PREAMBULE
Dans l'art du trio de piano jazz, je distingue quatre tendances :
La première, issu du "jazz mainstream", un classicisme de bon aloi ne reniant pas l'apport du bop ni du blues (le pianiste accompagné de sa section rythmique). On a de très bons exemples: Oscar Peterson, Ahmad Jamal, Art Tatum, Earl Hines, et même Thelonious Monk (écouter son très bel hommage à Duke Ellington). C'est un jazz très "roots", le swing en est le principal ingrédient. La métrique et la technique sont tout aussi importants. Aujourd'hui, dans cette même lignée, on trouve Kenny Barron, Mulgrew Miller, Cyrus Chestnut ou encore Eric Reed.
Brad Mehldau |
Ensuite, vient le trio "moderne" de piano jazz, puisant ses racines dans la musique classique européenne (et même contemporaine). Le trio devient triangle équilatéral (le batteur et le contrebassiste sont tout aussi importants que le pianiste) : Bill Evans, Keith Jarrett, Steve Kuhn et toujours dans cette lignée, Fred Hersch, Kenny Werner, Brad Mehldau, Greg Reitan, Dan Tepfer. Sous catégorie (musique souvent stéréotypée): quelques trios issus du label ECM... (Marcin Wasilewski, Tord Gustavsen, Colin Wallon et bien d'autres). Le principal ingrédient est la mélodie (en général très identifiable). Mais aussi l'harmonie.
Troisième tendance : le trio issu du free jazz et de l'avant-garde. Plutôt barré mais réjouissant. Lignes thématiques brouillées. L'on trouve d'ailleurs très peu de musiciens de qualité ou s'aventurant dans cette voie. Les meilleurs ou les plus représentatifs étant pour moi Paul Bley, Mal Waldron (une africanité très marquée), Andrew Hill et aujourd'hui Matthew Shipp.
Quatrième et dernière tendance, ce que j'appelle les inclassables, avec une approche ethnique non négligeable... Parmi eux, Vijay Iyer (d'origine indienne), Benoît Delbecq (français, mais privilégiant le piano préparé) et Tigran Hamasyan (d'origine arménienne) m'apparaissent comme les plus importants, car ils essaient de redéfinir le genre, en poussant et bousculant les limites...
Bien entendu, au delà de ces catégories, il arrive qu'un trio brouille les pistes en puisant dans ces "genres"... La tendance aujourd'hui étant à la transversalité, on y trouvera aussi, dans ces trios, des influences rock (the Bad Plus), pop (EST, Mehldau) et même rap (Robert Glasper).
L'essentiel étant bien entendu le feeling et ce qu'ils racontent... Entendre une voix singulière, de la sincérité, une "histoire", tout cela me touche.
FIVE PEDALS DEEP
Dan Tepfer |
Pour les amoureux de la configuration du trio moderne de piano jazz et pour qui serait un peu nostalgique des premiers Art of The Trio de Brad Mehldau, j'ai plutôt une bonne nouvelle: ce disque du pianiste Dan Tepfer enregistré pour le compte du label Sunny Side (2010)... Le même label que cet autre pianiste remarquable qu'est Greg Reitan... Sans être un enregistrement "révolutionnaire" (terme ne voulant plus rien dire... à la rigueur on s'en fout...), je suis avant tout frappé par la sincérité et la qualité musicale de l'ensemble. Le pianiste chez qui l'on reconnaîtra l'influence majeure de Mehldau, sans le plagier toutefois, force ici l'admiration (cette façon virtuose d'utiliser la main gauche, ce côté romantique sans jamais déverser dans le dégoulinant ni la sensiblerie, le jeu de Tepfer est à la fois incisif et tout en retenue, avec un parti pris, celui de rester proche de la mélodie oblique). Magnifiquement entouré (Thomas Morgan est à la contrebasse et Ted Poor à la batterie), le pianiste propose un répertoire d'une fraîcheur inouïe (essentiellement des compositions, mais aussi un standard archi rebattu, le seul, avec Interlude 4, joué en solo absolu - "Body and Soul" -. Last but not least, une interprétation réussie d'une pièce de Jacques Brel ("Le Plat Pays").
Thomas Morgan (photo Cifarelli Phocus) |
A l'opposé d'un Benoît Delbecq, d'un Vijay Iyer ou d'un Tigran Hamasyan (à mon avis, les trois pianistes majeurs de la scène contemporaine, ne serait ce que par le fait qu'ils proposent une voix autrement singulière), Dan Tepfer propose un jazz européen, très classique d'ailleurs (on notera quelques influences du côté de Bach et de Chopin). Mieux, Tepfer chorusse avec la même aisance des deux mains (il suffit d'écouter "Peal, Repeal", plage 4, ou encore le magnifique "I Was Wonderin'", plage 10, pour s'en convaincre), bref une technique plutôt rare chez les pianistes jazz. L'autre point remarquable, c'est sa maîtrise du langage contrapuntique (autrement dit, le fondement de la polyphonie, une discipline d'écriture musicale qui a pour objet la superposition organisée de lignes mélodiques distinctes). "Back Attya" est à ce titre impressionnant. A l'heure où le trio de Brad Mehldau semble ne plus se renouveler, il est donc important d'écouter cet opus inspiré, nous offrant des interprétations accessibles mais obliques, et ayant l'avantage de ne jamais tomber dans la facilité.
Ted Poor |
Même si en concert, le pianiste ne convainc pas toujours, ici, l'on sent qu'il a vraiment travaillé le matériau. L'osmose entre les trois lascars est palpable, ainsi que les prises de risque. De la très belle ouvrage, vraiment. D'ailleurs, ce disque, je me le passe en boucle depuis que je me le suis procuré... Par contre, s'il cite Thelonius Monk comme l'une de ses influences majeures, il ne faudrait se tromper. Dans le jeu de Tepfer, on en est franchement à des années lumières. Certes, il y a un sens de l'espace marqué, mais le jeu de Tepfer n'est en rien monkien. Pour cela, faudrait plutôt se rapprocher de Matthew Shipp (quoi que celui-ci m’apparaisse dans la lignée du jeu de Cecil Taylor...). Enfin bref, peu importe, on a là une galette de toute beauté, qui devrait marquer les vrais débuts de Dan Tepfer (celui-ci après avoir travaillé aux côté de Fred Hersch - c'est la même école - signe pour son troisième album en leader un petit chef-d'oeuvre de jazz raffiné. D'une densité et d'une poésie qui laissent pantois. Le genre de disque que l'on gardera à portée de main. A noter enfin une sonorité époustouflante (bravo à l'ingé du son). A ne manquer sous aucun prétexte.
Dan Tepfer Trio "Five pedals deep"
1. All I Heard Was Nothing 6:29
2. Le Plat Pays 6:31
3. Interlude 1 (Unisons) 1:09
4. Peal, Repeal 9:32
5. Back Attya 7:48
6. Interlude 2 (Fifths) 1:02
7. The Distance 5:18
8. Diverge 6:17
9. Interlude 3 (Sevenths) 1:07
10. I Was Wonderin' 8:00
11. Interlude 4 (Sixths) 1:17
12. Body And Soul 4:11
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