Bienvenue à Darius Milhaud dans le Deblocnot'
La première moitié du XXème siècle voit des génies comme Debussy,
Ravel ou Roussel s'imposer comme les figures emblématiques de
la musique française. Après la seconde guerre mondiale, les courants
modernistes guidés par Messiaen et Boulez vont faire de même.
Pourtant, d'autres compositeurs de talents vont s'illustrer en dehors de ces
courants.
Le provençal Darius Milhaud est de ceux-là. Il est dommage que les
musiciens et producteurs de disques boudent l'auteur d'une œuvre colorée et
ensoleillée, d'une musique à la fois simple et gorgée des saveurs du jazz ou
des rythmes latino-américains. Mais comme le Deblocnot' n'a jamais peur du
prosélytisme artistique…
Darius Milhaud
Darius Milhaud voit le jour à Marseille en 1892 dans une
influente famille juive provençale ; il a pour cousin Marcel Dassault…
Enfant unique et précoce, né dans un milieu amateur de musique, il part en
1909 étudier au conservatoire de Paris dirigé alors d'une main
de fer par Gabriel Fauré. Fauré a dépoussiéré l'enseignement mais
exige de la rigueur. Darius étudie le contrepoint avec le célèbre organiste
Charles-Marie Widor et l'orchestration avec Paul Dukas.
Atteint de rhumatismes qui le feront souffrir toute sa vie, il ne participe
pas à la boucherie de la Grande Guerre. En 1912 il rencontre
André Gide, puis le poète et dramaturge Paul Claudel. Il
compose déjà beaucoup en utilisant la
polytonalité qui sera la
signature de son style. Claudel, nommé diplomate à
Rio de Janeiro, propose à Darius de l'accompagner comme secrétaire :
il accepte. Au Brésil, le jeune compositeur va s'imprégner des
rythmes latino-américains, intérêt qui conduira à l'écriture du ballet fantasque le
Bœuf sur le toit et à celle des
Saudades do Brazil en
1920.
De retour à Paris, il côtoie le Groupe des six (Cocteau,
Auric, Honegger, Durey, Poulenc et
Germaine Tailleferre). Mais ces liens ne se traduiront que par sa
participation à la composition de la musique des
Mariés de la Tour Eiffel, une pièce anticonformiste écrite par Cocteau.
Milhaud est l'un des compositeurs les plus prolifiques du XXème siècle en
France. Également chef d'orchestre, il voyage beaucoup malgré son handicap,
notamment aux USA, où comme Ravel, il se passionne pour le
Jazz et le style
Afro-américain qui va influencer
la forme de La
Création du monde, ballet conçu en 1923.
Pendant l'Occupation, en tant qu'israélite et taxé de compositeur "d'art dégénéré", il s'exile aux USA où il va enseigner à Oakland. Il aura
comme élève pianiste Dave Brubeck, Steve Reich et
Philip Glass déjà rencontré dans ce blog.
Petite anecdote : Le pianiste de Jazz Dave Brubeck nommera son
fils ainé Darius…
À son retour en 1947, il continuera malgré la maladie de diriger,
composer et enseigner au Conservatoire de Paris. Il s'éteint en
1974 à Genève. Madeleine, sa muse et épouse rencontrée en
1930 lui survivra 30 ans jusqu'en 2008, elle a alors 105 ans.
En 1995, en tant que récitante, elle enregistre avec le jeune
Alexandre Tharaud des œuvres pour piano (Naxos).
La Création du monde et le Bœuf sur le toit…
Le Bœuf sur le toit
est un ballet loufoque sur une idée de Jean Cocteau. L'histoire improbable
nous entraîne dans un bar où vont se croiser des personnages surréalistes
: un bookmaker, un nain, un boxeur, une femme travestie en homme,
l'inverse, un flic décapité par un ventilateur mais qui ressuscite… le
tout à l'avenant. Ce ballet est de la veine des idées bouffonnes des
années folles comme Parade de
Satie ou les Mamelles de Tirésias
qui sera mis en musique par Poulenc en 1947.
