- La photo de ce monsieur est en noir et blanc M'sieur Claude… heuuu, un
musicien mort depuis... heuuu longtemps ? Ou c'est la photo qui…
enfin…
- Oui et non ma p'tite Sonia, Sergiu Celibidache
est mort en 1996 à 84 ans, l'un des artistes les plus énigmatiques et
hors norme jamais évoqué dans ce blog…
- Ah bah, quand on a l'habitude de vous lire et de rencontrer d'autres
artistes déjà hauts en couleur, il devait être grandiose ce chef… Sympa ou
despotique ?
- Sympa ?! Haha Sonia. Despotique jusqu'à l'absurde, humiliant ses
musiciens, mais les poussant au bout de leurs talents au service de sa
vision de la musique, parfois pour le miracle mais pas toujours…
- Et le disque d'aujourd'hui est un miracle alors ?
- À mon sens… oui, mais je dis bien à mon sens, Sergiu Celibidache divise
encore beaucoup les mélomanes par son style et sa pensée
philosophique…
- Bigre, j'attends de lire et d'écouter…
- D'ailleurs pour commencer, une citation du personnage à propos de
Bruckner :
Pour l'homme normal, le temps c'est ce qui vient après le début ; le
temps de Bruckner, c'est ce qui vient après la fin (...) Je suis heureux
de pouvoir encore aujourd'hui lire les lignes qu'il nous a laissées.
XXXXXX |
1945
: Après l'effondrement du nazisme,
Furtwängler
et
Karajan
sont interdits de direction à la
Philharmonie de
Berlin
! Un jeune chef roumain de 33 ans,
Sergiu Celibidache, est chargé de conduire l'orchestre. Il stupéfie le public par sa maîtrise
à succéder avec un tel panache aux deux chefs qui attendent la fin de la
dénazification. En 1954,
Furtwängler
meurt. Il faut un nouveau chef permanent. Les musiciens exaspérés par
l'autocratie du jeune
Celibidache choisiront…
Herbert von Karajan
pour un contrat à vie.
Celibidache
est un anti-Karajan, détestant le type nombriliste option jet set,
l'hédonisme de l'artiste et, par ailleurs, il abhorre le disque, alors que
vient de naître le microsillon. Il a creusé sa tombe de maestro à Berlin. Il
vouera une haine tenace envers le chef autrichien jusqu'à la mort…
La carrière de
Sergiu Celibidache
ne sera pourtant pas de second plan. Il va diriger d'excellents orchestres
pendant des périodes plus ou moins longues, pour les principaux : le
symphonique de Stuttgart, le
national de France
au début des 70' et surtout le
philarmonique de Munich
de 1979 à
1996.
Sergiu Celibidache était l'homme des contradictions. Autoritaire et désagréable, on se
bousculait pourtant à ses master class. Les jeunes chefs se faisaient
courageusement humilier, tancer, charrier, mais petit à petit, il découvrait
un homme doux et humaniste pour qui on ne devait pas tricher dans ce métier,
mais servir la musique avant de penser à soi, aux strasses et aux paillettes
de la gloire… Il poussera la jeune
Zahia Ziouani, femme et algérienne, à tenir le coup face à la misogynie et à la
xénophobie parfois de mise dans le microcosme classique. Et elle réalisera
son rêve : diriger un orchestre. Ce qu'elle fait actuellement et fort bien…
Sergiu Celibidache
méprisait le star-system et le manque de respect et d'humilité face aux
partitions des compositeurs. Il était un adepte du zen, ce qui explique sans
doute ce souci de s'effacer en tant qu'interprète face au compositeur, qui
lui, est LE créateur.
Sergiu Celibidache
dirigeait essentiellement la musique symphonique allemande, russe et
française, pas d'opéra mais de la musique religieuse de concert (messes,
oratorios, requiem…). Vous ne serez pas surpris si j'écris qu'il vouait un
culte au mystique
Bruckner.
