Premier roman qui a connu un succès inattendu grâce au bouche à oreilles, LA COULEUR DES SENTIMENTS est le genre de roman que j’ouvre avec la peur d’être déçue. Non seulement les louanges un peu trop nombreuses me laissent sceptiques (oui, j’avoue, j’ai tendance à avoir l’esprit de contradiction et à vouloir dire non quand on me pousse à dire oui), mais en plus, le sujet est facilement casse gueule. Un roman sur les relations entre les communautés blanches et noires dans le Mississipi des années 60, c’est à peu près aussi original et manichéen qu’une histoire sur les relations nazis et juifs pendant la seconde guerre mondiale : difficile d’être du côté des méchants, toujours très (trop) méchants et de ne pas s’apitoyer sur le sort des gentils. Bref, rien de nouveau sous le soleil, à part le risque de sombrer dans un mélo absolu. Pourtant en même temps, j’avais très envie de me plonger dans ce livre, la couverture est belle (c’est étonnant le pouvoir attractif, ou répulsif d’ailleurs d’une couverture), le sujet peut aussi bien donner lieu à de belles émotions, et je ne courais pas de toutes façons autant de risque q’un ouvrier de la centrale de Fukushima. Je me suis donc retrouvée plongée au début des années soixante à Jackson Mississipi. Exactement à la même époque que MAD MEN (la série TV), mais pas du tout dans la même ambiance. Ici aussi les hommes dominent, les femmes restent sagement à la maison s’occuper des enfants, mais surtout il y a les bonnes noires (The Help, dans le titre en VO). Et à Jackson, Mississipi, au début des années 60, la ségrégation n’est pas une vue de l’esprit. D’ailleurs la grande question qui agite la communauté blanche est celle d’édicter ou on une loi obligeant à aménager des toilettes séparées pour les noirs dans les maisons bourgeoises pour éviter la transmission de maladies !
D’entrée de jeu, cette ambiance est parfaitement retranscrite par Kathryn Stockett. Probablement parce qu’elle a choisi décrire son roman à la première personne, mais à 3 voix, les narratrices alternant d’un chapitre à l’autre. L’auteur a donc donné naissances à trois personnages féminins qui éclairent trois facettes de cette société. Aibileen, domestique noire d’une cinquantaine d’années, sorte de nounou chaleureuse et maternelle, est sans aucun doute la plus raisonnable des trois. Son amie Minny paye son insolence par ses difficultés à garder, voire à trouver une place, en dépit de ses talents de cuisinière. Et Skeeter, jeune fille blanche de bonne famille rêve de devenir journaliste et voit sa vie changée par les conseils dune éditrice new-yorkaise : « Quand vous ne serez pas occupée à polycopier des papiers ou à préparer le café de votre patron, regardez autour de vous, enquêtez, et écrivez. Ne perdez pas votre temps à des évidences. Écrivez sur ce qui vous dérange, en particulier si cela ne dérange que vous. »
Son sujet est tout trouvé : ce sont ces bonnes noires qui vivent aux côtés des blancs, les servent, élèvent leurs enfants, se rendent donc si indispensables, mais restent des bonnes noires, sans jamais traverser le fossé que ces deux mots ont creusé. L’envie de briser le tabou et de dire tout haut se que la société a appris à taire l’oblige à trouver le soutien des domestiques, et les trois femmes vont peu à peu partager un projet, et avec lui la peur, les confessions et l’excitation. Au fur et à mesure que le projet avance, on se retrouve absorbé par l’histoire et par l’ambiance. Kathryn Stockett réussit à nous happer, à nous couper du monde le temps de cette lecture. Dans le genre « livre qu’on a du mal à lâcher », LA COULEUR DES SENTIMENTS vaut bien un polar.
Beaucoup de critiques ont dénoncé l’écriture formatée, résultat des ateliers de creative writing suivis par l’auteur. Sans doute dans la maîtrise du suspense, dans le dosage précis de l’humour et le maniement de l’émotion. Mais il y a bien autre chose dans ce roman : un ton juste et un souffle qui emporte le lecteur bien plus qu’un simple maniement des ficelles de l’écriture. Peut-être en partie parce que l’auteur est née à Jackson en 1969 et qu’elle a elle aussi grandi auprès d’une bonne noire.
Je craignais le manichéisme et le mélodrame : Kathryn Stockett y échappe complètement, notamment en cultivant l’ambiguïté de ses personnages. Les patronnes ne sont pas toutes si odieuses qu’on le pense au départ, l’insolence de Minny envers ses employeurs ne l’empêche pas d’encaisser la violence de son mari et Skeeter l’émancipée est aussi une amoureuse fleur bleue. Les nombreux personnages secondaires, certains particulièrement touchants comme la dernière patronne de Minny, sorte de Marilyn sexy et fragile à la fois, sont autant de figures qui donnent aussi son équilibre à l’ensemble en évitant au roman de sombrer dans l’excès de sentimentalisme. Et puis les relations entre noires et blanches ne sont pas l’unique propos du livre. La peinture de la société bourgeoise est réjouissante, entre la mère qui imagine sa fille célibataire aimant un peu trop les femmes à son goût, la ségrégation dont les nouveaux riches sont victimes presque autant que les noirs ou les ventes de charité en faveur des petits Africains organisées par les plus ferventes ségrégationnistes. C’est aussi un roman de femmes, parce que noires ou blanches, bourgeoises ou domestiques, mères ou filles, épouses délaissées, battues, méprisées ou aimées, elles sont l’âme de ce très magnifique roman.
LA COULEUR DES SENTIMENTS (2010), Editions Jacqueline Chambon, 525 pages.
"The Help" adapté au cinéma par Tate Yaylor, distribué par Dreamworks, prévu pour août 2011.
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