Les émotions que génèrent la lecture d’un bon livre sont diverses. Une bonne tranche de rigolade pour les mémoires de Rika Zaraï, quand la prose du SALOMMBÔ de Flaubert nous ferait chavirer d’ivresse et de béatitude. Celle de James Ellroy s’apparenterait davantage à un gros coup de barre à mine dans la gueule.
Né en 1948 à Los Angeles, sa jeunesse lui est volée par un type, qui en 1958 assassine sa mère (qui faisait vaguement le tapin) dans des circonstances particulièrement atroces, et qui ne sont pas sans rappeler le meurtre célèbre d’Elizabeth Short, retrouvée dépecée dans un terrain vague en 1947, et triste héroïne de l’affaire du Dahlia Noir. Comme le meurtre de Short, celui de sa mère ne sera jamais élucidé (précisons que le dossier est toujours ouvert, et 60 ans plus tard, la police reçoit toujours des témoignages, et dénonciations). C’est un traumatisme épouvantable pour le jeune garçon, qui est envoyé chez son supposé père, mais passe son temps à trainer dehors, incapable de suivre l'école, sombre dans la délinquance, s’abreuve de drogues diverses, et arrêté pour cambriolage. Lorsque son père meurt à son tour, Ellroy quitte l’armée où il s’était engagé, et retourne à ses démons : amphèt, alcool, violence. Il est aussi marqué par une série TV très célèbre, DRAGNET ("le Badge") produit et interprété par Jack Webb. Une série policier mettant en scène un inspecteur de police d'une droiture inflexible, et dont les enquêtes étaient souvent tirées de faits divers réels. Est-ce la raison par laquelle Ellroy mêle personnages et faits réels dans ses fictions ?
De gros problèmes de santé, vers 30 ans, le feront renoncer à ses abus, et il se lance dans l’écriture de polar, dès 1981, avec BROWN’S REQUIEM. En 1986 parait UN TUEUR SUR LA ROUTE, hallucinant récit à la première personne de l’itinéraire d’un tueur en série, dont la première partie de vie, avant que le héros ne bascule dans le meurtre, ressemble à s’y méprendre au trajet d’Ellroy. Ses romans sont assez autobiographiques, mais de manière déguisée. On y retrouve toutes ses obsessions, la violence, la ville, la corruption, la politique, le sexe, la pornographie, mais aussi une fascination pour la perfection physique, la beauté du corps humain, érigée en œuvre d’art, œuvre que l’on s’empresse de détruire, de salir par perversion ou jalousie. De là une haine farouche envers ce qui n’est pas pur (selon les critères de l’auteur…) : les Noirs, les homosexuels, les communistes. Ellroy passe pour un facho, disons le franchement, ce qui n’est pas tout à fait faux… Disons que son parcours chaotique, ses désillusions diverses et répétées lui donnent quelques circonstances atténuantes. L'oeuvre d'Ellroy est aussi traversée par les femmes, êtres complexes, à facettes, à la fois perverties et protectrices, maternelles, que l'auteur façonne pour retrouver l'image de la mère qui lui a été volée. Si le personnage en soi est peu sympathique, cette personnalité controversée s’avère être un des plus grands écrivains américains contemporains.
Los Angeles, dans les années 50 |
Son talent explose à la face du grand public dès 1987 avec le premier roman de sa tétralogie baptisée « Quatuor de Los Angeles » une somme, qui sonne le renouveau du Roman Noir américain, ancré dans le mythe des Chandler ou Hammet, un pied dans les feuilles de choux à scandale, un autre les archives publiques pour y puiser sa matière première, et un troisième balancé très fort au cul de ses lecteurs !
WHITE JAZZ (1992). Ed Exley et Dudley Smith, héros récurrents, sont donc de retour, en cette fin des années cinquante. La fin du cauchemar. Ellroy, fidèle à sa technique, construit différents récits entrelacés, principal ou secondaire, autour d’une série de meurtres de clochards, de vol de fourrures et de campagne électorale. Car là encore, Ellroy dissèque les dessous peu réjouissant de la politique, il est incroyablement documenté, mêlent toujours réalité et fiction. Et toujours ses obsessions, le sexe, qu'on vend, films ou photos pornos réalisés dans des barraques infâmes, pédophilie, zoophilie, le catalogue des perversions est sans limite... Je me souviens de ce roman comme un des plus dépravés de la série. Mais tous ont leur lot de psychopathes ! On retrouve toujours en toile de fond une certaine paranoïa de l'Amérique, la peur de l'autre, de l'étranger, de l'émigré, qui conduit à une radicalisation des discours. C’est dans ce livre qu’apparaît le personnage de Pete Bondurant, barbouze de la CIA, personnage fascinant, qui sera au centre de la trilogie UNDERWORLD à venir. WHITE JAZZ est sans doute un ton en dessous – toujours dans mon souvenir - du à un style de plus en plus haché.
