Ayant été traumatisé par la série de RIP depuis le début de l'année (en
classique : les maestros
Colin Davis
et
Wolfgang Sawallisch
et le compositeur
Henri Dutilleux), je vais essayer d'honorer les artistes historiques de leur vivant…
- Mais M'sieur Claude, sur la photo, Bernard Haitink... un chef
d'orchestre je pense, puisqu'il s'agit d'une symphonie, a heuuu… 70 ans
environ, il est encore jeune ?
- Bernard Haitink est un chef d'orchestre en effet Sonia, néerlandais, et
son visage rond et jovial le rajeunit, il vient de franchir les 84 ans…
bon pied bon œil…
- Vous l'avez déjà entendu en concert ?
- Oui de nombreuses fois en quarante ans… de grands souvenirs… notamment
lors de ses adieux à la direction d'opéra en juin 2007 avec Pelleas et
Mélisande à Paris !
- Il dirige toujours ?
- Plus que jamais, il n'a plus de poste de directeur à temps plein, mais
officie auprès des meilleurs orchestres du monde…
- Et vous connaissant, ça va être le cas pour jouer Chostakovitch…
La biographie de
Chostakovitch, son courage de survivre par l'art dans la Russie stalinienne, ont déjà
été commentés à propos de sa
11ème symphonie
dirigée par
Valery Gergiev. (Clic). La chronique d'aujourd'hui s'intéresse à l'une des plus
singulières œuvres du compositeur, de celles dont l'écriture cryptée et à
double sens permettait à l'homme éclairé d'échapper au Goulag, pour déviance
vers "l'art dégénéré". Œuvres qui cachaient en fait un testament sans
concession pour les générations à venir sur les atrocités commises dans les
années 30 par la dictature…
1936
: En URSS, les purges du petit père du peuple n'épargnent personne : les
paysans, les intellectuels, les officiers de l'armée… des milliers de
victimes pour, tenez vous bien, tenir les quotas d'exécutions planifiées par
Staline, pour manipuler et
terroriser la Russie soviétique. C'est dans ce contexte délétère que
Dmitri Chostakovitch
compose sa
4ème symphonie, une œuvre imposante et moderniste. Les répétitions commencent.
Chostakovitch
sent un vent mauvais venir du parti communiste… et retire sa partition qui
ne sortira des tiroirs qu'en
1961, pendant la relative
détente de Kroutchev.
Rapidement et pour donner le change, le compositeur écrit une
5ème symphonie
aux apparences plus simples, limite patriotiques. En fait
Dmitri trompe le régime avec une habileté démente. Quand on change… les tempos :
ce qui semble être un hymne au régime devient un requiem pour les millions
de victimes des répressions ! En
1937, c'est
Evgeni Mravinski
(clic), le complice de
Chostakovitch, qui crée à Leningrad la symphonie en jouant le jeu. C'est un triomphe. En
1979, tant
Mravinsky
(qui considérait cette 5ème comme une pierre angulaire de la
musique russe), que
Haitink
et d'autres, redonnent ses vrais objectifs à l'œuvre, celles d'un
réquisitoire contre la monstruosité de l'époque.
Chostakovitch
disait en substance "Ces morts n'ont même pas de tombes, ma musique sera leur lieu de
mémoire".
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Bernard
Haitink
voit le jour à Amsterdam en
1929. Parcours classique
d'études du violon et de la direction d'orchestre. En 1961, à
seulement 32 ans, il succède à
Eduard van Beinum
comme directeur de l'un des meilleurs orchestres du monde : Le
Concertgebouw
d'Amsterdam. Il va le diriger 27 ans, jusqu'en
1988.
Haitink
va devenir une légende du disque. Dans les années 60, début 70,
il entreprend de graver en
parallèle l'intégrale des symphonies de
Mahler
et celles de
Bruckner. Personne n'avait encore osé ce doublé depuis l'avènement de la stéréo !
Les seuls concurrents en ces années-là :
Bernstein
et
Kubelik
pour
Mahler
et
Jochum
pour
Bruckner. Il va briller dans les deux intégrales, et ce patrimoine reste toujours
au catalogue. Il reprendra les deux cycles à
Vienne
et
Berlin, hélas chez Philips qui mettra fin à mi-parcours à l'entreprise !
