Ce qui est fou avec ce film, c'est que dès les première images, on sait que ça va être immense. Un premier plan comme celui-ci, mythique, ne peut qu'être la promesse d'un chef d'oeuvre.
Une porte s’ouvre : principe du cadre dans le cadre. Le noir du contre-jour autour, et la lumière intense du désert en face. Une femme s'avance sur le seuil, la caméra l'accompagne avec un travelling avant, on sort avec elle, et là c’est tout le panorama de Monument Valley qui se déploie (alors qu’un carton indique qu’on
est au Texas !). Elle porte sa main au front pour se protéger du soleil, elle regarde au loin, fébrile, elle semble attendre l'arrivée d'un cavalier. Combien de
plans avons-nous vu chez John Ford de ces femmes, droites dans leur
dignité, qui attendent leurs hommes ?
On est tellement subjugué
par la beauté du plan, le décor grandiose, qu’on ne remarque pas le truc qui cloche : comment cette femme, depuis l'intérieur de sa maison, a su que ce type arrivait ? Il est tellement loin qu'on ne le voit même pas à l'image. Ce n'est pas une erreur de la scripte. John Ford savait ce qu'il faisait. On va comprendre après. En quelques images, le réalisateur va nous envoyer des informations.
Le cavalier poussiéreux qui arrive, c’est Ethan Edwards, vétéran
de la guerre de Sécession (il a gardé son sabre de cavalerie) qui a
sans doute fait la barbouze ensuite sur le front mexicain (car la guerre a duré 4 ans, mais on entend qu'il s'est absenté le double + la
médaille qu’il offre à sa petite nièce Debbie). Il revient chez son frère Aaron. La femme est donc sa belle sœur, Martha, que Ethan va embrasser amoureusement sur le front, alors que le frangin n’a droit qu’à une poignée
de main. On ressent l’émotion de Martha, elle rentre à reculons, pour ne pas perdre des yeux Ethan, en profiter chaque seconde, et là on comprend : elle a dû être éprise d’Ethan, pire, elle l'aime encore, mais la vie a fait qu’elle n’a pas épousé
le bon. Voilà pourquoi elle le sent arriver...
Les
non-dits participent à l’aura exceptionnelle de ce film, plein de mystères,
comme le réel passé d’Ethan. D’autres moments confirment l'hypothèse, les échanges de regards, ou lorsque Martha caresse le manteau d’Ethan avant que celui-ci ne
reparte. Un amour platonique, secret de famille, qui n’échappe pas
au révérend Clayton, joué par l’excellent Ward Bond. Ethan
Edwards est un solitaire, il n’a pas de
foyer, pas d'enfant, sa fille par défaut, c'est sa nièce, celle qu'il faudra tuer. Le plan final reprend le même dispositif que le
premier, mais inversé, Ethan repartira, seul, et la porte se
refermera.
C’est un violent, un raciste. Voyez comme il regarde
avec dégoût Martin Pawley, le fils adoptif, au teint de peau sombre
: « - tu passes pour un métis - J’ai 1/8 de sang cherokee,
le reste vient du Pays de Galles » se défend le jeune homme. Ethan Edwards, un confédéré, a perdu sa guerre. Il doit se trouver une
autre cause, d’autres ennemis parmi les basanés, mexicains ou
indiens, c’est du pareil au même, des intrus. Et ce prétexte, il
va le trouver après le massacre de sa famille par les Comanches. Alors que Ethan, le capitaine des rangers Clayton (qui est aussi
révérend !) et quelques autres recherchent la présence des
Comanches dans la région, ceux-ci profitent de l’absence des
hommes pour attaquer les ranchs. La scène est superbe. Aaron Edwards
entend dans la nuit un hululement, comprend que c’est un signal
indien, il ferme les volets de la maison, décroche son fusil. Martha
comprend aussitôt, mais ne veut pas effrayer les enfants. Lorsque
leur fille aînée Lucy allume une lampe, sa mère lui crie « Non ! »
et souffle sur la flamme. Lucy comprend à son tour, et pousse un
hurlement. C’est un prodigieux moment de mise en scène.
Lorsque
les hommes reviennent, la bicoque n’est qu’une braise fumante, et
dans une annexe, Ethan trouve les cadavres des Edwards. Mais il
manque Lucy et Debbie, les filles, enlevées par le chef Comanches,
Scar. Commence alors pour Ethan Edwards et Martin Pawley, une longue
quête pour les retrouver. En VO le film s’appelle « The
Searchers » : les chercheurs.
