen est disponible sur Itunes, au moins. Je vous souhaite de réentendre prochainement cette oeuvre et qu'elle vous fasse le même effet qu'à moi : faire frémir votre âme, car ce que dévoile-là Schubert comme dans ses dernières sonates, c'est rien moins que la plus haute spiritualité. Il 'y' était quoiqu'il ait dit à son père peu avant de mourir que "Beethoven n'est pas ici". Il suffit d'entendre ses dernières oeuvres pour devenir tout le contraire : un mouvement et un repos, la musique quoi !
merci Samuel pour ce témoignage...
SupprimerSchubert dans ses dernières années, pour ne pas dire mois, à atteint des hauteurs créatrices qui laissent pantois.
D'ailleurs samedi prochain, 20 février, je consacre la chronique du jour à la sonate n° 20 D959, autres chef-d’œuvre écrit deux mois avant la disparition de Schubert.
Je t'invite chaleureusement à donner ton opinion sur l'ouvrage et les interprétations retenues... (Rudolf Serkin pour le commentaire principal)
Bien cordialemnt