vendredi 11 mars 2011

THE ALLMAN BROTHERS BAND, "AT FILLMORE EAST" (1971) par Luc B.




Si certains alpinistes se mettent au défi de s'attaquer aux « plus de 8000 mètres » par la face nord sans oxygène (le réel exploit serait de le faire sans chaussure...) au DEBLOCNOT’ nous devons parfois se coltiner quelques armoires insurmontables ! Que ce boulot est pénible... Parce que mine de rien, ce  AT FILLMORE EAST  est un des plus hauts sommets de la célèbre chaîne GDLITW : Greatest Double Live In The World. Force est d'avouer que je ne prends pas un si grand risque que cela, ce disque faisant je crois l'unanimité, considéré par tous ceux qui s'y sont attardés comme une réussite totale. D'autant que l’édition De Luxe proposée ici, est la plus complète, la plus belle qui soit. Je ne me lancerai pas dans une analyse musicologique de chaque titre, et laisserai éventuellement le soin à mon collègue Bruno de commenter la technique sans faille des deux guitaristes, ainsi qu'à notre consultant ès-six cordes-sudiste Shuffle Master (diplômé de la Brighton School of Southern Rock, en Angleterre, dont il ne garde pas un souvenir poignant, ce qui expliquerait une certaine animosité envers la musique des grands bretons, à moins que cela ne soit à mettre sur le compte de son triple redoublement) de ferrailler avec le dit-Bruno sur les mérites respectifs de Dickey Betts et Duane Allman (eh les gars, je n'ai pas dit Warren Haynes, hein). 

Ce disque est le climax du groupe, THE ALLMAN BROTHERS BAND pourtant au début de leur carrière. Les frères Allman commencent à jouer ensemble dès 1967, sous le nom de THE HOUR GLASS, et deux albums sortent dans l'indifférence totale, ils seront même virés de leur maison de disque. Nouvelle mouture au printemps 1969, avec deux albums studios au compteur : l’éponyme THE ALLMAN BROTHER BAND sorti en novembre, assez discrètement, puis IDLEWIND SOUTH l’année suivante, qui connut un succès critique et public, avec des morceaux plus formatés, adaptés aux passages radios. 

Le Fillmore East, salle mythique newyorkaise, ouverte le 8 mars 68
THE ALLMAN BROTHERS BAND c’est l’association de deux frères, Gregg et Duane Allman, respectivement organiste/chanteur, et guitariste du groupe. Dickey Betts (guitare) Berry Oakley (basse) Butch Trucks (batterie, et accessoirement l'oncle du guitariste Derek Trucks) et Jay Johanny Johanson (batterie, percu) complètent la première formation de ce groupe, qui en verra défiler un certain nombre dans les années à venir. Nous sommes dans le sud des Etats-Unis, à Macon en Géorgie, et le groupe est nourri des influences rock, country, blues, jazz modal, et de l’époque psychédélique. Grands cônes fumants, petites pilules multicolores, blues et chorus à rallonge, tel est le programme des réjouissances. THE ALLMAN BROTHERS ne donnent pourtant pas dans les improvisations irréelles et planantes d’un GREATFUL DEAD, ou délires psychotiques de Syd Barrett avec PINK FLYOD, ni au concours égo-centro-bruitiste de CREAM. Nous ne sommes pas non plus dans le boogie-bourrin interminable de CANNED HEAT (que j’aime beaucoup au demeurant). Non, on serait davantage dans la veine de DEREK AND DOMINOES, voire de TEN YEARS AFTER (en moins heavy, et sans connotation country), dans le sens où, même si les musiciens partent dans de très longues chevauchées, ils savent où ils vont, et surtout comment y arriver. On pourrait relier aussi le style des ALLAMN’S aux expérimentations d’un John Mayall, qui fusionne Blues et Jazz, et toute une ribambelle de groupes britanniques qui ont les pieds dans le Blues, et la tête dans le rock psychédélique. Bref, une musique libre, mais la bride est solidement tenue, comme dans le jazz, une musique que Dickey Betts (guitariste et compositeur) affectionne particulièrement, avec un fort accent country (on n’est pas dans le sud des States pour rien…). Le terme de blues progressif est sans doute plus approprié (et là mon regard se tourne vers Christian...). D'ailleurs, le batteur Butch Trucks répondait lorsqu'on l'interrogeait sur l'influence du groupe sur LYNYRD SKYNYRD que les ALLMAN'S "ne faisaient pas la même musique, et étaient à leur début un groupe de jazz qui jouait très fort". L'influence des ALLMAN'S se ressent davantage chez le MARSHALL TUCKER BAND si j'en crois leur album live STOMPIN ROOM ONLY (sorti avec 25 ans de retard en 2003).



