- Bonjour M'sieur Claude… Tiens, vous travaillez sur Bartók, c'est la
troisième fois d'après l'index, si je lis bien…
- Oui, j'avais découpé en deux chroniques un article sur un album de
Georg Solti : le concerto pour orchestre, puis la musique pour cordes,
percussions et célesta…
- Et aujourd'hui ?
- Sur une demande réitérée de l'ami Pat Slade, place au Mandarin
Merveilleux, l'un des rares ballets du compositeur hongrois, ballet très
très sulfureux d'ailleurs !
- Je m'attends à un bel enregistrement évidement ; si j'ai bien appris ma
leçon, on va rencontrer M'sieurs Boulez, Dorati, Solti, Reiner…
- Oh Oh, bonne mémoire, il faut que je revois Messieurs Luc ou Rockin'
pour cette fameuse augmentation ! Et bien non : Seiji Ozawa sera le meneur
de jeu…
XXXXX |
Dans les articles évoqués avec Sonia, nous étions allés à la rencontre de
l'homme et du compositeur (Clic) et (Clic). Un compositeur qui a révolutionné l'art musical par de nombreuses
innovations. Pour la forme, l'usage fréquent de la gamme tonale et d'un
style rythmé et fracassant. Pour l'inspiration,
Bartók, imaginatif, parcourait champs et montagnes de sa
Hongrie natale pour
enregistrer, sur des rouleaux de cire, des chansons populaires qui
nourrissaient ses choix thématiques.
Et puis, vers la fin des années 30, avec la montée du fascisme du régent
Horty allié d'Hitler, sa vie est en danger : c'est l'exil vers les USA.
Bela Bartók
déprime face à la difficulté de s'imposer dans ce pays qui sortait de la
crise de 1929. La guerre
mondiale approche, il connaît la misère, l'abandon de ses pairs, la saisie
de ses pianos, la leucémie !! Comme chantait
Léo Ferré dans "Poète… vos papiers!"
: "il fallut quêter pour enterrer Bela Bartók". Un chef d'œuvre avait cependant surgi de cette époque terrible, grâce à
une commande du mécène et chef d'orchestre
Serge Koussevitzky
: le
concerto pour Orchestre. Enfin, la mort en
1945.
Bien qu'ami de
Maurice Ravel, (les deux hommes avaient bravé la censure imposée entre la Hongrie et la
France pendant la guerre des tranchées en correspondant ardemment),
Bartók
n'est pas un assidu du ballet dans sa production. Il n'en composera que
deux. Le
Prince de bois
est un ouvrage assez long (50'), daté de
1917. Son sujet est féérique,
comme c'est la mode à l'époque : un prince, une princesse follement
amoureuse et une fée maléfique qui tentera en vain de les séparer. C'est un
peu longuet et décousu, mais l'orchestration est joliment chamarrée. La
création fera forte impression et permettra ainsi de monter le
Château de Barbe bleue, un opéra composé en
1911 mais jamais créé
jusqu'alors. Le
Prince de bois
est un parent pauvre au disque où seules les gravures d'Antal Dorati
(Mercury) et
Pierre Boulez
(Dgg à Chicago en 1992) rendent hommage à cette partition qui mérite
quand même de l'attention.
En 1918-1919,
Bartók écrit son second ballet :
Le Mandarin Merveilleux
à partir d'un livret de
Menyhért Lengyel, livret
lui-même inspiré par un conte chinois.
Bela Bartók
n'avait que haine pour la guerre, la violence, le rejet des arts et des
artistes par les forces politiques qu'il considère en ces lendemains de
guerre mondiale comme des butors. Dans ce ballet au sujet violent et
érotique qui va attirer les foudres des censeurs de tout poil, le
Mandarin
n'est rien d'autre que la figure de l'artiste trompé et bafoué par des
forces obscures. Politiciens véreux et gangsters, même combat…
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Seiji Ozawa n'est pas un nouveau venu dans le blog. Nous l'avions rencontré déjà dans
les chroniques consacrées à
Carmina Burana
de
Carl Orff
(clic) et une sélection de
ballets et danses
de
Maurice Ravel
(clic). Dans le second article, les grand lignes de la biographie du chef
japonais à l'éternel sourire communicatif dressaient un rapide portrait de
cet artiste d'exception…
Dans les deux cas, et aujourd'hui encore, l'Orchestre Symphonique de Boston
est mis en avant. N'en soyons pas surpris puisque le chef d'orchestre a
dirigé ce prestigieux ensemble pendant une trentaine d'années, de
1973 à
2002.
