Pierre Lemaitre a longtemps été professeur en psychologie et littérature. Il écrit depuis peu, il a cinq romans à son actif, et les trois premiers ont été
couronnés d’un prix.
Le héros de CADRES NOIRS s’appelle Alain Delambre, 57 ans, au chômage depuis quatre ans, enchainant les petits boulots, parfois sans même en parler à sa femme, Nicole. Pas très glorieux pour un ex-cadre de Ressources Humaines, qui n’a jamais pu remonter la pente. Là, il bosse dans une messagerie pharmaceutique, il emballe des médocs dès 5 heures du mat’. Et quand son superviseur lui botte les fesses, Alain Delambre lui balance un coup de boule et lui éclate le nez. Il ne pensait pas qu’il pouvait être violent, Alain. Ca aussi il évite de le raconter à sa femme… Et puis une annonce lui tombe dans les mains. Un cabinet de recrutement, BLC Consulting, qui cherche justement un DRH. Alain Delambre se rend au rendez-vous, persuadé d’être éjecté de suite, vu son âge, mais non. Son profil, son expérience semblent intéresser Bertrand Lacoste, le recruteur. Lacoste bosse pour un groupe pétrolier, Exxyal, qui cherche à réduire son personnel sur un de ses sites de production, à Sarqueveille. Pour désigner l’heureux élu, les têtes pensantes ont imaginé un plan absolument sordide : une fausse prise d’otages, permettant de juger du sang froid de ses cadres.
D’autres tests sont programmés, et, revigoré,
Alain Delambre va mettre tous les atouts de son côté pour gagner. Il va mettre
à profit son savoir-faire pour discréditer ses concurrents. Pour les cerner, il engage un détective privé. Il emprunte de l’argent à une de ses
filles, et dévaste ainsi son champ familial ! Il va mentir, tricher,
sombrer dans une spirale infernale. Il va même dégoter un coach personnel
ès-prise d’otages ! Et quand le vrai jeu de Bertrand Lacoste va lui
apparaître, Alain Delambre, déjà fragilisé
par sa situation précaire, ne va pas supporter l’injure.
CADRES NOIRS tient de la Série
Noire, sans pour autant qu’on y croise des flics, des privés, des voyous, des
femmes fatales. Comme dans tous les bons romans Noirs, héritier de Dashiell Hammett, l'intrigue prend racine dans le social, et développe une critique du système, via des personnes qui se révoltent, disent : non ! Mais l’auteur choisit d’en faire une
comédie, noire, doublée d’un thriller haletant. Autant le dire de suite :
ce bouquin est formidablement bien foutu ! Il est divisé en trois parties :
avant, pendant, après.
AVANT. C’est toute la
préparation d’Alain Delambre pour bétonner son coup et réussir le test
d’embauche. C’est lui, Delambre, le narrateur. Et c’est un régal d’humour. On
voit ce type s’enfoncer, se perdre dans les méandres de son plan désespéré,
foutant ce qu’il lui restait de vie de famille en l’air. Les épisodes avec son
gendre, ses filles, sont tordants, et heureusement, car sinon ce serait
glauque ! Delambre est un type obnubilé, l’enjeu est énorme, il s’agit de
sa dignité, de sa vie. Mais quand il tombe sur un accroc, il improvise. Et là c’est
du grand n’importe quoi ! Ce qui signifie : s’enfoncer encore plus
dans la merde, tout en ayant l’impression de s’en sortir… Est-il con ?
Est-il inconscient ? Aveuglé par la colère ? Ou tout cela fait-il
partie d’un plan machiavélique ?
Alain Delambre vole de
désillusions en désespoirs. Il nous fait rire, à se démener comme ça. L’auteur, Pierre Lemaitre, nous emmène dans
son récit, sans nous lâcher. C’est formidablement bien écrit (c'est pas du Manchette non plus... mais par rapport au style d'un Franck Thilliez, c'est Versailles !), fluide, gourmand, le bon
mot quand il faut, son personnage a de l’humour, le Pied Nickelé est plutôt
sympathique à nos yeux, il a, disons, de grosses circonstances atténuantes. Les
dialogues sont drôles, les situations souvent cocasses, mais bien sûr, certains
aspects du plan restent volontairement dans l’ombre. Pierre Lemaître nous donne
ce qu’il faut comme carottes pour nous faire avancer, mais en garde sous la semelle.
La stratégie de Lacoste, et de Alexandre Dorfmann le patron d’Exxyal, pour cette fausse prise d’otages, ces type jugeant des
types chargés de juger d’autres types… tout n’est pas clair… Enfin, le grand
jour arrive : l’ultime rendez-vous avec le cabinet de recrutement et les vrais
pigeons, les faux terroristes, le vrai patron, les vrais candidats…
PENDANT.