C’est donc sur scène que les frérots Allman se sentent le mieux, et avant l’enregistrement de ce double album, ils étaient déjà passés quatre fois au Fillmore, salle de spectacle mythique appartenant à Bill Graham (le West à San Francisco, et le East à New York). D’abord en troisième partie de programme, décembre 1969, derrière BLOOD SWEAT AND TEARS, puis gravant un à un les échelons jusqu’en haut de l’affiche (je m’voyais déjà…). Jusqu’à ces 12 et 13 mars 1971, gravés à jamais dans l’esprit des spectateurs présents cette nuit-là, et pour les autres, gravées sur deux galettes en vinyle, malheureusement trop courtes pour contenir tous les trésors exécutés. Deux titres présents sur l’album ont été enregistrés plus tard, « One way out » et « Midnight rider », le 27 juin 1971, lors du concert de fermeture du Fillmore. Les ALLMAN partageaient alors l’affiche avec THE J GEILS BAND et Albert King.

C’est en 2003 que sort cette édition  AT FILLMORE EAST DE LUXE  qui regroupent les morceaux du double vinyle, avec d’autres éparpillés un peu partout, sur des anthologies, ou EAT A PEACH (1972). Les bandes ont été prodigieusement remasterisées, laissant entendre les moindres nuances de jeu des musiciens, les moindres coups de cymbales (deux batteurs officiaient dans le groupe dans une alchimie quasi parfaite, une idée de Duane qui argumentait : "Si James Brown y arrive, pourquoi pas nous!" ), et apprécier les séduisants et précieux entrelacs des deux guitares, qui font la marque du groupe, Duane Allman officiant au bottleneck. Une merveille absolue. Car avec les ALLMAN BROTHERS on a affaire à de très bons musiciens, individuellement, mais surtout à un groupe très cohérents, très à l’écoute, en parfaite osmose. Il est vrai que les morceaux phares du groupe étaient souvent joués, les musiciens arrivant à un niveau de perfection rare, maîtrisant leur sujet, et donc pouvant se permettre des improvisations qui ne tournaient pas au simple tour de force, ni à la démonstration en solo. Ces types là jouaient magnifiquement le blues, et le morceau d’ouverture « Statesboro Blues » de Will Mc Tell en est l’exemple type, une version quasi définitive de ce classique, où la slide de Duane Allman brille de mille feux. Même constat pour « Stormy Monday » de T Bone Walker, dont les blancs-becs de Géorgie nous offrent une de mes versions préférées, toutes en nuances, s’offrant même un changement de tempo au moment du chorus d’orgue. Gregg Allman n’est pas un chanteur d’exception, sa voix est même aux antipodes des timbres granuleux des bluesmen, mais il y met du cœur, de l'émotion, et au final, c’est ce qu’on attend d’une reprise Blues.


Dickey Betts et les deux batteurs
C’est par des morceaux courts que le concert commence, des reprises de Muddy Waters « Trouble no more » ou de Elmore James « Done somebody wrong », le « Stormy Monday » précité, qui déjà fait quasiment 9 minutes, avant de lancer les hostilités avec « In memory of Elizabeth Reed », un instrumental de 13 minutes composé par Dickey Betts, qui respecte les règles en vigueur dans le jazz (exposé du thème, deux fois, les chorus, et retour au thème). Une réussite totale, d’une richesse infinie. On enchaine ensuite avec « You don’t love me » boogie découenné* de 19 minutes où vient se greffer l’harmonica de Thom Doucette (aussi présent sur trois autres titres), puis un « Whipping post » de 23 minutes, extraordinaire morceau, puissant, déchirant, désespéré, sublimé par Gregg, et une fois de plus tricoté avec un soin maniaque. Sometimes I feel, tadatatatada, sometimes I feel, tadatatatada, Sometimes I feel… like I’m dying… Je chiale, mais de bonheur. L’ascension se poursuit jusqu’au sommet « Mountain Jam », 34 minutes d’impro instrumentale bluezy/funky autour d’un thème composé par Donavan « There is a mountain ». La soirée se clôt sur « Drunken hearted boy » d’Elvin Bishop, présent ce soir-là pour chanter avec le groupe, alors que derrière le piano, officie Steve Miller. Entre temps, on aura eu aussi le délicieux « Midnight rider » moins de 3’ chrono, dans une veine country-folk impeccable. Seul « Hot lanta », instrumental de 5 minutes, joliment exécuté, n’apparaît pas aussi prestigieux que les autres titres.
 