Je me rappelle d'un concert au Palais des Congrès de Paris le 12 mars 1976.
Pour un hommage à
Charles Munch, les musiciens de
Boston
et ceux de
l'Orchestre de Paris
(que
Munch
avait fondé à la demande de
Malraux en
1967) s'entassaient sur la
scène pourtant vaste dudit Palais des congrès. Vous ajoutez 300 choristes et
au menu : le titanesque
Requiem
de
Berlioz, une œuvre chère au cœur du chef français.
Ozawa
a alors 41 ans, circule en scooter dans Paris, et… danse sur scène en
réalisant des "saltos" sur le podium lors de l'attaque du tuba mirum pour
"piloter" les quatre fanfares disposées en carré dans la salle…
Ozawa, c'est tout cela : diriger la musique tant avec le corps que l'esprit, tout donner à son public, et surtout
éviter de jouer à la star.
Sa discographie est immense et malgré la quasi désertion de
Philips du marché classique, on
trouve nombre de ses enregistrements réédités. Ce CD du label
Newton nous permet de disposer
du ballet dans son intégralité. Il existe une suite de 20' souvent jouée en
concert et gravée par
Ozawa
pour Dgg. Les deux disques sont
contemporains.
Pour les amateurs de live insolite, je ne peux m'empêcher de recommander le
DVD "A Gershwin Night",
DVD où le maestro revisite les "tubes" du musicien américain avec l'Orchestre Philharmonique de Berlin
et le
trio de jazz Robert Marcus. Il s'agit d'un live en plein air donné chaque année en clôture de la
saison de l'illustre phalange berlinoise (2003 pour ce concert).
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L'argument du
Mandarin Merveilleux
met en scène un drame sans époque définie ; le ballet reste éternellement
actuel ! Dans un quartier malfamé d'une ville glauque, une prostituée s'est
acoquinée avec trois loubards. Elle attire le chaland. Les voyous
détroussent les michetons qui repartent la q**e entre les jambes et quelques
ecchymoses. Deux passants, un vieux beau et un timide jeune homme vont être
les deux premières victimes de cette histoire sordide.
Bartók
et son librettiste font alors basculer le récit dans le "surnaturel". Un
étrange chinois de belle prestance survient et se laisse séduire par la
danse lascive de la femme de petite vertu. L'homme s'incruste et les trois
vauriens vont tenter de l'assassiner trois fois : étouffé, poignardé,
étranglé ! En vain, l'étrange personnage semble immortel ! Bouleversée et
attristée, la prostituée offre ses charmes et le mandarin peut enfin
mourir…
La hardiesse du sujet révulse les directeurs de théâtres et concerts à un
tel point que la création ne peut avoir lieu qu'en
1926 à
Cologne. La première a bien
lieu, mais face à la levée de boucliers des ligues bien pensantes et autres
pudibonds, Konrad Adenauer,
alors maire de la ville, fait interdire le spectacle. L’Église s'en mêle, on
parle d'un spectacle de "turpitude et de péchés". En Hongrie, le ballet sera
interdit et le compositeur préfère lâcher l'affaire que "casser" son ouvrage
favori.
L'histoire donnera raison à
Bartók. Après la guerre, les chorégraphes les plus talentueux vont monter le
ballet : Roland Petit,
Béjart, etc. La suite pour
orchestre fait les beaux jours des concerts. L'orchestration est d'une
richesse extrême même en ce début de XXème siècle. On pense aux
symphonies de
Mahler. C'est net pour l'harmonie et les percussions sans compter un célesta, un
orgue et un petit chœur… Le ballet dure une trentaine de minutes et ne
comprend qu'un seul acte. Dans l'enregistrement d'Ozawa, il est réparti sur 6 plages thématiques.
