- Houlà m'sieur Claude, c'est qui ce beau mec aux cheveux frisés ? Vous
abandonnez le Classique dans vos articles ?
- Eh non ma chère Sonia, point du tout… point du tout… Jonas Kaufmann est
le chanteur Wagnérien le plus remarquable de notre temps !
- Ah ? Oh ! Pour moi, les héros de Wagner sont toujours des gros
messieurs genre forts des halles avec des poils partout, une peau de bête
et un casque à cornes hihihi…
- Pas faux, mais au siècle dernier Sonia. Ce garçon au physique
avantageux a également une voix qui redonne une crédibilité aux héros
comme Siegfried ou Lohengrin…
- C'est vrai que c'est le bicentenaire de Wagner… Ce n'est pas bête un
album simple pour découvrir…
- Merci Sonia, c'est le but du jeu…
WAGNER : de l'anarchisme… à la cour de Louis II de Bavière…
Oui, il y a un mythe
Wagner. J'ai lu quelque part que l'on avait presque autant écrit sur ce
compositeur que sur Jésus.
C'est certainement encore une de ces rumeurs excessives qui colle à la peau
de l'auteur de
Tristan et Isolde. Mais le fait même que cette rumeur circule montre que 200 ans après sa
naissance à Leipzig, le
bonhomme reste à la fois une légende de la musique du XIXème
siècle, mais également une personnalité incontournable des courants
philosophiques et intellectuels qui ont agité le romantisme, et aussi des
bouleversements politiques de l'époque.
Génie, visionnaire, mégalomane, anarchiste, homme à femmes sans scrupule,
passionné, antisémite (comme tout le monde en Allemagne, ce qui n'est pas
une excuse)… je vais tenter de resituer quelques réalités à défaut de
vérités, essayer de gommer ou préciser quelques lieux communs.
Il sera orphelin très jeune. Adolescent, le jeune Richard se sent attiré
par le théâtre et l'écriture dramatique. Il va se passionner rapidement pour
la musique, mais ne quittera jamais sa plume en écrivant lui-même les
livrets de ses opéras. Ça s'entend dans la qualité des poèmes qui se situent
aux antipodes des textes et sujets souvent mièvres de maintes œuvres
lyriques !
Le jeune
Wagner
débute sans un sou. Des sous ? Il n'en aura jamais et devra souvent fuir les
créanciers. Ah oui, sa vie est déjà romanesque et active, il s'est déjà
marié en 1839 avec
Minna. Il a composé deux opéras
qui n'intéressent personne, et un troisième
Rienzi
qui a un succès réel malgré ses longueurs. Vont suivre deux de ces premiers
chefs-d'œuvre,
Le Vaisseau fantôme et
Tannhäuser. Il côtoie les mouvements anarchistes de
Dresde, rencontre
Bakounine, s'agite sur les
barricades. Quand
en 1849
la police se lance aux trousses de cet agitateur, Il doit se réfugier douze ans à Paris puis à
Zurich. C'est
Franz Liszt
qui créera "à distance"
Lohengrin
en 1850 à
Weimar.
Comment résumer ces douze années d'exil ? Voyons…
Wagner se lie d'amitié avec
Schopenhauer dont il admire la
vision pessimiste de la nature humaine. Toute son œuvre (à part les maîtres
chanteurs) est d'ailleurs tournée vers la tragédie de la destinée. Il
devient végétarien ?! Il "sympathise" avec
Mathilde Wesendonck, et…
Minna le quitte. Il compose
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, son unique comédie. A Paris sa musique fait scandale, il fuit (encore) à
Venise, puis en
1861 peut enfin revenir en
Allemagne… Si ces péripéties ne tissent pas une existence fantasque et
décousue ??
Ce n'est pas fini... En 1864,
le roi déjanté et infantile
Louis II de Bavière qui admire
ses opéras le prend sous sa protection. Il paye ses dettes accumulées et
l'aide à monter
Tristan et Isolde, THE OPERA. Le succès est
total. Côté cœur,
Wagner
devient l'amant de Cosima,
épouse de
Hans von Bülow
un chef d'orchestre pourtant rallié à sa cause et créateur de
Tristan. Cosima est la fille de
Franz Liszt
et à 24 ans de moins que
Richard… Enceinte, elle met au monde
Isolde en
1965. Le mot "scandale" est
insuffisant pour commenter l'affaire. Pour la bonne moralité,
Louis II lui demande de quitter
Munich mais est prêt à abdiquer
pour suivre son idole. Ce n'est plus une existence mais un opéra in vivo !!