Seconde partie. Changement de narrateur. Place à David Fontana. C’est une ancienne barbouze,
qui a monté une boite, spécialiste de sécurité, et qui prend en charge ce jeu
de rôle, cette fausse prise d’otages pour le compte de BLC Consultings. Et je ne vais pas pouvoir vous
raconter grand-chose… sauf vous rassurer sur un point : cela ne va pas du
tout se passer comme prévu ! Pierre Lemaitre choisit de
nous raconter ça quasiment en temps réel. Pas bête, mais au début c’est un peu
long, répétitif, complexe, mais on se rend compte que cette option
est la bonne. Changement de narrateur, de rythme, de point de vue, donc de style. Et on assiste à un pétage de plombs dans les grandes largeurs, jusqu’au
désastre total… Puis passé les moments de folie, on se pose, on réfléchit. David Fontana se
repasse le film des évènements, cherche à comprendre. Une petite phrase nous
interpelle. Dorfmann, le PDG d’Exxyal, téléphone à David Fontana, et lui dit :
il nous a baisés. L’autre répond : je sais, je viens de piger aussi. Et
l’ordre tombe : arrangez cela comme vous voulez, Fontana, mais réglez le
problème… Hein, quoi ? Qui a baisé qui ? On retourne en arrière, on
relit, on cherche l’indice, le truc, le détail qui nous aura échappé…
APRÈS.
Troisième partie. Alain Delambre croupit en taule. Je vous passe les
détails… Il redevient le narrateur, et là, le bouquin reprend de l'inertie, et
ne va plus nous quitter les mains. Ca y est, on pige enfin, on est à fond pour
Delambre, mais lui, il a un gros problème : David Fontana a compris lui
aussi, du genre, je sais que tu sais que je sais, mais tu ne sais pas tout !
On entre vraiment dans la phase thriller, mais sur le rythme de la comédie, on
jubile devant la détermination d’Alain Delambre à poursuivre son but, tout en espérant que ça dérape encore juste pour le plaisir de voir comment il s’en
sort ! On ne sera pas déçu ! Il va vraiment en prendre plein la gueule ! Pierre Lemaitre montre qu'il peut trousser aussi de belles scènes de suspens, d'actions, très imagées, comme cette poursuite en bagnoles dans Paris, intrépide, qu'un Friedkin n'aurait pas reniée !
CADRES NOIRS nous décrit un
monde devenu fou, nous plonge dans le monde du recrutement, de la haute industrie,
des affaires, des délocalisations, plans sociaux (d'une brulante actualité hélas) milieu des requins et des cyniques, avec ci et là quelques
personnages paumés grandioses, comme Charles, un grand coeur, un prince, qui vit dans son Immobile-Home (sa voiture
montée sur cales…), l’alcoolo, le pote, qui va s’avérer très utile par la
suite. L’histoire est évidement édifiante, mais malgré tout, on n’est pas si
loin de la réalité. Lemaitre s’inspire de l’actualité, et de France Télécoms avait
été condamnée en 2005 pour une sombre histoire de jeu de rôle à la base de
prise d’otages. Faits assez rare, en bon amoureux de la littérature, Pierre Lemaitre
remercie à la fin les écrivains qui l’ont inspiré, déclarant que les citations
ou références sont à prendre comme un hommage.
Un très bon bouquin, assez jubilatoire et dans son intrigue, et dans son style, dont le seul défaut finalement est de se lire trop vite ! (une adaptation cinéma serait en cours de production...)
Un très bon bouquin, assez jubilatoire et dans son intrigue, et dans son style, dont le seul défaut finalement est de se lire trop vite ! (une adaptation cinéma serait en cours de production...)
M'sieur Rockin m'a dit l'autre jour "Sonia mon petit, une bonne chronique est une chronique qui donne envie de voir le film" (ou de lire le livre...)
RépondreSupprimerEt là, j'ai envie de le lire ce livre!
C'est gentil ma p'tite Sonia, mais vous savez, c'est un vrai livre, avec plein de mots dedans... ça ne vous effraie pas ?
RépondreSupprimerPareil que Sonia. La couverture me fait songer au Nosferatu (de dos) de Murnau. Flippant. Excellent!
RépondreSupprimeroh, mais M'sieur Luc, c'est gentil de vous inquiéter pour mon petit cerveau, mais je ne suis nullement effrayée par les mots. C'est ce qu'ils veulent dire qui parfois m'interpelle! là, par exemple, j'ai la vague impression que vous me prenez pour une idiote. mais ça ne doit être qu'une impression...
RépondreSupprimerEt puis, si je rencontrais quelques difficultés au cours de ma lecture, je suis certaine que M'sieur Claude voudra bien prendre le temps de m'éclairer. Lui il a la sagesse de savoir s'incliner parfois pour se mettre à la portée de ses interlocuteurs...
et si j'osais, je citerai Courteline, mais je sais rester à ma place.
Ma petite Sonia, je faisais simplement référence à quelques difficultés contre lesquelles vous vous buttez parfois lorsqu'on vous donne du courrier à taper... Pardon, je ne voulais pas être méchant, vous savez qu'on vous aime bien ici... Je suis certain que ce livre vous plaira, mais faudrait pas qu'il vous donne des idées... Vous comprendrez en lisant le dit bouquin...
RépondreSupprimeraprès avoir dévoré cet excellent bouquin, je tiens à féliciter M'sieur Luc pour sa chronique. j'dois admettre que j'aurais pas fait mieux!
RépondreSupprimerMerci ma p'tite Sonia, et que cela ne vous donne pas des idées, la cagnotte du Déblocnot ne se monte qu'à... 12,70€... depuis que Philou a rempli le frigo.
RépondreSupprimer