vendredi 21 mars 2014

NOWHERE TO RUN, ETOILES DE LA SOUL ET DU R'N'B de Gerri Hirshey (1984/2013) par luc B.



Sur le sujet il y avait le superbe bouquin de Peter Guralnick SWEET SOUL MUSIC de 1986 (édition ALLIA). Une somme ! Roboratif et passionnant. Le livre qui nous occupe aujourd’hui est d’une approche différente, mais tout aussi complet. L’auteur est Gerri Hirshey, une journaliste qui publie pour ROLLING STONES et le NEW YORK TIMES. C’est en 1984 qu’elle fait paraître NOWHERE TO RUN, ETOILES DE LA SOUL MUSIC ET DU RHYTHM'n'BLUES, traduit en français l'année dernière par les éditions Rivage Rouge. Elle s’est lancée dans un grand tour des États Unis pour retrouver et interroger les protagonistes de la vague Rhythm’n’blues.

C’est à la fois un survol chronologique et thématique, et surtout une série de rencontres au long cours, d’interviews et de récits. Les interventions des uns et des autres sont mises en situation (le décor à son importance, le lieu où l'hôte reçoit), l'auteur resituant rapidement la carrière, ou un épisode, du prochain à prendre la parole. Tout est parfaitement lié, témoignages et narration.

Sister Rosetta Tharpe
Gerri Hirshey commence logiquement par les origines du Rhythm’n’blues, et ses racines Gospel. Le Gospel est très populaire dans les années 40, avec la grande prêtresse Sister Rosetta Tharpe, qui chante une combinaison de Jazz, de Blues et de Gospel. Pratiquement tous ceux qui feront la gloire de la Soul Music, ont commencé dans des chorales Gospel, à l’église, mais aussi dans la rue, sous les porches, devant les magasins. Sam Cooke, Wilson Pickett ou Diana Ross, Solomon Burke, James Brown, et bien sûr Aretha Franklin dont le père était pasteur et chanteur, Little Richard qui lui deviendra révérend. Le parcours est identique : les gosses chantent à église, participent à des concours locaux, salle des fêtes, radio-crochet, et hop, un producteur les envoie en studio !

En parallèle, apparaît une musique plus rythmée, née des cendres des Big Band de Jazz passés de mode. De petites formations centrées autour d’un saxophoniste qui fait le show : le Rhythm'n'Blues (et ces déclinaisons, Doo-Wop, Jump). Souvenez-vous du film RETOUR VERS LE FUTUR, quand Marty joue de la guitare avec le groupe qui anime le bal. Les gars sont des virtuoses, mais proposent une musique basique, faite pour danser. Il suffira de saupoudrer un peu de country là-dessus, et ça donnera le Rock’n’Roll. Chuck Berry et Little Richard, sont le pendant Wokiwoll du R'n'B. Il est intéressant de regarder le parcours d’Elvis Presley et de James Brown (dont il est souvent question dans le ivre, Brown et Presley ayant été très liés, notamment par leur amour du Gospel. Souvent, Brown se lamente : mon dieu, qu'ont-ils fait de lui...).

Comme le blues, le Gospel remonte du sud au nord. Comme le blues, il s’électrise, le son se durcit en arrivant en ville. Mais le Blues est trop rustique, rêche, vulgaire, pour pénétrer les marchés. Trop Noir pour le grand public. Le Gospel, lui, propose des harmonies plus douces, riches, complexes, des mélodies, des airs, et les groupes vocaux rivalisent de dextérité, les Moonglows, les Clovers, les Ravens, les Platters. Certains producteurs ont compris le potentiel commercial du Gospel, et plus tard de la Soul, si on injecte un peu de pop. Les fameux cross-over, les ponts dressés entre la musique Blanche et Noire. 

The Clovers
Et puis Ray Charles, qui déjà mixait Jazz et Country, va prendre les harmonies Gospel pour y superposer le chant profane du Blues. Sa chanson "I got a woman" (1954) est souvent considérée comme l'acte fondateur du R'n'B. Ca fait grincer les dents, on crie au blasphème, mais ça marche, surtout chez Atlantic, le label de d’Ahmet Ertegun et Jerry Wexler. La Soul Music, qu’elle soit plus Rhythm’ ou plus Blues, plus Funk ou plus Pop, va s’étendre de foyers bien précis (Detroit, New York, Memphis, Macon) à l’ensemble du pays. C’est la seule musique Noire qui rivalisera avec le Rock, la seule qui donnera autant de tubes, qui fera de ses interprètes des stars, la seule dont l’héritage ne cesse d'être décliné jusqu'à la sinistre vague Erumbi des Rihana, Aguillera, Beyoncé (qui interpréta Etta James au cinéma...) et autres usurpateurs.

