Dans la musique populaire, il y a les disques que l'on écoute toujours année après année avec un plaisir intact. Ceux qui ont également la capacité de mettre du baume au cœur lorsque le besoin s'en fait sentir. Parfois ce sont des œuvres qui transcendent les genres et les clivages. Elles méritent alors amplement l'appellation dite de « classiques », d' « œuvres intemporelles ». Généralement, il s'agit, et on le comprend, de réalisations qui ont nécessité d'éprouvantes et nombreuses heures de travail, parfois d'hésitations, de doutes et d'incertitudes. D'autres fois, comme un miracle, cela s'est fait en douceur, « comme sur des roulettes », en quelques séances ludiques de studio ; dans ce dernier cas, c'est généralement le fruit d'un matériel maîtrisé et érodé auparavant sur scène.
Plus rarement les enregistrements publics sont admis au cénacle de ces élus.
Principalement en raison de la difficulté à retranscrire une prestation live dans de bonnes conditions auditives sur disque (d'où les nombreuses retouches, et les vrais-faux et faux-vrais lives). De plus, ce qui peut passer aisément lorsque l'on est dans la foule, le spectacle aidant, ne le sera pas forcément assi tranquillement quand on est dans son fauteuil, attentif aux petits détails (et donc aux pains).
Paradoxalement, alors que le matériel technique est bien plus pointu, il semble qu'il soit plus difficile de trouver de bons enregistrements publics depuis bien deux décennies ; en général parce qu'ils se contentent d'une interprétation par trop identique aux « originaux ».
Et justement, tous les albums live de B.B. King sont tous garant d'un plaisir d'écoute certain. Défauts inhérents à une musique laissant libre cours à l'instinct et l'improvisation compris.
Toutefois, s'il fallait n'en choisir qu'un, sans hésitation ce serait le fabuleux « Live At The Regal » . Malgré un son bien moins consistant que celui de « Live At St-Quentin », et un orchestre bien moins fourni que celui présent sur « Live At The Appolo », celui-ci transpire à grosses gouttes le feeling par tous les pores. Un disque si fort qui, pour un peu que l'on soit susceptible d'apprécier la musique populaire, quelque soit le genre que l'on préfère, ne peut laisser insensible. Dans « musique populaire », j'exclus la muzak, l'insipide et indigeste ersatz de musique, chantre du consumérisme, qui lobotomise les esprits, et parfois même divise les gens.
Ceux qui ne jurent que par une vitesse d'exécution dépassant allègrement les 100 bpm, ou encore ceux qui vénèrent un haut degré de saturation (potards à onze) ont peu de chance d'être séduit par cette oeuvre qu'ils trouveront désuète.
Pourtant, il y a une force et une puissance réelle bien présente sur cette galette ; de celles qui n'ont pas besoin de se parer d'accessoires. Hormis la guitare de BB, et la basse, seules reliées (directement) à un ampli (on ne parle pas évidemment de la sono – toutefois, y en a t'il vraiment une ?), les autres instruments de l'orchestre sont dépourvus de la fée électrique. Trompette (de Kenny Sands), saxophones (de Johnny Board et Bobby Fonte), piano (de Duke Jethro) et batterie (de Sonny Freeman). Et surtout, cette voix, forgée par le Gospel, le vrai, c'est-à-dire celui chanté dans les églises (1).
Ainsi, dans la nuit du 21 novembre 64, au Regal Theater, à Chicago, capital du Blues urbain, après l' oration le présentant comme « ... le plus grand chanteur de Blues du monde », BB King hypnotise le public avec son Blues cuivré, hérité de T.Bone Walker, de Lonnie Johnson, de Charlie Christian et du Gospel, épaulé par un groupe rodé par les tournées, maîtrisant parfaitement le répertoire.
Après une entrée en matière avec un « Every Day I Have The Blues » légèrement acéléré, à mi-chemin entre le Big Band dynamique et le Blues déclamatoire. Un titre un peu expédié pour vite laisser la place à une série de trois slow-blues, dont certains flirtent avec la ballade sentimentale.
« Sweet Little Angel », « It's my Own Fault » et « How Blue Can You Get » sont liés par le piano, la batterie et les commentaires de BB, procurant ainsi une ambiance chaleureuse, presque intimiste, digne d'un piano-bar, d'un club réservé à un public sélectionné et privilégié, où les musiciens gardent encore un lien avec son public.
Sachant doser les ambiances, les tempos, les moments langoureux aux trépignants, afin de garder toute l'attention des spectateurs, après cette série B.B. enchaîne rapidement avec deux de ses « hits » des 50's : « Please Love Me » (52/53) et « Upset Me Baby » (1953). Deux titres qui servirent de terreau aux pionniers du rock'n'roll.
Puis, à nouveau, il prêche pour les cœurs meurtris avec un poignant « Wory, Wory ».
Suit un « Woke Up this Mornin' » éculé, démarrant sur un premier mouvement entre Twist et rock. Premiere partie un peu convenue, avant de reprendre les choses en mains et de redonner une certaine rudesse. Malheureusement, le titre est écourté, comme pour s'en débarrasser et revenir au slow-blues avec « You Done Lost Your Good Thing Now ». Ce soir là, B.B a l'âme romanesque.