Célibidache
détestait tous ses confrères pour leur manque de probité musicale (Karajan, on sait pourquoi,
Abbado, là on ne sait pas trop… et tous les autres). Par contre, il respectait
Otto Klemperer, sans doute parce qu'il se reconnaissait "lui-même en personne" dans la
précision exigeante et rigoureuse du chef allemand, qui pouvait, lui aussi,
étirer les tempos jusqu'à l'insensé si nécessaire (7ème de Mahler
–
clic), et prendre toutes les libertés
pour interpréter une partition, afin de rendre une polyphonie orchestrale complexe éclaircie
et mieux construite, soit plus accessible au public.
Les options interprétatives, l'étirement des tempos en général, ont conduit
Sergiu Celibidache
à des réussites stupéfiantes : une
Mer
de
Claude Debussy
aux rayons X et à la luminosité exceptionnelle. À l'opposé, on trouve des
ratages assez dingues comme un
Shéhérazade
de
Rimski-Korsakov
d'une heure (au lieu de 40' -
clic) où la princesse orientale rampe shootée au clonazepam, et où Sinbad ne
s'écrase pas sur les rochers magnétiques. Non, il coule en pleine mer, pris
dans les glaces d'une direction sans aucune sensualité.
Il n'existe aucun enregistrement de
Celibidache
en studio. Le musicien appliquait les préceptes de la
phénoménologie husserlienne
dont il était adepte. En un mot, pour ce chef, un concert est une suite
d'instants musicaux qui n'ont d'impact fort sur l'esprit et la sensibilité
de l'auditeur qu'au moment où ils se produisent. Un impact émotionnel unique
qui est lié au contexte de l'écoute, à savoir : la façon de diriger certains
soirs suivant l'humeur des artistes, l'ambiance et la concentration du
public, l'acoustique du lieu. Réécouter sur du matériel électronique avec
les déformations du son (distorsions, atténuation des tuttis, etc., déformations même faibles grâce à la HIFI) ruine la magie de ce "phénomène" musical sans
passé ni futur. Après sa disparition, sa famille a autorisé la gravure des
bandes radio de qualité par les labels
Dgg et surtout
EMI. Un patrimoine fabuleux de
"live" dont une quasi intégrale consacrée à
Bruckner
(symphonies 3 à 9,
Messe en Fa
et
Te Deum), captée à Munich dans des conditions techniques excellentes.
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En écoutant dans un précédent article sa
5ème symphonie
interprétée par
Gunther Wand
(clic), nous avions découvert
Anton Bruckner
: un moine laïc entré en musique comme on entre en religion. Organiste de
génie, le "rustique" compositeur autrichien voit l'orchestre comme un orgue
dont les différents pupitres seraient les claviers et les jeux. Admirateur
de
Bach
et
Wagner, il explore l'univers du contrepoint et du chromatisme jusque dans ses
ultimes sophistications à travers ses longues symphonies.
Incompris, brocardé pour son côté "paysan", critiqué par les esprits
réfractaires à ses innovations,
Bruckner
va passer sa vie à réécrire ses symphonies pour les faire accepter en
concert, en vain pour certaines d'entre elles qu'il n'entendra jamais. Il
écrit et réécrit sans cesse ses œuvres. Ses élèves les bricolent, les
mutilent… Il existe un nombre d'éditions stupéfiant pour chaque symphonie.
Pour la 3ème, c'est 8 ! J'ai 5 enregistrements différents (Bernard Haitink
à Vienne,
Georg Tintner
et
Kent Nagano
pour la version originale de 1H20,
Eliahu Inbal
pour la version initiale et
Celibidache). Il y de telles variantes, que l'on écoute en fait 5 symphonies
distinctes (3.0 à 3.4). Un joli casse-tête pour les musicologues et les
imprimeurs de partitions…
Pour la
4ème symphonie, on dénombre 7 éditions différentes écrites et révisées entre
1874 et
1888. Wikipédia a fait un bon
boulot de synthèse (ce n'est pas toujours le cas sur ce site) (clic). Donc je ne rentre pas ici dans les détails pointus. C'est l'édition
Haas
(très aboutie et publiée en
1936), qui restitue la
partition dans sa plénitude, que
Celibidache
a utilisée pour ce concert du
16 octobre
1988
à
Munich. La création eut lieu seulement en
1881 sous la baguette de
Hans Richter.