1 – introduction et première danse de séduction
: des glissandi de cordes, une rythmique violente et démoniaque, les
vociférations des cuivres… Le décor délétère est planté : une jungle urbaine
et ses rues "chaudes". Le tumulte féroce d'une mégalopole ;
Bartók
parlait même de klaxons. Cette sauvagerie aux accents criards, frénétiques
et malsains fait immédiatement penser à l'exaltation symphonique du
Sacre du Printemps
de
Stravinsky
ou de la bacchanale de
Daphnis et Chloé
de
Ravel. Le
Mandarin Merveilleux
s'inscrit bien dans le courant moderniste du XXème siècle.
[3'02"] La tempête se calme, l'orchestre se déhanche pour la première danse
de séduction de la fille de joie. Le solo de clarinette symbolise la
sensualité du personnage. L'art d'Ozawa
se distingue d'emblée dans ces deux passages consécutifs. Le maestro nippon
martèle les couleurs sauvages de l'introduction et souligne la lascivité
vénéneuse de la danse, notamment en jouant sur les sonorités rampantes et
obscènes des cuivres [4'30"]. Le discours est construit, précis, sans cette
cacophonie toujours possible dans cette profusion orchestrale.
2 – Seconde et Troisième danses de séduction
: D'une marche staccato des cordes surgissent des plaintes langoureuses des
cuivres et le fracas de percussions. Le jeune homme est éconduit. Pour la
troisième danse,
Bartók montre son génie. Les bois s'entremêlent, leurs chants se lovent au rythme
des mouvements aguichants de la prostituée. Très finement, le chef introduit
un soupçon d'érotisme non feint dans ce passage, comme pour montrer que la
malheureuse ne fait pas que se soumettre à ses souteneurs. Il préfigure
ainsi l'ultime tableau où la femme se donnera au mandarin.
Ozawa
ciselle le complexe kaléidoscope orchestral de ce passage coloré de timbres
ambigus. Tous les pupitres de l'orchestre de Boston répondent à ce souci d'éclaircir le trait, de permettre de discerner les
quelques notes de piano, puis l'arpège de la harpe qui va nous inviter à
nous faire happer par ce conte pour adulte.
3 – Entrée du mandarin
: La clarinette accueille l'étrange mandarin qui semble plus "solvable" que
ses prédécesseurs. [1'26] la mélodie devient fantasque, interrogative. Les
leitmotive qui réglaient les premières danses et rixes se délitent. Les
cuivres se déchaînent. Il règne une atmosphère de mystère.
Ozawa
retient ses troupes dans un climat sonore secret pour accentuer l'étrangeté
de la situation. Les cordes et la petite percussion se font diaphanes,
suggérant ainsi une femme interloquée par l'insistance du mandarin.
4 – la danse de la prostituée
: noté lento, ce merveilleux passage fait appel à de nombreux glissandi des
cordes. Il règne une volupté rare pour une œuvre classique de cette époque
(hormis le
Sacre du printemps). Le rythme s'accélère dans une caricature de valse, un "allumage sexuel"
symphonique. L'accentuation mélodique voulue par
Ozawa
est totalement dans l'esprit de l'argument. [4'34] Les voyous, excédés se
jettent sur le mandarin avec une brutalité inouïe.
Bartók
recourt à une cavalcade des cordes, des cris des trombones et des
trompettes. En un instant, tout a basculé : de la volupté vers une
bestialité sans pitié.
5 – Le Mandarin survit…
: Dans ce passage d'une difficulté sans borne pour un orchestre, le
compositeur nous entraîne dans la folie, le paranormal. La tête du Mandarin,
qui a survécu, réapparait du désordre ambiant, des coussins éparpillés après
la bagarre a priori mortelle. Pendant que la fille se livre au mandarin, fascinée, ne sachant résister, les voyous tentent de trouver un ultime
moyen pour mettre fin au prodige… De ces conflits naît une musique où se
mêlent terreur et langueur… Je vous laisse écouter ce passage diabolique et
violent…
6 – L'étreinte et la mort du mandarin
: un chœur (sans texte) accompagne la fin de ce drame fantastique. La tête
du mandarin s'éclaire d'une lueur bleutée avant qu'il ne rende son dernier
soupir. La musique se fait plus calme. De longues phrases tristes aux cordes
accompagnent l'agonie.