Extraits :
Un tas de boue tout neuf - 200 dollars en liquide.
Un détour sur la route de l’aéroport : Sud Tremaine.
Un détour sur la route de l’aéroport : Sud Tremaine.
8 heures du matin – paisible, tranquille. Quatre voitures – pleine maisonnée – écoute :
Des voix dans l’allée – barytons.
Laverie, porte de communication – ouvres-la.
Tommy, JC – la table de cuisine, en train de siffler une bière.
Hein ? Quoi ?
Qu’est ce que…
JC en premier – FLOC du silencieux – la cervelle qui dégouline des oreilles. Tommy, la bouteille levée – FLOC – du verre dans les yeux.
A hurler : « papa ! »
Petit Homme ! L’Aveugle ! – tire, plus d’yeux, plus de visage.
Gloire soit rendue aux traducteurs ! L’écriture de James Ellroy se fait de plus en plus pressée au fur et à mesure de ses romans. Cela peut freiner, refroidir, donner envie de fermer le bouquin. D’autant qu’Ellroy aime superposer le récit avec des extraits de journaux, des rapports de police, des rapports d’écoutes clandestines, et plus tard, dans ses romans suivants, avec des retranscriptions de conversations téléphoniques. Ils donnent à lire des angles différents, un kaléidoscope pour que le lecteur complète sa vision des personnages. Qui trompe qui ? Chez Ellroy, tout le monde espionne tout le monde, téléphone sur écoute, micro planqués, filatures. Et les enquêteurs cherchent, questionnent, recoupent, ressortent des dossiers, consultent, trient, comparent, examinent, ne trouvent rien et recommencent.
On ne s’envoie pas le Quatuor de Los Angeles comme un roman d’Harlan Coben ou Mary Higgins Clark. Des auteurs qui ne boxent pas dans la même catégorie (et la boxe, justement, est un autre thème récurrent chez Ellroy). Mais quand on parvient au sommet, au bout des 2248 pages, on peut se dire qu’on vient de goûter à de la grande littérature, riche et populaire, exigeante et romanesque, une écriture qui sort des tripes, sans concession. A lire dans l'ordre, bien sûr, mais sans doute pas les uns à la suite des autres. Enfin... vous ferez ce que vous voulez, mais disons qu'une petite pause légère entre chaque bouquin évite l'overdose ! Et redisons encore, au délà du style, au delà des thèmes, au delà de ce voyage insensé dans les arrières chiottes de la première démocratie du monde, le plaisir de lire des romans policiers construits, haletants, avec son lot de fusillades, suspens, règlements de compte, et investigations minutieuses. Le Quatuor est une somme, un truc colossal, qu’Ellroy complètera par une nouvelle trilogie, qui commence avec les années Kennedy, sur fond de Vietnam, de KKK, de Cuba, de mafia : AMERICAN TABLOID (1995, éblouissant) AMERICAN DEATH TRIP (2001, le plus ardu, difficile à lire) UNDERWORLD USA (2010, éblouissant bis).
Faites-moi penser (un p’tit message dans quelques semaines…) à revenir sur le DALHIA NOIR un de ces jours, pour vous parler du livre de Steve Hodel, flic à la retraite, qui à la mort de son père trouva une photo de femme dans son portefeuille : Elizabeth Short. Question : pourquoi ? S’en suivra une enquête absolument incroyable, et un épilogue terrifiant. James Ellroy préfaça ce document, en écrivant : « J'étais celui qui pose les questions. Il fut celui qui y répondit. J'étais le sceptique. Il fut celui qui prouva ».
LE QUATUOR DE LOS ANGELES, édité en poche chez Rivage Noir :
LE DAHLIA NOIR 476 pages
LE GRAND NULLE PART 638 pages
L.A. CONFIDENTIAL 598 pages
WHITE JAZZ 536 pages
Sacré Luc, je te cite : « (car Ellroy ne sait pas faire court !) », Nous somme trois avec lui :o) (Y a pas de mal a se faire du bien)
RépondreSupprimerBlague à part, il y a des sujets que l’on ne peut pas expédier de manière lapidaire. Donc 1973 mots pour cet article géant !! (Au sens hauteur de vue, et de plume conquérant l’adhésion), bravo !
