Les mélomanes associent facilement le nom de Pergolèse à son
Stabat Mater, et presque à rien d'autre. Ce ne pas très étonnant pour
ce compositeur disparu à 26 ans, bien avant la fleur de l'âge comme
on dit... Certains diront que Schubert a composé son œuvre considérable en
31 ans de vie seulement, certes. Mais force est d'admettre que cet intimiste
Stabat Mater, par sa simplicité et ses dimensions modestes, fait encore les
beaux jours des concerts et des parutions discographiques. Succès qui
intrigue quant à la valeur des autres nombreuses partitions qui sommeillent.
Notre méconnaissance de Pergolèse vient du manque d'intérêt pour un
compositeur éclipsé par Bach, Haendel ou Vivaldi, du
pillage par Haydn ou Stravinski (Pulcinella) d'éléments
attribués à tort à Pergolèse. Bref, il reste un travail musicologique à
réaliser pour redécouvrir dans ce fouillis, ce musicien qui annonce Mozart.
Sans travaux historiques et musicaux, Vivaldi et Bach n'existeraient pas. La
réhabilitation de Pergolèse est en cours et le Deblocnot' va y
participer…
Pergolèse
Giovanni Battista Pergolesi est né en 1710 près d'Ancône. Dès douze ans, le jeune surdoué part étudier au célèbre conservatoire de Naples l'art lyrique et la polyphonie religieuse. Il est l'élève du rigoureux Francesco Durante.
Sa courte carrière commence en 1731 avec la composition d'opéras qui
rencontrent un vif succès à la cour napolitaine. Il devient alors maître de
chapelle du prince Ferdinando Colonna Stigliano. Il est de mode
d'écrire à l'époque tant pour l'opéra que pour les offices religieux avec
les mêmes matériaux musicaux. C'est ainsi qu'en 1732, après un séisme
dévastateur, il compose une grande messe à 10 voix dans la tradition du
baroque flamboyant du XVIème siècle.
Ces créations religieuses, d'une fervente spiritualité dénuée
d'affectation, éviteront au jeune homme de sombrer dans l'oubli. Par
ailleurs, il écrit plusieurs opéras bouffes. Mais dès 1735, sa santé
décline. En 1736, il compose son ultime chef-d'œuvre, le Stabat
Mater, sujet du jour. Il s'éteint à juste 26 ans près de Naples.
Appréciée en France, sa musique connaîtra un ardent défenseur en la
personne de Jean-Jacques Rousseau…
Le Stabat Mater monopolise jusqu'à l'absurde la discographie. Comme les
quatre saisons de Vivaldi, on ne compte plus les enregistrements de l'œuvre.
Il faut donc saluer l'initiative de Claudio Abbado qui en 2010 pour
le tricentenaire du compositeur a consacré avec l'Orchestra Mozart de
Bologne 3 CD réunissant le Stabat Mater et de très belles pages religieuses
et même un concerto pour violon interprété par Giuliano Carmignola.
L'intérêt de ces enregistrements est de montrer à quel point Pergolèse
s'écarte du baroque et préfigure le classicisme à venir avec Mozart.
Quand il y a pléthore de bons disques, je dois faire un choix forcément
subjectif ! J'ai retenu l'enregistrement de Christophe Rousset pour sa
pureté et son allant, mais promis, je proposerai quelques autres belles
réalisations en conclusion…
Stabat Mater
Hymne catholique écrit au XIIIème siècle, le Stabat Mater se
présente comme une micro Passion selon la Vierge Marie. Pour les mécréants
qui ont séché le catéchisme, il comporte douze versets, le premier
commençant par "Stabat Mater Dolorosa" (Debout, Mère des douleurs). A l'opposé d'un Requiem, il s'agit
d'un texte votif sans violence voire paisible, plutôt la déploration d'une
mère qui nous invite à partager la douleur de la perte de son fils sacrifié
pour sauver les brebis égarées. Même si le sujet a connu des déclinaisons à
gros effectif comme chez Dvořák, Pergolèse préfère un climat
intimiste presque affectueux. L'œuvre est écrite pour voix de soprano et
d'alto (des castrats ?) et un ensemble restreint de cordes et une basse
continue.
Il s'agit d'une commande soit d'un mécène de Pergolèse, soit de la
confrérie napolitaine "Les Chevaliers de la Vierge des Douleurs" destinée à
se substituer au Stabat Mater de Scarlatti de 1724 qui
esthétiquement prenait un coup de vieux… d'après les commanditaires (au bout
de 10 ans !).
On a librement piraté ce bel ouvrage au cours du temps. Bach a
utilisé la musique in extenso pour sa cantate en allemand
BWV 1083 avec le texte du psaume 51. Protestantisme oblige et
sans la souplesse du latin, la musique en ressort un peu raidie. Pour cette
transcription, Thomas Hengelbrock domine sans partage la
discographie. (Un artiste génial à venir dans le blog.) Salieri et
Paul Hindemith ont également pioché dans la partition, c'est très
anecdotique.