Le titre insolite et la musique s'inspirent d'une chanson brésilienne
entendue lors du séjour de Milhaud en Amérique latine. Un refrain se
répète 14 fois au gré des douze tonalités. Raoul Dufy créera
les costumes de la première. Quant à la chorégraphie, elle lorgne sur la
pantomime en ne faisant pas appel à des danseurs mais des artistes de
cirque dont les frères Fratellini du cirque Medrano ! Une
époque où l'on n'avait aucun complexe… Dans ce genre, j'ai assisté en 2001
à une représentation de
La flûte enchantée au
Cirque Gruss. Ahhh, ce n'était sans doute pas l'opéra de Vienne,
mais quelle fantaisie, quel enchantement, si je puis me permettre cette
figure de style…
L'orchestration du ballet est restreinte mais d'une variété et d'une
cocasserie en rapport avec le sujet.
Moins farfelu mais très poétique,
La Création du monde
s'inspire non de la Bible mais de mythes africains sur l'origine du monde.
Blaise Cendrars assure la rédaction d'un argument pour une
représentation de la troupe des Ballets suédois. Le ballet comporte
six épisodes, du chaos jusqu'au printemps et au baiser entre le premier
homme et la première femme.
La musique s'inspire du blues et du jazz découverts à Londres et à
Harlem par le compositeur. Une fois de plus, l'orchestration est
peu symphonique avec seulement 17 instruments dont un saxophone
solo.
Pour les décors et costumes de la première en 1923, c'est le grand
peintre cubiste Fernand Léger qui fut sollicité.
Leonard Bernstein et l'Orchestre National de France en 1976
Il existe plusieurs enregistrements intéressants des deux ballets, y
compris par le compositeur lui-même, excellent chef d'orchestre. Celui de
Leonard Bernstein domine à mon sens la discographie pour plusieurs
raisons. Qui mieux que le chef américain, auteur de comédies musicales
empreintes de jazz et de style latino comme
West Side Story, avait la capacité de plonger dans l'univers de Milhaud ? Par ailleurs
pendant les seventies, le chef travaille beaucoup avec l'Orchestre National de France sur des programmes de musique française : Berlioz, Saint-Saëns… La clarté
et la précision du meilleur orchestre de l'hexagone rappellent la sonorité
des grandes formations américaines.
Le maestro et compositeur américain est connu. Je vous parlerai plus en
détail de lui lors d'une autre chronique consacrée à
West Side Story. Je conseille d'écouter la vidéo de cet enregistrement en lisant ces
lignes.
1 - La création du Monde
[0']
Ouverture
: une mélodie fluide, nocturne, bercée par le saxophone évoque le néant
initial. Quelques notes de trompette, de trombone, de flûte et des
percussions animent un univers où la vie se cherche, où des entités prêtes à
surgir se bousculent. Avec un tempo retenu Bernstein obtient une poésie
sereine et met en avant chaque instrument soliste dans un délicat équilibre.
Le legato est subtil, sans pathos, un climat sonore transparent idéal pour
souligner l'influence Jazz de la partition. Les dissonances propres à la
polytonalité ne brusquent pas l'oreille et participent à la description de
cet univers instable destiné à s'organiser.
[3'55]
Le chaos avant la création
: quelques accords endiablés du piano et du violoncelle puis des notes
saccadées des cuivres ouvrent les portes au chaos initial. Un basson livré à
lui-même, comme nombre d'instruments, cherche à prendre sa place dans cette
création tourbillonnante. Bernstein contrôle au micro-intervalle près ce qui
risque à tout moment d'évoluer en cacophonie, et non pas comme une musique,
somme toute festive, très "afro" dans sa forme.
[5'35]
La naissance de la flore et de la faune
: la mélodie initiale réapparait s'ouvrant sur des variations qui
illustrent avec couleur la vie qui se déploie. (Avec une certaine attention,
on discernera des accents sudistes, les douceurs moites de la musique de
Gershwin pour
Porgy and Bess, - vers 6'55 – musique qui sera composée dix ans plus tard.) Là encore, la
direction concertante et diaphane de Bernstein ainsi que la finesse des
pulsations rythmiques sont parfaites de fantaisie et de légèreté.