Haitink
explorera aussi les poèmes symphoniques de
Liszt, là encore une première et un sans faute. Une discographie immense…
Brahms,
Strauss,
Wagner…
DE 1967 à
1979, le chef conduit aussi le
philharmonique de Londres. C'est au tournant de l'ère numérique que
DECCA lui propose d'enregistrer
toutes les symphonies de
Chostakovitch
avec soit le
philharmonique Londres
(une Jaguar), soit au
Concertgebouw
(une Ferrari). En occident, c'est une première et un choc. Pour l'intégrale,
à l'époque, on ne dispose que des disques réalisés par les chefs russes,
avec des orchestres vaillants mais imparfaits (exception : le Philharmonique de Leningrad
qui n'enregistre pas,
Mravinsky
déteste cela), et des pressages Chant du Monde nasillards… Seul
Marris Jansons
reprendra le flambeau avec divers orchestres européens dans les années 2000
avec une réussite plus inégale, mais des must (4ème).
Le style
Haitink
: la précision, la finesse du phrasé, aucun hédonisme. Le chef, à 84 ans,
continue sa carrière exemplaire à Chicago, Vienne, Dresde, Paris, Londres,
toujours à un niveau superlatif.
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La
5ème symphonie
n'a pas de programme défini, a contrario de symphonies ultérieures. (7ème "Leningrad",
8ème "Stalingrad",
11ème "1905", etc.).
Chostakovitch
a préféré une œuvre de musique pure pour lui permettre comme on va le voir
d'y inscrire ses tourments humanistes, sa rage de voir le peuple russe trahi
et martyrisé. Ce sont la manipulation des tempos qui lui serviront d'armes
militantes. Comment ? J'y reviendrai en commentant le dernier mouvement qui
est le plus caractéristique de cette astuce lui permettant de ménager ses
arrières face aux apparatchiks de la culture à la mode stalinienne.
1 – Moderato
: de violentes phrases des cordes amorcent un long adagio interrogatif. Le
style de
Chostakovitch
est reconnaissable entre mille. Une sérénité feinte, une écriture
postromantique en canon. On oscille en permanence sur un fil : le rêve
idyllique et la mélancolie. [3'30] Les thèmes sont confiés aux bois, les
cordes pouvant assumer par un staccato incisif le rôle de percussions. Le
climat est typiquement slave, pathétique. [5'15] Là où l'on attend souvent un développement plus sauvage dans les
symphonies de forme classique, un passage plus secret intervient : une grande tendresse, l'amour
du compositeur pour ses compatriotes. [9'04] Survient un passage, avec un
piano pour marquer le rythme. Une musique grimaçante qui pourrait se
prétendre héroïque. Par sa direction précise et implacable,
Haitink
montre l'aspect de rancœur démoniaque que le compositeur voulait exprimer
après le retrait de sa 4ème symphonie. Une musique colorée à
l'extrême par les percussions, un discours faussement joyeux… Aucune note
n'échappe à notre maestro.
Haitink
trouve un équilibre parfait entre l'imagination orchestrale, la beauté des
sonorités et le dramatisme, mais justement sans trop jouer sur la corde
sensible de la mélancolie. Du grand art ! Ce grand mouvement se termine de
manière mystérieuse, presque intimement avec de timides notes de célesta.
Chostakovitch
raffolait de ce type d'orchestration dans la fin de ces pages
symphoniques.
2 - Allegretto
: Le scherzo offre un moment de détente après le sombre moderato.
Humoristique, la bonne humeur demeure dès le solo agreste de flûte.
Chostakovitch, dans ce bref mouvement, adopte la fantaisie-attitude avec des solos
fantasque du hautbois, du violon, des cors, du basson le tout baigné dans un
climat festif assuré par les cordes… Une orchestration d'une drôlerie qui se
termine de manière "va-t'en-guerre" par une marche scandée par les cuivres appuyés des percussions. La coda est
une pirouette bien ironique dans cette œuvre qui devait assurer un
témoignage posthume de la gravité des temps des grandes purges… Le
Concertgebouw
est à son sommet dans cette fantaisie concertante. Aucun pupitre ne faillit
à sa tâche sous la direction au scalpel de
Bernard Haitink.
3 – Largo
: le choix de ce tempo n'est pas dû au hasard à mon sens. Cette page, l'une
des plus émotionnellement profonde de
Chostakovitch
aurait pu être notée Adagio. Non, largo est réservé à l'expression de la
nostalgie, parfois de la détresse. La première partie libère les cordes dans
de longues phrases mélancoliques. Une méditation tragique. Le compositeur
joue une fois de plus sur l'ambiguïté. Requiem pour les héros de la
révolution morts pour la patrie ou pour les victimes d'un régime inique ? Ce
morceau s'apparente à une poignante prière où interviennent les chants
douloureux de quelques bois. C'est difficile à commenter. [10'05] Un passage
tragique avec un solo obsédant du xylophone et le déchirement des phrases
aux cordes aigües prend aux trippes. Je me rappelle de ma première
découverte de ces mesures avec le disque de
Karel Ancerl
il y a fort longtemps. Peut-être se mordre les poings, chacun verra… Grands
émotifs, attention ! La coda assure une symétrie avec le moderato initial
par ces dernières mesures apaisées et ses chapelets de petites notes à la
harpe et au célesta.