Les Talens Lyriques et les solistes
Le claveciniste et chef d'orchestre Christophe Rousset est né à Aix
en Provence en 1961. Très jeune, il se passionne pour la musique
baroque. Après avoir été membre de "Les Arts Florissants" de William Christie et de "Il Seminario Musicale" animé par le haute-contre Gérard Lesne, il crée son propre
ensemble "Les Talens Lyriques" en 1991. Oui, sans "t" !
Depuis vingt ans il revisite les œuvres baroques du répertoire traditionnel
(Couperin, Bach, Rameau…) et explore des ouvrages
inédits (Mondonville ou Traetta). Christophe Rousset
appartient, comme Hervé Niquet, à cette nouvelle génération de
baroqueux, cherchant à allier l'authenticité historique à l'émotion. Il
tourne ainsi le dos aux excès dogmatiques de certains artistes des années
60-70, même si ils ont été essentiels à la redécouverte de la musique
baroque.
Christophe Rousset est Officier des Arts et Lettres (là je suis d'accord
!)
Dans sa discographie, on trouve la B.O.F. du film Farinelli.
La soprano américaine Barbara Bonney collectionne les succès et les
maris. Originaire du New Jersey, elle se destine dans un premier
temps au violoncelle puis décide de devenir soprano lyrique tant pour
l'opéra que pour la musique religieuse. Son timbre pur et cristallin, sans
trémolos hédonistes, fait merveille dans les enregistrements du Requiem de
Fauré et du Requiem Allemand de Brahms, deux enregistrements
marquants avec Carlo Maria Giulini au pupitre (2 CD Dgg).
Le contre-ténor allemand Andeas Scholl est né en 1967. Dès
l'âge de 7 ans il chante dans une maîtrise de garçons. Jusqu'en 1993,
il étudiera avec René Jacobs à la Schola Cantorum de Bâle. Sa
voix déliée et aérienne de haute-contre le destine tout naturellement au
chant baroque. Il participe à de nombreux concerts et enregistrements avec
les chefs de file du baroque comme René Jacobs, William
Christie, John Eliot Gardiner et Christophe Rousset.
Parmi ses disques, je citerai en priorité les cantates de Bach pour Alto
avec Philippe Herreweghe et des airs de Haendel accompagnés par
l'Akadémie für Alte Musik Berlin (2 CD Harmonia Mundi).
Le Stabat Mater (Decca 1999)
Les voix de soprano et d'alto (contreténor) interviennent en solo ou en duo
et en alternance dans toute l'œuvre. Intéressons-nous à quatre
exemples.
1 – stabat Mater : une cadence
acérée du continuo et une phrase mélodique plaintive se superposent. Cette
introduction est reprise lors de l'entrée en duo des deux voix qui chantent
avec douleur et prière le verset. Christophe Rousset oppose avec franchise
et légèreté ces deux idées musicales. Certains voient dans la rythmique
appuyée de la basse continue un coté dansant, un style galant, ce qui serait
pour le moins étrange vu le sujet ! Personnellement, et à l'écoute de la
pulsation obsessionnelle qu'imprime Christophe Rousset à ce continuo, je
discerne plutôt la volonté d'exprimer l'inexorabilité de la détresse de la
Vierge portant le corps martyrisé de son fils. Et puis la polyphonique
lamentation des deux chanteurs apporte un ton de prière sans aucune emphase,
ils obtiennent une complicité au service de l'écriture rarement rencontrée.
On pense ainsi au second Kyrie de la Messe en si de Bach.
On acquiert grâce à cette direction claire, sans ornementations théâtrales,
la certitude que Pergolèse annonce le classicisme avec une cinquantaine
d'années d'avance. Ce style dépouillé, quasi ascétique, est la signature de
la spiritualité de l'œuvre où rivalisent un dramatisme et une profonde
humanité.
Est-il possible de rester impassible en entendant les aigus séraphiques de
Barbara Bonney et le déchirement qui émane des élans de Andreas Scholl ?
J'espère que non.
2 –
Cujus anima gemmentem : le texte
"plongent un glaive dans son cœur", plus violent, exige plus d'énergie à l'air de soprano. La voix de
Barbara Bonney reste très limpide dans sa ligne de chant, très volontaire.
L'effectif moyen choisi par Christophe Rousset (17 cordes + clavecin/orgue)
offre une belle dynamique expressive, une soyeuse sonorité dans laquelle
baigne la voix. Avec quelques cordes, on n'obtiendrait qu'un simple
accompagnement décoratif. Christophe Rousset sans recourir à un romantisme
de mauvais aloi resitue bien ainsi l'ouvrage dans le courant classique qu'il
préfigure.