Et puis les munichois en ont marre des dépenses de leurs monarques. Oui,
j'écris avec un "s", car
Louis Ier de Bavière, lui,
dépensait sans compter pour sa maîtresse
Lola Montez. Bref, c'est
reparti, pour Lucerne cette
fois-ci...
Richard épousera Cosima en
1870 après son divorce et la
naissance du petit Siegfried.
Merci pour le choix de ce prénom qui me permet de recentrer le sujet sur le
compositeur. Depuis 1848,
Wagner
s'est attelé à un monument : l'écriture de
l'anneau du Nibelung, un ensemble de quatre opéras :
L'or du Rhin,
La Walkyrie,
Siegfried
et
le
Crépuscule des
Dieux. 14 heures de musiques non-stop qui ont un petit côté "Le seigneur des anneaux" en nettement plus psychologiques. L'ensemble n'est terminé qu'en
1873 et ne sera joué dans son
intégralité qu'après la construction de l'opéra de
Bayreuth en
1876. Encore une folie, j'y
viens.
Wagner
sombre doucement dans la mégalomanie, et
Louis II l'aide beaucoup sur
cette voie en lui proposant la construction du théâtre idéal sur la colline
de Bayreuth, le
Festspielhaus. La scène est
immense, l'acoustique enveloppante, la fosse d'orchestre en escalier inversé
peut accueillir les orchestres démesurés prévus par
Wagner. La facture est délirante mais le résultat est là. Après la première du
"Ring" en 1876, tous les
compositeurs modernistes présents dans la salle dont
Bruckner,
Grieg,
Liszt,
Saint-Saëns,
Tchaïkovski
comprennent que la musique occidentale vient de prendre un sacré virage.
Wagner
désirait dans ses fantasmes que
Parsifal, son denier opéra, ne soit joué qu'à
Bayreuth et sans
applaudissements (drame sacré oblige). On est loin de l'anarchiste des
débuts vociférant sur ses barricades…
Wagner
antisémite ? Oui, ses écrits le montrent. Il existait à la fin du XIXème un
débat chronique à propos de l'intégration des juifs dans la société
allemande.
Wagner
était assez partisan du principe d'assimilation totale de la communauté
juive dans la société. Même les juifs se chamaillaient entre eux sur le
sujet. N'a-t-on pas les mêmes interrogations de nos jours avec l'immigration
musulmane et avec les mêmes mots : intégration, assimilation, laïcité. Les
nazis récupéreront à leur bénéfice cette pensée antisémite. Les Nazis
aimaient le style "colossale" de certains passages wagnériens, mais
écoutait-il avec autant de fascination le duo d'amour entre
Tristan et Isolde
? Je n'ai pas la réponse. Il n'est pas certain qu'en mourant en
1883 à
Venise,
Wagner
aurait apprécié pleinement la mainmise sur son œuvre par les butors
sanguinaires du IIIème Reich.
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Jonas Kaufmann
Ce grand gaillard tout droit sorti d'un film d'Heroic Fantasy est né en
1969. Il est originaire de
Munich et y a poursuivi ses
études de chant.
Jonas Kaufmann
possède une voix rare, celle de
Ténor dramatique, aussi appelée
ténor "héroïque" dans les rôles titres des opéras wagnériens comme
Tristan
ou
Siegfried. Ce n'est pas une voix très agile (comme le contre-ténor de
Philippe Jaroussky), mais d'une puissance inouïe, à savoir 120 dB à 1 m. Les mélomanes auront
sans doute les souvenirs de chanteurs légendaires comme
Max Lorentz,
Wolfgang Windgassen
ou encore
Lauritz Melchior.
On a souvent déploré une dégradation du chant à partir des années 1960. Le
public acceptait de moins en moins de voir des chanteurs au physique de
bûcheron canadien interpréter des rôles d'hommes jeunes et intrépides. Les
trois noms que j'ai cités nous renvoient à la première moitié du XXème
siècle ! On privilégia des chanteurs plus crédibles en scène, mais aux voix
moins prodigieuses voire étriquées.
Jonas Kaufmann
a changé la donne…
Pouvoir "rugir" des partitions de plusieurs heures est une chose,
interpréter un personnage de "chevalier valeureux" en est une autre. Et là,
Jonas Kaufmann
domine son sujet grâce à un timbre chaleureux et une grande expressivité.