Coda sur « Help the Poor », un peu iconoclaste avec le reste. Un peu crooner, très très légèrement jazzy, un « chaloupement » rumba, mais finalement tellement bon.
Le public est présent, réceptif, manifestant son approbation, fondant lorsque le King, de sa voix puissante (he's a real Blues-shouter) passe d'un grave profond, imposant le respect, à un falsetto aiguë, voilé et plaintif (mais jamais geignard), soutenu par des cuivres enivrants, ou lorsque Lucille (2), sa Gibson 335-S modifiée (3), prend le relais dans un solo tendu et expressif. Ses fameux soli à la tonalité clair et velouté, généralement sur la même gamme, dépassant rarement la douzième case, se résument à peu de notes et reposent sur une technique rudimentaire. Parfois répétitifs, ils n'en sont pas moins expressifs, véhéments, et se singularisent par un sens de l'harmonie. Ils sont ponctués de bends puissants et distinctifs, et d'un vibrato (manuel) particulier. A l'origine développé en essayant d'approcher un glissé au bottleneck – en l'occurrence celui de son cousin Bukka White. Un phrasé qui fera école.
Lorsque BB s'exprime, que se soit au chant ou à la guitare, ce n'est aucunement réfléchi (ou à peine), ni intellectualisé, cela vient des tripes et du cœur. Une sincérité palpable (propre aux bluesmen ?) et le public, qui n'est pas dupe et semble même parfois en osmose, y répond favorablement. BB peut à travers une seule note faire ressentir sa joie ou son désespoir.
Ce public crie, s'esclaffe de satisfaction, rit même. Il y a communion, ce fatras de hurlements, d'approbations, de sifflements, fait partie intégrante de ce remarquable live. Les discriminations et les difficultés quotidiennes auxquelles pouvaient se heurter les afro-américains à cette époque, sont balayées, désintégrées par la déferlante d'ondes chaleureuses et bienfaitrices du Blues revigorant de B.B. King. Des ondes positives qui ont, par ailleurs, servi à rassembler des gens que tout alors, ou presque, opposaient. (alors que, actuellement, la musique médiatisée paraît plutôt source de division). Car tout simplement, BB ouvre son cœur, se livre sans retenue corps et âme au public. Et cela se ressent même à travers le support castrateur du microsillon (du CD).
BB est un prophète délivrant un message d'espoir et d'amour à travers la musique. Cette musique qui a permis à des générations d'opprimés, de laissés-pour-comptes, et de victimes d'injustices de renouer, même brièvement, avec une étincelle transcendante et galvanisante. BB transporte son auditoire vers l'extase.
Il convient de mentionner le piano de Duke Jethro, ici à l'importance capitale. Bien ancré dans la tradition du piano blues qui plonge ses racines dans le boogie-woogie d'avant-guerre, il s'impose naturellement dans l'orchestration, sans effets ostentatoires ou poncifs. Bien que donnant l'impression d'être un électron libre, parce qu'il cesse rarement de jouer entre deux chansons, il ne se démarque jamais du tempo, et contribue à insuffler une facette mélancolique, tout en formant un lien indéfectible entre le chef de cérémonie et les cuivres.
Toute l'œuvre discographique de BB King des 50's au 60's est à placer au panthéon du Blues. En fait tout ce qui précède la déferlante « The Thrill is Gone ». Certes, cette reprise permit à BB de remporter son premier Grammy Awards et une reconnaissance qui touche désormais un public plus vaste, mais c'est également le point de départ de quelques arrangements frôlant parfois dangereusement une orchestration plus ampoulée, frôlant parfois même une variété de luxe US. Heureusement, la sincérité et la chaleur restitué par sa voix et Lucille resteront intacts, d'où des concerts toujours mémorables.
A 87 ans, BB tourne toujours, même si bien évidement moins qu'avant, juste pour le plaisir de transmettre l'amour du Blues, procurer du bonheur, avec humilité, à travers sa musique. Profitant d'une rencontre, opportune ou arrangée, pour jammer avec des musiciens de toute la planète.
Certainement plus que Buddy Guy et John Lee Hooker, B.B. King a été le Bluesmen le plus médiatisé.
(1) De son propre aveu, ce fut à partir du moment où il entendit à la paroisse une guitare électrique que Ben E. Riley, sept ans, y alla volontiers, pressant même sa mère, excité à l'idée d'entendre à nouveau le révérend Archie en jouer.
(2) En 1949, il joue dans un club de l'Arkansas (le Twist). A cause d'une bagarre, un incendie se propage ; tout le monde sort dans la précipitation, mais BB King ayant oublié sa guitare, y retourne, bravant les flammes, pour la récupérer. Il parvient à la sauver peu de temps avant que l'établissement ne s'embrase totalement. Le lendemain, il apprend qu'une jeune fille, Lucille, n'a pu s'échapper et a périe dans les flammes. Depuis lors, en hommage, il baptise systématiquement ses guitares « Lucille ».
(3) Initialement, pour éviter le larsen, car B.B joue fort, il bouchait les ouïes de la caisse avec des chiffons. Plus tard, Gibson lui concocta un modèle prototype sans ouïes.
Ce live est fantastique! Belle chronique.
RépondreSupprimerMerci
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