[8'45]
La création de l'homme et de la femme
: des traits vigoureux au violon appuyés par les percussions et le piano
accueillent l'arrivée de l'homme et de la femme. Les instruments se
pourchassent dans une multitude de brefs chorus. Une genèse joyeuse. En
Afrique, on ne se pose pas de questions métaphysiques sur le péché originel.
[10'48]
Le
désir
: qui dit couple dit désir. L'orchestre alterne trépidations et mélodies
lascives. Bernstein souligne avec maestria l'incroyable imagination sonore,
polyphonique et orchestrale de ces émois originels.
[14'50]
Premier baiser
: des réminiscences des thèmes précédents, notamment ceux de l'introduction,
accompagnent tranquillement notre couple dans leurs amours printaniers.
Bernstein éteint les lumières orchestrales une à une, laissant discrètement
nos amants à leurs juvéniles ébats. Une interprétation subtilement
évocatrice.
2 – Le bœuf sur le toit
Composée d'une seule pièce, le
Bœuf sur le toit
est plus difficile à commenter. Un motif virulent résolu par quelques notes
de flûte annonce chacun des quatorze sketches musicaux qui vont se succéder
au fil de cette histoire "drolatique". Leonard Bernstein n'a pas
droit à l'erreur dans cette débauche de thèmes dansants typiquement
sud-américains. Il fait précisément danser les instruments avec une
souplesse enivrante, une bonhomie sans égale. À l'énergie du refrain, le
chef intercale avec suavité des variations opposant cordes et harmonie. Il
fait ressortir avec gourmandise tout l'humour de cette partition
fondamentalement comique. On pensera par instant à un délire symphonique
conçu par Nino Rota pour un film déjanté de Fellini, lui aussi
grand amateur de cirque.
Cocteau souhaitait une musique qui ne "prenait pas la tête" (sic) en
cette période qui suivait la disparition de Debussy, qui avait laissé
un vide dans l'innovation. Ravel traversait un moment difficile sur
le plan humain et composait peu. Le poète ne semblait pas vouloir promouvoir
la création musicale parfois hermétique, qui commençait à être de mise
outre-Rhin, avec le dodécaphonisme de l'école de Vienne.
On peut dire que cette partition répond à tous ses espoirs et, à l'écoute
de la vitalité offerte à cette facétie musicale par Bernstein, il est
tentant de se lever, d'attraper des maracas et de se joindre aux clients
burlesques de ce bar fantasmagorique.
3 – Saudades do Brazil
Composée à l'origine en 1920-21 pour le piano, puis transcrite
pour l'orchestre, cette suite de douze danses complète le disque. 4 sont
dirigées par Leonard Bernstein pour assurer un intermède entre les
deux ballets. Puis, la suite complète est interprétée par
Darius Milhaud avec brio dans une réédition d'un enregistrement
techniquement excellent de 1958. Les douze danses s'appuient sur
des rythmes de samba et de tango et portent les noms des
quartiers de Rio. C'est très divertissant mais d'une ambition
moindre que les deux ballets. Tant le compositeur, que le chef américain,
sont au top dans cette musique aux accents folkloriques et aux climats
très variés.
Vidéos
Leonard Bernstein et l'Orchestre National de France en 1976 : la création du monde et le Bœuf dur le toit :
Pour se faire une idée de Le Bœuf dur le toit, les deux parties d'un ballet donné à Montréal par l'ensemble réputé I Musici de Montréal et la troupe de l'École nationale de cirque. À découvrir, même si l'interprétation musicale ne reflète pas la cocasserie magique de Bernstein avec son orchestre "haut de gamme".
tu parles de Francis Poulenc et Arthur Honegger, autre grand oublié comme Darius Milhaud. Poulenc avec son "bestiaire" et Honegger avec "Pacific 231",mériteraient une belle chronique !
RépondreSupprimerLa version de Bernstein reste la référence (du moins pour moi comme pour toi d'ailleurs !).Le choix est judicieux,en chroniquant cette oeuvre qu'est "Le Boeuf sur le toit",on ne s'empêcher de battre la semelle.
Je me régale d'avance à cette futur chronique sur Bernstein et "west Side Story".