4 –
Quae moerebat et dolebat : cet
air chanté par le contreténor établit un paradoxe entre l'accablement
suggéré par le verset "…de voir les coups si douloureux que son fils a reçus", et le style galant de la mélodie utilisée et son intonation proche du
divertissement. On peut s'étonner de ce choix "un peu allègre" mais il ne
faut pas oublié que Pergolèse composait à l'époque de nombreux opéras et que
les napolitains raffolaient de ce style aérien. Certes peu de gravité, mais
l'usage d'un mode mineur et le chant saccadé, insistant en staccato sur
chaque mot dans la reprise du texte, témoignent de l'affliction à partager
avec la mère éplorée. L'incroyable souplesse de l'élocution d'Andreas Scholl
et la vigueur des notes aigües marient à merveille les principes
antinomiques de la douleur sous-jacente et du style bondissant. Il en
ressort ainsi l'expression d'un pudique chagrin sans aucune emphase du
discours musical.
12 – l'ultime duo final se
développe comme une implorante et poignante arabesque. Sur des accords de
l'orgue, les deux voix s'enroulent et fusionnent, s'élèvent avec une grâce
délicate. Christophe Rousset nous offre une des versions les plus
authentiques et les moins ostentatoires de la discographie, c'est là son
mérite.
Le CD est complété par deux Salve Regina interprétés par les
Talens Lyriques et Andreas Scholl puis Barbara Bonney. Deux œuvres qui
prolongent et partagent le climat du Stabat Mater.
Discographie alternative
Panorama de quelques enregistrements parmi des dizaines disponibles. J'ai
mis quelques notes pour montrer à Rockin' et Luc que je ne mets pas que des
6/6 !
On pouvait attendre beaucoup de Gerard Lesne et de son "Il Seminario Musicale". La belle voix détimbrée de Véronique Gens, un peu lyrique à mon
goût, s'accorde bien à celle du haute-contre un rien maniérée. À noter
l'utilisation d'un effectif étriqué et la présence d'un théorbe qui
"baroquise" trop cette réalisation aux chaudes couleurs de Naples. À ne pas
négliger pourtant dans la catégorie "ensemble (très) restreint" (Virgin -
4/6).
Il existe bien entendu de nombreuses versions sur instruments modernes avec
des chanteurs d'opéras. Chacun ses goûts, mais à l'écoute, le résultat
paraît souvent bien dépassé et sulpicien. Cela dit, la splendide version de
Claudio Abbado à Londres de 1999 qui évite l'outrance
satisfera, je pense, les mélomanes hermétiques aux interprétations sur
instruments d'époque (Dgg – 4/6). Le disque avec Mirella Freni et
Tereza Berganza dirigées par Ettore Gracis est caricatural
dans le sens où les deux immenses chanteuses hurlent comme dans une tragédie
de Richard Strauss. La Vierge Marie et la nymphomane Salomé,
ce n'est pas les mêmes passages bibliques ! Quelle tristesse pour des
chanteuses de ce calibre (Dgg - 2/6).
René Jacobs chantant la partie d'alto et dirigeant le "Concerto Vocale" a pris tous les risques en recourant au jeune
Sebastian Hennig comme soprano, un disque de 1996. Pari risqué
mais réussi, le garçon chante juste et l'accompagnement musical se pare de
recueillement (mais 30' sur un disque Harmonia Mundi… 5/6).
Comme je le citais, le disque de Thomas Hengelbrock dirigeant la
cantate BWV 1083 transcrite du Stabat Mater est une intéressante curiosité
(DHM – 4/6).
Vidéos
Le
Stabat Mater
par
Barbara Bonney,
Andreas Scholl
et les
Talens Lyriques
dirigés par Christophe Rousset.
A partir de la vidéo 13, vous pouvez écouter le
Salve Regina (date inconnue), autre œuvre importante complétant le CD.
Magnifique Stabat Mater ! Il faut quand même aimer le baroque pour écouter une si belle oeuvre dans son intégralité .En plus court mais en moins connus de Pergolèse ,il y a le "Salve Regina" que l'on entend dans le film "Farinelli" chanté par deux voix mélangées: le contre ténor Derek Lee Ragin et la soprano Ewa Mallas Godlewska ! Je ne dirais rien sur les différents enregistrement ,je ne connais que celui de Abbado.
RépondreSupprimerLe CD propose les 2 Salve Regina de Pergolèse en compléments.
RépondreSupprimerIl va absolument falloir que je vois le film "Farinelli", tu es le deuxième à en parler en deux semaines.... à suivre !
Heu... Je sais, je sais... Certains vont croire que je ne suis pas au bon endroit...
RépondreSupprimerActuellement j'écoute PERGOLESI SCARLATTI Rinaldo Alessandrini avec ... Gemma Bertagnolli et Sara Mingardo... Et bin ça décoiffe les chevelus du Hard Rock...
Oui, je confirme, une interprétation de bon aloi.... quasi introuvable hélas.
RépondreSupprimerEt pour ceux (Hard-Rockeur ou pas) qui aime le décoiffant, attendez la prochaine chronique, là on finit chauve... surprise !!
La plus belle version reste à mon avis celle de René Jacobs; Entre Gracis et Rousset.
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