Gerri Hirshey regroupe ses chapitres en deux parties, la Soul urbaine, et la Southern Soul, en s’attachant aux grands labels. A commencer par Atlantic Records, les précurseurs, à New York, qui concilient le raffinement de la côte Est, et la ruralité du Sud (il faut plaire à tous les publics). Ertegun et Wexler sont longuement interrogés. Atlantic va privilégier les artistes, les personnalités, Ray Charles, Wilson Pickett, Ben E. King, Ruth Brown, The Coasters pilotés par Leiber et Stoller  - - clic pour relire l'article - - . Au contraire de la Motown de Berry Gordy, à Detroit, qui met en avant le son, la production. Berry Gordy crée son empire grâce aux arrangeurs, qui vont injecter une bonne dose d’adoucissant, de soyeux dans les chansons de Diana Ross & The Supremes, Marvin Gaye, Smookie Robinson, Gladys Knights, Martha & The Vandellas (témoignage passionnant de Martha Reeves) et les très jeunes Stevie Wonder, Michael Jackson

Wilson PIckett et Duane Allman (Muscle Shoals)
On quitte le nord pour descendre au sud, terrain de jeu des chanteurs Soulful. Et l'écurie Stax de Memphis, distribué par Atlantic ensuite, la petite usine de Jim Stewart et Estelle Axton. On y retrouve Carla et Rufus Thomas, Booker T. and the MG’s, Otis Redding, Sam and Dave, Johnnie Taylor, et des compositeurs comme Isaac Hayes, (un des derniers qui resta dans cette maison, comme interprète, il raconte la fin du label) Steve Crooper. Beaucoup d’artistes de l’Est descendront enregistrer dans le Sud, aux studios de Muscle Shoals, en Alabama pour s’y ressourcer, y reprendre de bonnes habitudes, et renouer avec le chant Soulful, que les artistes urbains propres sur eux devaient gommer pour ne pas effrayer le l'auditeur blanc.

Une des spécificités de l'endroit, comme à Stax, ce sont les groupes mixtes, musiciens Noirs et Blancs, comme le guitariste Duane Allman qui s'est coltiné un nombre impressionnant de sessions. On parle aussi des innombrables petits labels, qui rêvent de sortir un tube. Il y en avait des centaines, qui défrichaient, sélectionnaient, pour décrocher la timbale. Et ceux comme, Chess Records, à Chicago, qui a raté le virage Soul, restant dans le Blues viscéral, alors que Curtis Mayfield ne demandait que ça… Chess qui ferme en 1968, alors qu’il suffisait de tendre la main pour remplir l’écurie.

La première qualité de ce livre est de donner la parole aux chanteurs. L’auteur les a retrouvés, au début des années 80, oubliés ou compromis dans la vague Disco (faut bien bouffer, tous le digèrent mal). Le point commun de beaucoup est cette sensation d’appartenir à une communauté, les derniers sauvages, exploités puis lâchés, après l'ultime sursaut du film THE BLUES BROTHERS (1979). [Gerri Hirshey ne le savait pas encore, mais THE COMMIMENTS en 1991 ravivera encore la flamme]. Le paradoxe, c’est que les chansons sont restées, les artistes ont disparu. C’est Sam Moore (du duo Sam & Dave) encore empêtré dans ses histoires de dope, s’excusant auprès de Gerri Hirshey d’avoir abrégé leur dernier entretien pour aller se faire un fix, qui explique : pourquoi un organisateur de spectacle prendraient les vrais Sam and Dave, alors que pour trois fois moins cher, des clones viennent chanter le même répertoire. Le public s’en fout de notre tête. Ils veulent juste entendre les chansons.

Michael Jackson et Stevie Wonder
Rencontre à la maison entre deux courses au supermarché (Irma Thomas), dans des clubs louches (Wilson Pickett, dit the Wicker, le vicieux...), ballade en voiture sur les terres de son enfance (James Brown), à des répétitions (Aretha Franklin qui ne voyageait jamais sans ses casseroles pour nourrir tout le studio !), dans son grand appart doté de 40 téléphones (Isaac Hayes), en voiture pas très à l'aise (Michael Jackson),  Gerri Hirshey parvient à mettre ces chanteurs en confiance, à en tirer des confidences, du vécu. Ils se sont tous croisés, ont débuté ensemble, ont participé aux mêmes tournés organisées par les labels, qui mutualisaient les salles de spectacles et les bus ! Leurs témoignages sont passionnants. Tous, malgré les dérapages, affichent une dignité sans faille, une foi inébranlable. Les artistes Motown reviennent sur les méthodes douteuses de Berry Gordy, la discipline, les armées de coiffeurs, chorégraphes, habilleurs, pour des prestations millimétrées. On aborde aussi la gestion des contrats, droits d’auteur usurpés. Marvin Gaye (gendre de Gordy), Stevie Wonder, Michael Jackson les mains liées par contrat, qui n’ont pas eu la possibilité comme Sam Cooke ou Otis Redding de créer leur maison d’édition, donc de récolter ce qu’ils ont semé.

NOWHERE TO RUN fourmille de personnages, d’histoires, de parcours, de gloire, d’oubli, de rancœurs et de chagrin. Une lecture passionnante, accessible au sens où l’on s’intéresse d’abord aux hommes et aux femmes, avant de décrypter la musique. C’est cet angle-là qui démarque le livre des autres. Parce qu'on a souvent l'impression d'être présent aussi, dans la même pièce, et d'assister à la conversation. On ne regrette qu'une chose, qu'à l'époque Gerri Hirshey n'ait pas filmé ces entretiens. L'équivalent des Cinéastes de notre temps, par les journalistes français !   

NOWHERE TO RUN - 480 pages (pas de photo, hélas...)         
 





On regarde le titre éponyme, par Martha and the Vandellas, dans un clip très Detroit Motor City...




Screamin' Jay Hawkins était aussi un artiste Rhythm'n'Blues, aux origines très gospel.
La preuve avec l'extrait qui suit...
Bon, okay, prétexte pour vous passer ce moment incroyable.
Amis de la poésie, bonsoir...

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