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L'orchestration est celle de l'orchestre classique : 2/2/2/2, 4 cors, 3
trompettes, 3 trombones et 1 tuba, timbales et cordes.
1 – Bewegt, nicht zu schnell :
la première surprise vient en notant la durée des mouvements sur le livret !
Les tempos seront étirés, portant la durée d'exécution à 1H20 au lieu des
1H05 habituellement rencontrée. Va-t-on s'ennuyer ? Et bien absolument pas
car c'est là que les principes musicologiques de
Celibidache
prennent tous leur sens. (Parfois
Bruckner
sonne brouillon, limite pompier.) La partition
débute par
un lointain et joyeux appel de cors soutenu délicatement par un trémolo des
cordes qui doit ondoyer, c'est le cas ici. Bois trombones et cordes
énoncent les premiers thèmes pour aboutir à un tutti puissant plutôt robuste
que tonitruant. Mille petits détails émaillent la mélodie, mais sans aucune
vulgarité dans les forte. Bienvenue dans le monde de
Bruckner vu par
Celibidache.
Lors de ce concert de 1988, dès les premières mesures, toutes les notes
jouent un rôle très précis. On retrouve ainsi le désir du maestro d'obtenir
une succession de phénomènes sonores fugaces participant à la logique du
discours mélodique global. Une simple note sera donc bien un "phénomène",
l'élément d'un ensemble (Celibidache était aussi mathématicien). [14'20"] dans cette reprise mystique des
thèmes, la fluidité du dialogue entre les bois et les cordes est un exemple
frappant de l'esthétique raffinée et de l'équilibre parfait entre pupitres
voulus par ce chef. Plusieurs mesures plus tard, les cuivres interviennent,
ou plutôt rejoignent la mélodie qui se déploie sans brusquerie.
Bruckner, en écrivant ces pages, rêvait du moyen-Âge, dit-on. Il règne comme un mystère brumeux de roman
chevaleresque dans ce grand mouvement. Le style
Bruckner
définitif est déjà présent, un style qui s'affirmera dans la 5ème
symphonie à venir, avec ses variations abruptes dans les changements de
nuances pianissimo – fortissimo.
Autres caractéristiques : la richesse des motifs et des thèmes (bien plus
étendue que dans les formes sonates usuelles) évite les répétitions
ennuyeuses, un risque inhérent aux symphonies de grandes proportions. Oui,
Bruckner poussait très loin le bouchon pour varier la polyphonie et le contrepoint,
une imagination sans limite. Et cela pose bien des problèmes au rédacteur de
cette chronique… Comment commenter de telles combinaisons contrapuntiques
sans lasser ? Voici juste quelques repères sur les intentions descriptives
imaginées par le compositeur qui fut assez prolixe sur le sujet dans ses
notes apposées sur ses partitions.
2 – Andante quasi allegretto
: Ce sont les traits de violoncelle qui ouvrent le second mouvement, une
marche ? Oui et non, je penche plutôt pour la respiration de deux
jouvenceaux qui se sont éloignés d'une partie de chasse. Seuls quelques
ténus appels de cors témoignent de cette chasse. Une immense douceur règne
dans ce mouvement. Là encore, la direction ciselée de
Celibidache
illumine chaque phrase, distille le mystère de cette scène médiévale aux
accents bucoliques et un rien sensuels (ce n'est pas rien d'écrire cela en
connaissant l'austérité du pieux
Bruckner… et après tout ?!). Ce n'est pas du tout lent au sens propre (je parle de
la battue), mais serein, touchant, rêveur. [13'24]
Celibidache introduit le développement final avec une élégance et une fluidité
confondante. On est à mille lieux des sauvageries tonitruantes dont
raffolaient les soudards du IIIème Reich… Trèèès loin !
3 – Scherzo
: La chasse revient au galop avec une sonnerie de cors bien allègre.
Celibidache
exige une certaine sécheresse dans ce passage pour gommer tout effet
fanfaronnant. Les mauvaises interprétations dans ce scherzo font les choux
gras des détracteurs du compositeur. Il règne un climat bucolique et
automnal dans tout le mouvement. C'est court, amusant, une fête de village.