Il faut, pour être honnête, émettre un petite réserve tant qu’à la longueur des morceaux, qui mettent un certain temps à se finir. « Whipping post »  dans une moindre mesure (qui pouvait s'arrêter à 19' après le petit motif de "Frère Jacques") mais surtout « Mountain jam » qui semble parfois un peu pompeux, tourner sur lui-même, les musiciens se laissant transporter jusqu’à plus soif (le concert de 23 heures s’est fini à 6 heures du matin !), euphorisés par le public, l’ambiance light-show sur l’écran dressé derrière la scène, et les vapeurs d’herbe qui emplissent les lieux. La version  sur le LIVE AT LUDLOW 1970 fait 45 minutes ! Comme un paquebot, tous moteurs inversés, met 20 kilomètres à s’arrêter, les titres longs des ALLMAN semblent parfois ne plus finir, les musiciens cherchant une issue, rallongeant sans cesse un motif, ce qui peut parfois lasser l’auditeur. Mais la richesse et la qualité des interprétations, ce soir-là, nous fait littéralement chavirer, cette musique enivre, et laisse pantois quand on sait l'âge de ces types-là. Il est bien difficile de passer à autre chose ensuite, tant les ALLMAN'S BROTHERS ont amené leur Blues jusqu'à la perfection. Pour paraphraser je ne sais plus qui, le silence après les Allman's brothers, c'est encore du Allman's brothers.  

 

Duane Allman

Le groupe n’ira guère plus loin dans sa formation d'origine. Le 29 octobre 1971, Duane Allman se tue dans un accident de moto. Il avait 24 ans. Une comète au talent fulgurant dans le monde du rock, qui avait trouvé sa vocation après avoir vu BB King sur scène, et dont Eric Clapton avait fait son alter-ego sur l’album LAYLA, lui proposant même d'intégrer définitivement sa formation. L’autre grand groupe de Southern Rock, LYNYRD SKYNYRD lui a dédié sa chanson « Free bird ».

Article du DEBLOCNOT' sur LAYLA de Derek and the Dominoes :
http://ledeblocnot.blogspot.com/2010/10/derek-and-dominoes-layla-and-other.html 


* Boogie découenné (bogae découenus) : expression latine francisée, terme de musicologie, utilisée pour la première fois dans un article du Déblocnot’ le 11 mars 2011. Ce dit d’un morceau de musique américaine de style boogie interprêté avec finesse, par opposition à un rendu brut de décoffrage, tel que nous en offre Status Quo. Par extension : jambon découenné, dont on a retiré la couenne. (Syn : dégraissé)

Le concert de mars 1971 n'avait pas été filmé, mais il existe des images d'une autre prestation au Fillmore East, en septembre 1970. Je vous ai choisi "In memory of Elizabeth Reed", dans une version de 8 minutes. La qualité du son et des images sont ce qu'elles sont... mais le document est précieux. J'adore les plans où on voit les deux batteurs de profil, dans la profondeur, travailleurs de l'ombre qui triment pour assurer le tapis rythmique aux solistes.  









THE ALLMAN BROTHERS BAND "LIVE AT FILLMORE EAST" EDITION DE LUXE (2003)
les titres en pourpre figuraient sur le double vinyle d'origine (1971).
1. Statesboro Blues 4:17
2. Trouble No More 3:43
3. Don't Keep Me Wonderin' 3:27
4. Done Somebody Wrong 4:33
5. Stormy Monday 8:48
6. One Way Out 4:56
7. In Memory of Elizabeth Reed 13:04
8. You Don't Love Me 19:24
9. Midnight Rider 2:55
10. Hot 'Lanta 5:20
11. Whipping Post 22:53
12. Mountain Jam 33:39
13. Drunken Hearted Boy 7:33

3 commentaires:

  1. Shuffle master11/3/11 21:18

    Parfait. Rien à dire. Un de mes premiers achats, en Allemagne, chez mon correspondant allemand à Dusseldorf, à sa sortie. Fascination totale: la musique, la photo intérieure, la pochette avec les jeans qui cassent sur les bottes. C'est bien simple, je ne m'en suis jamais remis. Acheté deux fois en vinyle, deux fois en CD, le dernier dans la version Chronicles: il me manque Midnight Rider, mais j'ai des versions différentes de plusieurs morceaux (second show). Bonne remarque sur le jazz. Avant tout, les Allman swinguent. Meilleurs morceaux à mon avis; Statesboro Blues et In memrory of...S'il n'en reste qu'un ce sera celui-là. Merci.

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  2. J'adore ce disque, Statesboro Blues, You don't love me, Done Somebody Wrong ; toutefois, je trouve les 23 mn de Whipping Post un peu lassantes.
    Par contre, plus que la paire de gratteux, j'affectionne particulièrement la voix de Gregg, son orgue Hammond avec cabine Leslie, et le duo de batteurs. Deux batteurs !! Pour des patterns groovies à souhait. Si la version Deluxe apporte vraiment quelque chose de plus à la définition des percussions, alors je suis preneur.

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  3. Le pied modèle Dingo, ce skeud !
    (Rockin' appréciera la référence culrurelle)

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