Des hommages à Duke Ellington
(1899-1974), il y a en eu quelques-uns, mais pas tant que ça finalement (1).
L'on pourra toujours se reporter sur le premier d'entre eux, le projet très
personnel de Miles Davis, "Get Up With It" (1974) ou encore le duo
magique de Steve Lacy avec son vieux complice Mal Waldron dans "Sempre
Amore" (1986)... Dans la configuration rutilante du grand orchestre,
Claude Bolling et Martial Solal ont chacun à leur manière contribué à perpétuer
l'Oeuvre de ce géant que fut le Duke ("Black Brown & Beige" en
1990 pour le premier, "Dodecaband Plays Ellington" en 2004 pour le
second). Celui de Benoît Delbecq arrive donc à point nommé (sur le label Nato,
2012). Un album qui pourrait bien faire date, croyez-moi. La pochette sous
forme de bande dessinée le présente tel un flâneur parisien, très décontracté,
sur les quais de la gare Montparnasse. Mais le pianiste et arrangeur français
est avant tout un aventurier du son, de ces créateurs qui font que le jazz est
toujours en mouvement. Disons-le sans ambages : ce CRESCENDO IN DUKE
dépasse allègrement nos espérances et la surprise est vraiment de taille. Là où
l'on aurait pu craindre un hommage formaté avec des reprises bardées de fard,
c'est au contraire un cocktail de sons extraordinaires auquel nous avons droit.
Deux sessions, deux lieux. Le
premier enregistrement a eu lieu dans le Midwest des Etats-Unis (dans l'État du
Minnesota, près des Grands Lacs, à Minneapolis pour être exact), le second dans
l'Arrondissement de Boulogne-Billancourt, au sud-ouest de Paris (à Meudon,
précisément), avec à chaque fois des musiciens au-dessus de tout soupçon. Le
premier d'entre eux auquel je pense, c'est bien sûr Tony Malaby (saxophone
ténor remarquable de bout en bout, il suffira d'écouter son solo dans la
"Goutelas Suite"). Enfin, grosse surprise, Benoît Delbecq s'offre le
luxe d'avoir à ses côtés le batteur de Prince (session de Minneapolis) : le
tellurique Michael Bland... Sans oublier cet immense contrebassiste qu'est
Jean-Jacques Avenel et puis ces deux vétérans du jazz britannique : Tony Coe
(clarinettiste que l'on ne présente plus) et Tony Oxley (batteur impeccable qui
se fit remarquer aux côtés de Derek Bailey)...
Projet surprenant et ambitieux
donc que celui-ci car l'orchestre de Benoît Delbecq se réapproprie un
répertoire peu connu avec des "zicos" de talent. Jouer sur le
répertoire de celui qui fut peut-être le plus grand compositeur du XXème siècle
(pour ce qui est de la musique afro-américaine), qui fut chef-d'orchestre, mais
aussi pianiste, relevait de la gageure. Un répertoire assez large, s'étendant
du milieu des années 50 au début des années 70 (les albums "Far East
Suite", "Blues in Orbit", "New Orleans Suite"). Sacré
pari mais projet totalement assumé et réussi, parce que franchement, il fallait
oser s'attaquer à de pareilles oeuvres où l'on a tous encore le souvenir assez
vif de ces solos d'anthologie de Johnny Hodges ou d'Harry Carney. Ainsi
"Blue Pepper" ne tombe pas dans la redite, et encore moins dans la
parodie (la pièce est tirée de cet album qu'est Far East Suite). Et que dire de
ces magnifiques portraits ("Portrait of Wellman Braud" et
"Portrait of Mahalia Jackson", deux chef-d'oeuvres de lyrisme et de
raffinement, tous deux extraits de New Orleans Suite (Atlantic, 1970) ? Autre
intérêt: la diversité des formations entre octet cuivré enregistré à
Minneapolis et sextette européen en session à Meudon, en passant par le duo et
le solo. Qualité des intervenants, lesquels sont tous impliqués dans le projet
(écouter "Diminuendo and Crescendo in Blue", chef-d'oeuvre de
construction harmonique, chef-d'oeuvre d'improvisation). Le batteur anglais
Steve Argüelles que l'on trouve dans la session de Meudon (Steve est bien connu
des amateurs de Benoît Delbecq et du jazz en général, il est aussi le frère de
Julian Argüelles, saxophoniste redoutable). Troisième intérêt : la qualité des
arrangements, telle un écrin ou encore de la soie de premier choix, lesquels
arrangements sont tous vus par Benoît Delbecq et Michael Nelson (écouter
"Whirlpool"). Les couleurs orchestrales sont à ce point fascinantes.
Si l'atmosphère entre les deux sessions varie (un peu de faiblesse dans
l'interprétation de "Blue Pepper", je trouve, l'ensemble reste tout
de même passionnant et s'incarne en un peu plus d'une heure de bonheur, après
cette magnifique conclusion du pianiste en solo absolu sur "Fontainebleau
Forest".
Personnel :
Benoît Delbecq :
piano, piano préparé, bass-station
Sessions de Meudon : Steve
Argüelles : batterie, timbales, percussions, électroniques ; Jean-Jacques
Avenel : contrebasse ; Tony Coe : clarinette, saxophone soprano ; Antonin-Tri
Hoang : clarinette basse, saxophone alto ; Tony Malaby : saxophone ténor,
saxophone soprano (photo ci-contre) ;
Sessions de Minneapolis : Michael
Bland : batterie ; Yohannes Tona : basse ; The Hornheads = Michael Nelson :
trombone ; Steve Strand : bugle ; Dave Jensen : bugle ; Kenni Holmen :
saxophone ténor ; Kathy Jensen : saxophone baryton, clarinette.
(1) Bien sûr, de son vivant,
Duke Ellington n'a pas manqué d'être célébré, que soit par Thelonious Monk
(Monk plays Ellington), John Coltrane (Coltrane Meets Ellington), etc...
Clip promo très intéressant :
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