Aidé par son physique de jeune premier, il d'endosse les rôles de ténor de
Wagner
à
Puccini
en passant par
Verdi
et bien entendu les lieder de
Schubert, accompagné au piano par son complice
Helmut Deutsch.
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Héroïsme et chants d'amour
L'univers dramatique et musical de
Wagner
n'est pas toujours aisé à pénétrer. Chaque opéra majeur dure quatre heures
voire plus. La longueur du texte du poème est le double de celui des
tragédies de
Racine
ou
Corneille. Cette analogie est également intéressante pour caractériser les livrets
dans le sens ou le découpage en airs, récitatifs et intermèdes orchestraux
disparait définitivement pour un plan dramatique en plusieurs actes découpés
en scènes. La musique sert l'action plus qu'elle ne l'illustre à des fins
purement esthétiques.
Wagner
va utiliser le principe des leitmotive attachés à un personnage ou une idée
force dans le déroulement (Dans le
Ring, on en dénombre plus de 80, thème de Hunding dans l'exemple 1…)
Chez
Wagner, la tonalité trouve ses limites. Pour étendre le registre des émotions, il
va recourir au chromatisme qui
permet, en altérant des notes, de jouer sur des
dissonances complexes et
étranges.
Wagner
ouvre ainsi la porte au
dodécaphonisme et au
sérialisme de l'école de
Vienne. (Cf.
article concerto pour violon de
Schoenberg
par
Hilary Hahn).
Il n'est pas possible d'apprécier ces opéras sans la traduction du texte
posée sur les genoux (hormis être germanophone distingué). L'album de ce
jour est donc précieux car, par extraits de quelques minutes, la magie
wagnérienne ne peut laisser insensible… On peut écouter en lisant les courts
résumés du livret. Et de vous à moi, pour ma chronique, c'est plus facile de
partager mon enthousiasme avec un recueil d'airs solo d'une telle force
interprétative… que pour un opéra dans son intégralité…
1 – La Walkyrie : Acte I, scène 3 "Monologue de l'épée"
: Ce second opéra du
Ring
voit le dieu Wotan ourdir un plan pour reprendre
l'or du Rhin volé par le géant
Fafner. Très succinctement, le
héros Siegfried naîtra des
amours incestueux de ses propres enfants,
Siegmund (Jonas Kaufmann) et
Sieglinde qui
ne se connaissent pas... Mais avant cela, celle-ci est l'épouse de
Hunding qui a recueilli
Siegmund en détresse, blessé et sans armes. Hunding reconnaît en lui un
ennemi de sa race et se vengera au matin.
Dans la nuit, Siegmund songe à l'épée que lui avait promise son père, épée
que Sieglinde devra trouver
plantée dans un frêne… Ce songe est le sujet de ce monologue.
L'orchestre distille une ambiance nocturne et sombre, les
trombones font entendre le leitmotiv haineux de
Hunding. Le chant se développe autour de deux idées : la promesse de
trouver l'épée qui le sauvera et le sentiment d'attirance vers Sieglinde.
Jonas Kaufmann
alterne imprécation "Velse, Velse", prière et émerveillement. Il n'y a aucune violence guerrière dans la
ligne de chant. Le chanteur articule, ne force jamais la voix, perd en
vaillance un peu vaine ce qu'il gagne en humanité quand il associe le regard
de Sieglinde aux lueurs du crépuscule.
L'orchestre de l'opéra de Berlin
dirigé par le chef écossais
Donald Runnicles
qui l'accompagne est étonnant de clarté pour magnifier la subtilité de
l'orchestration wagnérienne. Non ! Wagner n'a rien de barbaresque. Voici cet
air chanté par
Jonas Kaufmann
dans la récente intégrale dirigée par
Valery Gergiev
au
Théatre Mariinsky
:
2 – Siegfried : Acte 2 Scène 2
: (Playlist - 2) Sans rentrer dans les détails, il s'agit des célèbres "murmures de la forêt". Siegfried a ressoudé l'épée magique et se prépare à aller
affronter Fafner métamorphosé en monstre. Il traverse les futaies,
écoute le chant des oiseaux et se confectionne un pipeau avec un roseau.
Hélas, je ne peux pas vous faire écouter l'extrait.
Jonas Kaufmann chante la scène tout en nuance. L'homme Siegfried est viril, mais à
mille lieux des vikings mal dégrossis sur lesquels ironisait Sonia.
Là encore l'orchestre (quelles cordes !) est d'une finesse absolue.