L'utilisation des cuivres est tout à fait originale à cette époque par
l'importance qu'il leur ait donnée dans l'exposé des thèmes
principaux.
4 – Finale : Bruckner n'a pas
défini de programme précis pour son imposant final. Imposant comme il le
sera dans les 5ème et 8ème symphonies.
Celibidache
prend vraiment son temps. Il tient à ce que son auditoire ne perde pas une
miette de cette prouesse d'écriture, de cette folie de thèmes qui
s'entrecroisent, et il a raison. Des trémolos complexes des cordes scandent
une sombre marche pendant laquelle clarinettes et cors vont atteindre un
premier paroxysme sonore. La musique se fait vraiment héroïque.
Wagner n'est pas loin. [2'40] Un thème glorieux se fait entendre. On le retrouvera
dans la coda. À partir de là, tout le mouvement se construit sur des
leitmotive qui se font les échos des motifs déjà entendus dans les
mouvements précédents : ambiance de tournoi, danse villageoise, à chacun de
construire ses images. La direction est souple, élégante. Ces passages
poétiques cèdent la place dans la structure générale à des péroraisons plus
musclées où les cuivres se font virils (chevaleresques ?) et virtuoses. Lors
de la première écoute, la coda m'a surpris ! [23'45 ] Je ne l'avais jamais
entendue sous cette forme martiale et implacable. J'ai trouvé et lu une
transcription pour piano et oui,
Bruckner
a bien prévu d'achever sa partition par un crescendo ponctué par une série
ininterrompue de triolets (il adorait ça les triolets
Anton). On n'entend jamais dans les autres interprétations cette échelle vers le
point d'orgue, même dans les meilleures recensées. Le dramatisme voulu dans
cette marche conclusive en pâtit sérieusement.
Celibidache
nous prend aux tripes. Ce sont les cordes qui impriment ce rythme sur
lequel, un à un, les thèmes conclusifs vont gagner en puissance jusqu'à la
déclinaison titanesque aux cuivres du thème initial. Ne serait-ce que pour
ces quelques minutes, un concert et un CD de référence. Le CD seul est issu
de l'intégrale parue en 1998 au prix fort. Cette intégrale a été réédité il
y a peu, en coffret cartonné à un prix minimaliste pour un tel monument
(EMI).
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Certains mélomanes détestent
Celibidache
et pensent maniérisme là où je parle de clarté, de lisibilité, de
perfectionnisme. C'est une opinion défendable. La discographie de
cette symphonie regorge de versions plus spontanées. Je citerai en premier
Karl Böhm
à
Vienne
en 1974 (édition Nowak de 1953
- Decca). Pour la version
originelle de 1874, le disque
de
Eliahu Inbal
a été réédité (apex). Enfin, il
existe un final alternatif de
1878 enregistré en complément
de la symphonie N°00 par
Georg Tintner
(Naxos), une curiosité.
Le CD est disponible sur DVD
(Clic). voici une écoute en continuité du CD. La coda du final, quelques minutes
de pur bonheur… Seuls Klemperer avec le philharmonia, Eliahu Inbal à
Franfort et Celibidache respectent parmi les versions que je connais le
sostenuto implcable (mi legato mi staccato) des triolets sur les cordes...
[1:14:57] Une marche extatique !!!!
Enfin, une seconde vidéo de répétition par
Celibidache
et d'extraits de concert du
3ème mouvement
de la
symphonie N°9
de
Bruckner. En prime, des commentaires en français sur la vision de son travail de
réflexion sur une partition dudit
Bruckner, passionnant. On notera les spectateurs nombreux pour une simple
répétition… Simple ? c'est vite dit !
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Par souci d'exhaustivité, je vous propose l'écoute de la version originale de
1874 dirigée vers 1980 par
Eliahu Inbal
avec son Orchestre de Francfort. Le scherzo et le final sont totalement
différents de ceux que l'on joue traditionnellement de nos jours [Playlist 3
& 4]. La merveilleuse coda n'existe pas encore et se rapproche d'une forme
plus banale entendue dans les symphonies 0 à 3 écrites précédemment.
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