Je ne connaissais que de nom et par les films… Faut que j’approfondisse. Est-ce à lire dans l’ordre ?
Si le lecteur choisit de les lire tous les quatre, oui, dans l'ordre, impérativement. On peut aussi choisir de n'en lire qu'un (et 1 et 3 sont les lus célèbres) ou ne lire que les deux premiers. Par contre, comme je le précise, les enchainer tous les 4 me semblerait un peu difficile à digérer !
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe viens tout juste de découvrir ce blog, donc bon mon commentaire arrive longtemps après l'écriture de l'article, j'en suis désolé.
Je voudrais revenir sur l'aspect facho de Ellroy. Certes il est assez à "droite", il le dit lui même. Mais le terme me semble un peu exagéré et il serait dommage que des lecteurs potentiels se privent de le découvrir pour ce motif.
En effet il se positionne publiquement contre la peine de mort par exemple.
Pour ce qui est du racisme il a récemment eu une relation, qu'il qualifiait de passionnée, avec une jeune femme juive ( pourtant les insultes raciales dans contre les juifs sont très présente dans son oeuvre ). Dans sa dernière trilogie (que je n'ai pas encore lu) il semble qu'il fasse intervenir le KKK, et je doute que cette "organisation" soit mise en valeur.
Quand à son homophobie, je n'en suis pas non plus totalement convaincu. Dans le quatuor le personnage de Danny Upshaw ( Le grand nulle part ) est un homosexuel, et est aussi le perso le plus touchant du quatuor, et probablement le plus droit ( avec peut être Ed Exley ) en plus d'être un excellent flic.
Après oui, Ellroy tient un discourt très "viril" ( avec les connotations péjoratives que peut prendre ce mot aujourd'hui ) mais c'est aussi un auteur obsédé par le réalisme de ton de ses personnages. Or les USA de cette époque étaient loin d'être un model de tolérance. Alors oui ces personnages balances des insultes comme d'autres des balles avec une mitraillette ( lui même jure beaucoup dans ces prestations publiques au moins on est pas trompé sur la marchandise ) mais il faut faire une différence entre un auteur et ce qu'il dépeint.
Ce n'est pas parce qu'on s'intéresse à une forme de violence morale, physique ou verbale, avec une grande fascination il faut le reconnaître, qu'on l'approuve...
Ce discours raciste et homophobe, même s'il est présent ne me semble pas être valorisé par l'auteur... D'une certaine façon le procédé me semble par certains point similaire à celui employé par Spinrad avec son roman Rêve de Fer qui en décrivant des héros nazis fait en fait une dénonciation de cette idéologie...
Certe Ellroy ne dénonce pas ces comportement, pas vraiment, mais le traiter de facho impliquerait qu'il leur trouve une justification, ou une excuse...
Or ce n'est pas ce que j'ai ressenti, mais je peux me tromper ( on peut avoir tendance à défendre les auteurs qu'on aime ^^)
Cordialement
Manuel B.
merci Manuel de ton passage. Luc l'auteur de cet article étant en vacances, je vais essayer de te répondre. D'abord Luc ne compte pas décourager le lecteur, il a d'ailleurs attribué la note maximale de 6/6 a ses œuvres. Ensuite je partage tout à fait ton point de vue, ayant plongé dans Ellroy avec la trilogie lune sanglante, a cause de la nuit, la colline aux suicidés et l'ayant suivi ensuite, sauf les derniers , j'ai un peu décroché, effet lassitude sans doute. Oui l’écriture est coup de poing, les dialogues souvent crus, les personnages violents, psychopathes, racistes ou homophobes mais moi non plus je n'ai jamais pensé à la lecture qu'il était un facho; sans doute ce style et ces thèmes sont ils le fruit de son vécu. A bientôt sur notre blog.
RépondreSupprimerMerci d'avoir pris le temps de me répondre.
RépondreSupprimerJe me doute parfaitement que Luc ne cherchait pas à décourager le lecteur ( de nos jours décourager une personne d'ouvrir un livre me semblerait en plus dramatique mais bon...) Je souhaitai juste modérer l'emploi de l'expression " facho " car je connais des gens qui refuseraient de tenter une lecture pour ce principe.
Combien de fois ai je entendu " Non je veux pas lire Dantec ou Lovecraft c'est des ...." Bon certes ces deux hommes peuvent probablement plus facilement prétendre au titre que Ellroy à mon sens... Mais ça n'en reste pas moins de grands écrivains..?
Cordialement
Manuel B.