vendredi 10 février 2012

LE HAVRE d'Aki Kaurismäki (2012) par Luc B.


Aki Kaurismäki s’est fait connaître du grand public par son film barje LES LENNIGRAD COWBOYS GO AMERICA, où l’on suivait les aventures d’un groupe de rock finlandais au pays d’Elvis. Kaurismäki possède un univers bien à lui, très graphique, influencé par le film muet dans sa manière de cadrer, de raconter les choses en images, les dialogues étant relégués au second plan. En 2002, il gagne le Grand Prix à Cannes avec son magnifique L’HOMME SANS MÉMOIRE, d’une grande perfection formelle, rappelant l’univers et la manière de Jacques Tati.

Kaurismäki nous offre cette fois LE HAVRE, fort bien accueilli à Cannes mais ressorti bredouille. L’action se situe donc au Havre, et met en scène Marcel Marx, cireur de chaussures itinérant, qui recueille un jeune clandestin, dont la famille a été retrouvée dans un container sur le port. Idrissa, le jeune gabonais, a échappé à la police. Marcel et son réseau d’amis vont tenter de lui faire rejoindre sa mère à Londres. 

Le sujet nous plonge dans la réalité des réfugiés, comme ceux de Sangatte, près de Calais, dont il est fait allusion. Le film aurait pu être un drame social, un sujet pour Ken Loach ou les frères Dardennes. Mais cela est sans compter sur l’univers poétique de Kaurismäki, son goût du loufoque, du mélodrame, qui en fait une fable universelle et sensible. Il y a quelque chose d’intemporel dans ce film. En quelle année se déroule-t-il ? On paie en euros, mais le commissaire de police Monet (excellent Jean Pierre Darroussin) semble sortir d’un film de Claude Sautet, engoncé dans son imper, avec sa R16 de fonction. Un plan nous montre un exemplaire du Code Civil daté de 2002, mais une vignette auto aperçue sur un pare-brise affiche 1980. Et le taxi qui ramène le couple Marx à la fin du film est une 403 Peugeot… Et puis tous ces objets désuets qui trainent… Cela nous renvoie dans le passé, et particulièrement, je trouve, vers les films de Marcel Carné, le QUAI DES BRUMES, le Réalisme Poétique français. Il y a beaucoup de similitudes. D’ailleurs le film de Carné se déroule aussi au Havre, et on y voit cette vieille bicoque paumée dans la brume, où viennent boire les marins. La maison de Marcel Marx ressemble à ça, un truc hors du temps, avec le petit portail en bois, la remise. Comme les boutiques, la boulangerie, le bar-tabac, tout semble sortir de l’avant-guerre. Cela renvoie aussi à la maison de Jacques Tati dans MON ONCLE perdu dans les faubourgs.
C’est tout cet univers que Kaurismäki fait revivre, et bien sûr, celui de Charles Chaplin, pour ces mêmes décors, simples, humbles, pour les plans le plus souvent fixes, et pour l’histoire de ce cireur de godasses sans le sou qui recueille un gamin et le soustrait à l’autorité. On songe à THE KID de Chaplin. Vous vous souvenez que Chaplin était vitrier dans THE KID, et envoyait son gamin casser les carreaux des baraques juste avant de passer inopinément ?! Dans LE HAVRE, Marcel Marx cire les pompes devant les magasins de chaussures et se fait virer comme un malpropre ! Il y a la même humanité que chez Chaplin, la même méfiance du flic, mais pas la noirceur et le pessimisme de Carné. Tiens, comme on parle de Tati et de Chaplin… Il y a Pierre Etaix dans le film, qui joue un chirurgien, qui s’occupe de la femme de Marx… Et comment elle se prénomme cette femme ? Arletty. Ca ne s’invente pas !

Les acteurs sont formidables, André Wilms (la papa de LA VIE EST UN LONG FLEUVE TRANQUILE), Jean Pierre Darroussin, Blondin Miguel qui joue le gamin, François Monnié qui joue l’épicier, et puis tous les seconds rôles, les piliers de bars, des vraies trognes… Arletty Marx est jouée par une actrice finlandaise, Kati Outinen, qui a fait tous les films de Kaurismäki. L’interprétation participe au charme du film, des dialogues simples, très récités. Les scènes avec Darroussin sont vraiment formidables, ce flic est étrange, on le devine bon, s’opposant aux brutes de CRS. Il y a une filiation entre ce personnage et celui de Marcel Marx. On croise aussi Jean Pierre Léaud (totalement calciné) qui fait deux apparitions dans un rôle de délateur, et puis… si je dis « Le Havre » et « Rock’n’roll », vous pensez à… Little Bob ! Eh oui, car Marcel Marx a besoin d’argent pour faire passer Idrissa en Angleterre, et on lui suggère d’organiser un concert pour récolter des fonds. Roberto Piazza, alias Little Bob, accepte, à une condition : que sa femme lui présente des excuses, après une dispute pour une sombre histoire de jardinage ! Roberto fait donc une apparition, et on a droit à une chanson avec son groupe ! C’est pas beau la vie ?
La musique compte beaucoup dans ce film, à l’image de cette scène où Idrissa, planqué seul chez Marx, met en route un vieux phono, et on entend « Statesboro blues » par Blind Will Mc Tell, bluesman des origines. LE HAVRE c’est une histoire très simple, simplement racontée, sans digression, sans sous-entendus patauds, sans message à revendiquer. Mais c’est un film qui dit beaucoup, avec peu de chose. Il dit la révolte d'un homme qui en a marre de l'autorité, des injustices, qui préfère outrepasser les lois mais rester digne, humain, fidèle à son idéal. Une scène montre les flics débarquer chez Marcel. Pas de coup de matraque, de flingue, de hurlement (on est aux antipodes de POLISSE !) mais juste un geste ferme pour le plaquer sur le mur. Et bien ce geste, presque anodin dans une scène pareil, nous paraît d'une extrême violence, vue la bonté d'âme du personnage. C'est ça aussi le cinéma de Kaurismäki, l'image juste, qui juxtaposée aux autres, fera mouche, sans aucun effet particulier de mise en scène, ou de montage. Le petit suspens est entretenu sur l’avenir d’Idrissa, sur les pérégrinations de Marcel qui visitent les camps de réfugiés à la recherche de la famille du gamin, et autour de l’état de santé d’Arletty. Un film qui s’inscrit dans la veine du Réalisme Poétique, parce qu’ancré dans une réalité sociale, chez les petites gens, les ouvriers, les sans grades, le monde des clandestins, mais dont le traitement n’est pas réaliste, mais réinventé, repeint, voire fantasmé, presque irréel, et donc totalement universel. Un film drôle, tendre, touchant, qui interpelle gentiment mais ne fait pas la morale. Un petit budget distribué de manière indépendante, un peu perdu au milieu des THE ARTIST, SHERLOCK HOLMES et VERITE SI JE MENS n°3, mais qui vaut son pesant le bonheur à la sortie, une bouffée d’optimisme et d’espoir dans le genre humain. 

La bande annonce :



Et la prestation du grand Little Bob !




LE HAVRE (2012)
Ecrit, produit et réalisé par Aki Kaurismäki
Couleur  -  1h30  - format 1:85

1 commentaire:

  1. Je connais que "Ariel" de Kaurimachin ... assez barré également, tendresse, humour et violence sociale latente ... Un cinéaste assez rare sur les petits écrans, même sur les chaînes satellite ...

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