J'avais parlé dans la présentation de l'importance des tempos comme clé
pour traduire les intentions de
Chostakovitch. Avec la noire à 88 dans
l'édition définitive,
le final
retrouvait la lenteur bouleversante souhaitée par le compositeur. Le tempo
initial de 1937 (noire à
188) transformait le mouvement
en furie patriotique.
Haitink
dirige avec un tempo intermédiaire (dans les
130 environ). Une initiative
intelligente. Évidement, on quitte le style musique de cirque triomphale
destinée à enchanter les autorités. On ressent bien le sarcasme sous-jacent,
mais sans se morfondre à l'écoute d'une musique morbide obtenue par des
baguettes moins habiles, et avec des orchestres qui s'enlisent en respectant
ce tempo très lent. À noter que
Haitink
rejoint ainsi la conception ultime de
Mravinski
à
Leningrad en 1984, la référence en la
matière.
Voici comment
Artur Rodzinski dirigeait en 1946 à
New-York le final. Le tempo est furieux, conforme à celui de la création (7' au lieu
de 12' pour
Haitink), mais surtout le chef américain gomme toutes les accentuations
insolentes. Nous sommes au sortir du conflit mondial, les russes et yankees
sont encore alliés, pas pour longtemps. Le chef n'ironise rien, joue les
notes, c'est la marche victorieuse des camarades…, une coda frénétique et
musclée. Ok, c'est fulgurant, cela dit…
Le son est laid, mais quel témoignage historique ! Et merci de me servir
sur un plateau le meilleur argument qui soit pour défendre mes propos sur
les ruses humanistes de
Dmitri
Chostakovitch
par solfège interposé :
Haitink
obtient de son orchestre virtuose une marche pathétique voire funèbre dans
le développement lent central précédant la coda, coda aux accents accablés.
Les mots deviennent inutiles, l'écoute offre l'évidence…
En complément, le CD comporte la
9ème symphonie
(la 3ème et dernière symphonie "de guerre"). Moins importante que
d'autres dans le cycle symphonique de
Chostakovitch, il s'agit d'un chant de victoire de 1945. Ah oui, ça se devait
d'être guilleret le jour de la création.
Chostakovitch
ne pouvait se permettre de gâcher la fête avec ses états d'âme. Mais à
réécouter l'ouvrage 70 ans plus tard, l'évocation de la victoire ne
sonne-t-elle pas un peu tristement avec… 50 millions de morts dont 20 pour
le peuple russe.
Nota : très myope,
Chostakovitch
ne pouvait combattre lors de l'invasion nazie. Il fut pompier volontaire
pendant le siège de Leningrad.
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La discographie alternative est riche. Les incontournables… Enregistrée en
1961, le disque de
Karel Ancerl
(clic), à la
Philarmonie Tchèque, reste un modèle de sensibilité slave, de compréhension des souffrances
morales de
Chostakovitch
(Supraphon - 5/6). Créateur de
l'œuvre,
Mravinsky
l'a joué sans doute tous les ans à
Leningrad
jusqu'à sa mort. À écouter le sévère commandeur russe, deux œuvres avaient
marqué sa vie : la 5ème de
Tchaikovski
et la 5ème de
Chostakovitch. Jamais enregistré en studio, ce CD fait partie des trésors de bandes de
radio éditées après la mort du maître. Ce live date de
1984, 4 ans avant la mort du
chef. C'est fulgurant, un concerto pour orchestre tant chaque détail est mis
en place au cordeau (Erato
6/6). Enfin, le chef prussien
Kurt Sanderling, refugié en URSS pendant la
guerre et assistant de
Mravinsky, a enregistré en 1978 avec
l'Orchestre symphonique de
Berlin
(concurrent à l'est du
Philharmonique
de
Karajan) une interprétation racée qui rappelle le soin apporté par
Haitink
dans la lecture de la partition (Berlin Classics
- 5/6).
Vidéo réalisée lors d'une Masterclass de
Bernard Haitink
en 2008 : la
3ème symphonie
de
Brahms…
Je plussoie : le largo de la 5ème de Chostakovich, par Haitink et le Concertgebouw, est à écouter à genoux...
RépondreSupprimerMerci Michel. Etes-vous un nouveau lecteur du blog ?
SupprimerSi oui bienvenue !
Plussoyer : je découvre un nouveau verbe... Magie du Deblocnot et de ses lecteurs attentifs ☺