Ozawa
ne précipite rien. Il laisse l'orchestre achever la partition en douceur
note après note, comme si rien ne s'était passé…
Nota : j'ai suivi
au mieux
le découpage du label Newton . Il est complètement idiot, dans le
sens où il ne suit pas réellement la partition découpée en 8 parties. Que
les puristes me pardonnent si un élément du récit est passé pour quelques
mesures d'un paragraphe à un autre.
- Les lecteurs seront sympa M'sieur Claude… comme toujours…
- Merci de votre compréhension chère Sonia… Ça vous dirait que je vienne
déguisé en mandarin…
- Mais ! Vous me prenez pour qui ? Des nouilles aux champignons noirs
pour vous faire plaisir, point barre !!!
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La discographie du ballet complet est restreinte mais d'une grande qualité.
Pierre Boulez
avec
l'orchestre de Chicago
explore cette diabolique partition jusqu'à l'ultime triple croche. C'est une
expertise de l'art de
Bartók. Cela dit, pour un sujet aussi infernal, on ne retrouve pas la férocité
érotisante de Ozawa (Dgg –
5/6).
Bien entendu, le chef hongrois
Antal Dorati
ne pouvait qu'apporter sa pierre à l'édifice. On ne dispose cependant que de
l'interprétation de l'ère numérique où le chef, âgé, assagit son propos (DECCA
– 5/6).
Hongrois quinquagénaire,
Ivan Fischer
offre une lecture d'une grande
finesse avec
l'orchestre du festival de Budapest
qu'il a créé. Hélas, c'est Philips, donc c'est un jeu de piste pour trouver
cette belle version récente dans le marché d'occasion (Philips
– 5,5/6)
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En illustration sonore, je vous propose le
ballet intégral, à
Boston, dans l'enregistrement réalisé pour Philips et réédité chez
Newton, le CD du jour.
Que vais-je pouvoir te demander maintenant ? Avec le même Osawa (Que j'adore) la Turangalila Symphonie de Messian avec l'orchestre symphonique de Toronto en 1968 ? Ou alors les concertos 1 et 2 de Rachmaninov ( Tu as déja fais le 3) ? Sinon merci pour ce Mandarin chinois sous la baguette d'un chef Japonais né en Chine (En Mandchourie).
RépondreSupprimerAh Ah, je savais que tu ne serais pas insensible à un article consacré à Ozawa..... et Bartók...
RépondreSupprimerPour la suite : exercice à trous :
Comme on dit avec Sonia en début de com, place aux autres.... donc les oeuvres que tu cites sont au menu des prochains moins ou années :
Pour La Turangalîla-Symphonie de Messiaen, ce sera R.....O C......Y à Amsterdam. Mais Je pense parler de "Des canyons jusqu’aux Étoiles" dans un premier temps. A décider....
Pour le 1 et 2 de Rachmaninov, non ça ne sera pas Ozawa au pupitre au Byron Janis - Anta Dorati (la légende) mais un disque récent avec L......F O...E A.......S, une clé : norvégien.....
Je ne pensais pas a Osawa, je ne connais pas d'enregistrement du chef Japonais des concertos.de Rachmaninov. Si tu veux faire le jeux du pendus dans tes réponses, je ne sais pas si beaucoup de monde (Hormis les érudits) trouveront les réponses...pour preuve, même moi je sèche !
SupprimerC'était un jeu entre nous et pour ménager la surprise....
SupprimerDonc : Ricardo Chailly (vidéo de l'article) pour Messiaen qui a été le patron du Concertgebouw pendant une dizaine d'années et Leif Ove Andsnes, une pianiste norvégien de la nouvelle génération qui a justement enregistré de mains de maîtres les concertos 1 & 2 de Rachmaninov....
Merci pour le commentaire sérieux et léger en même temps qui fait du bien! Je suivrai vos articles avec intérêt! Meilleures salutations Viva
RépondreSupprimerMerci beaucoup.
RépondreSupprimerÇa fait plaisir ce commentaire en revenant de vacances...
Sérieux et léger : bon résumé du style que je cherche à donner dans mes articles sur l'univers de la musique "classique"...
A bientôt :o)