L'intermède instrumental allégé, sans le pathos qui a si longtemps obscurci
au disque cette musique, fait entrer
Wagner
dans une nouvelle esthétique plus moderne.
Tiens, séquence phonographe ! je vous propose d'écouter un enregistrement
historique par
Lauritz Melchior de 1929 qui montre à quel point l'interprétation wagnérienne a évolué
(le look du jeune Siegfried encore plus :o)). Un document intéressant, la
voix est belle, mais il y a un ton d'affectation qui théâtralise beaucoup le
sujet… enfin c'est mon humble avis…
L'album de
Jonas Kaufmann se poursuit avec d'autres airs tout aussi passionnants de
Rienzi,
Tannhauser,
les maîtres chanteurs
et
Lohengrin
(Le récit du Graal avec les chœurs). Le style de
Jonas Kaufmann reste à un niveau superlatif, mais inutile de s'appesantir sans exemples à
écouter. Je propose à la fin une vidéo de
Lohengrin. Par contre, l'album s'achève sur les
Wesendonck-Lieder… et là, nous avons la vidéo…
5 Wesendonck-Lieder
: Ah
Wagner
et les femmes ! En 1857 à
Zurich où le compositeur s'est
mis à l'abri des foudres policières de
Dresde, il rencontre le couple
Otto et
Mathilde Wesendonck. Ils
accueillent Richard et
Minna dans leur propriété.
Mathilde écrit des poèmes.
Wagner
se prend de passion pour la jeune femme. Problème : comment s'en approcher
alors que le mari et l'épouse officielle sont dans les lieux ?
Richard, que rien n'arrête, se fait violence, et décide, lui qui ne compose
qu'à partir de ses propres
livrets, de mettre en musique des poèmes de
Mathilde. Il interrompt
l'écriture de
la Walkyrie
et commence à la fois
Tristan et Isolde, une histoire d'amour passionnée jusqu'à la mort, et un cycle de
cinq lieder pour voix de femme et piano. Ils seront orchestrés une première fois par
Wagner
en vue d'une aubade jouée pour l'anniversaire de la poétesse. (Ça ne semble
pas avoir eu lieu et Felix Mottl
achèvera l'orchestration connue actuellement.) Les titres des lieder sont
:
Der Engel
(L'Ange) ;
Stehe still ! (Arrête-toi !)
;
Im Treibhaus
- étude pour Tristan et Isolde (Dans la serre) ;
Schmerzen
(Douleurs) ;
Träume
- étude pour Tristan et Isolde (Rêves).
- Mais M'sieur Claude, pourquoi un homme chante ses mélodies écrites
plutôt pour une voix féminine alors, c'est de l'appropriation !?
- Et bien ma chère Sonia, c'est un peu comme Schubert, que Jonas Kaufmann
chante fort bien soit dit en passant, si on y met son talent et ses
tripes… peu importe.
- Oui bien sûr… M'sieur Claude… Heuuu… vous z'auriez pas un poster de cet
artiste… ou même un calendrier genre "les dieux de l'opéra" ?
- ………………..
Sonia pose la bonne question (je ne parle pas du poster), ces lieder ne
sont pas destinés spécifiquement aux chanteuses. On trouve dans ces textes à
la fois une immense douceur (L'ange,
rêves) et, en opposition, des cris du cœur (Arrête-toi !).
Jonas Kaufmann
ne force jamais le trait dans ces pages intimistes. A l'opposé des
imprécations farouches d'un
Siegfried, le chanteur nous
présente une palette de sentiments qui va du tendre murmure à l'exhortation
amoureuse. Si on connaît les thèmes les plus connus de
Tristan, on note facilement la parenté entre l'opéra et certains Lieder. Le début
de
Dans la serre n'est rien d'autre que l'ouverture tragique de l'acte III, mais sans son
dramatisme funeste. Seul le climat poétique et crépusculaire a été
transcrit, onirique et émouvant. Oh… et puis le mieux est d'écouter…
Ce CD permet une première plongée dans l'univers à la fois scénique et
mélodique de
Wagner. Pour celles ou ceux qui auraient déjà aimé un ou plusieurs opéras, ce
disque marque un jalon exceptionnel de la discographie de
Jonas Kaufmann. Indispensable en cette année du bicentenaire. Le CD a reçu déjà un nombre
important et justifié de récompenses…
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Vidéos
Un reportage sur l'enregistrement du disque, puis une scène de
Lohengrin chantée par
Jonas Kaufmann
au
Metropolitan Opera
de New-York (Tee-shirt bleu).
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