Bon, on ne va pas y aller par
quatre chemins, LA PRISONNIÈRE DU DÉSERT est un chef d’oeuvre,
sans doute un des plus beaux films de John Ford. On reproche, à
raison, au western d’être souvent manichéen, celui-ci est
complexe et ambigu si on le regarde attentivement, à l’image du personnage joué par John Wayne,
qui trouve en Ethan certainement son plus grand rôle.
Le regard
noir, agressif, jouissant presque lorsqu’il abat des bisons par
ivresse de violence : « Autant que les Comanches n’auront pas
à manger ». Lorsqu’il dit à propos de Debbie, après
plusieurs années de recherche infructueuse « elle est devenue
une des leurs », Martin Pawley comprend qu’il devra être là
le jour où ils la retrouveront, pour la protéger contre la vindicte
raciste de son oncle. Avec les années, Debbie est en âge d’être
la femme de Scar, d’être souillée par un sang indien, pire, de
procréer, elle représente désormais une menace, ce que Ethan déteste le plus. Scène magnifique où Martin fait rempart de son
corps, entre Debbie et Ethan, qui braque son arme sur elle.
Certains ont dit que c'était un film raciste, rien que ça, parce que les indiens sont décrits comme des sauvages sanguinaires. La famille de Scar a été massacrée
par les blancs. Il ne fait que reprendre ce qu’on lui a pris.
La découverte du cadavre de Lucy est une scène très forte, tout
est laissé hors champ, ce qui en décuple l’effet dramatique,
comme la vengeance vaine de son fiancé, dont on comprend uniquement
par l’écho de coups de feu, au loin, qu’il a lui même été
tué. Donc oui les Comanches tuent.
Mais John Ford montre aussi Ethan tirer dans les yeux des indiens morts, les scalper, et la tuerie perpétuée dans le camp
indien par l’armée américaine, qu'on voit repartir fièrement, la besogne accomplie. Et il s’attarde sur la mort de Look, cette indienne rondouillarde que Martin a épousé sur un malentendu, moquée quelques scènes plus tôt, qui prêtait à sourire, et qui maintenant représente à elle seule les
victimes innocentes de la nation indienne.
Les séquences d’anthologie se
bousculent, les montagnes de Monument Valley, des plaines enneigées,
le désert aride, les chevauchées, les poursuites et fusillades,
celle, superbe, au bord de la rivière où Clayton intime à Ethan Edwards d’arrêter de tirer pour que les indiens puissent emporter
leurs morts. Des moments qui contrastent avec l’intimité des
scènes d’intérieurs, ces petits détails du quotidien, le
rocking-chair du vieux Moise, le bahut, les lettres qu’on lit en trébuchant
sur les mots, Lars Jorgensen qui chausse ses binocles alors qu’il
est analphabète !
La marque de Ford, ce sont ces scènes gouailleuses et gueulardes. Comme au début, l’arrivée en fanfare de Clayton chez les
Edwards, puis l’effervescence du repas, filmée en un unique
plan large où se bousculent les personnages, les conversations. Puis ce travelling avant qui part recadrer la porte du fond, et l’entrée d'Ethan dans l'arène. On en a parlé à propos de Jean Renoir, de Welles aussi bien sûr, chez Ford les déplacements se font aussi dans la profondeur de champ, une autre dimension.
La gêne du Clayton est double, pour le capitaine il sait qu'Ethan est un renégat, sans doute un repris de justice, et pour le révérend, il sait que le retour d'Ethan trouble l'équilibre du couple Edwards. ça gêne sa morale.
S'il y a toujours chez John Ford des scènes où on rit, on boit, on s'engueule, c'est parce que la vie est faite de peines et de joies. Il y a quelques moments
comiques, comme lorsque Martin Pawley est surpris dans son bain par
Laurie Jorgensen (Vera Miles, qu'on reverra dans LIBERTY VALANCE, et dans PSYCHOSE) qui en a vu d’autres, elle a torché le derrière
de tous ses frères ! On admirera aussi les cadrages, qui
révèlent en extérieur des ciels monumentaux, et en intérieur des
plafonds qui prennent presque un tiers de l’image, des
contre-plongées qui grandissent les personnages.
Et puis il y a
cette merveilleuse scène du mariage. Laurie qui apparaît en robe
blanche, comme éclairée par le clair de lune, au bas de l’escalier.
Laurie qui, lasse d’attendre le retour de Martin - une seule lettre
envoyée en 5 ans - se console avec cet idiot de Charlie McCorry !
Les deux prétendants régleront leur compte dans une bagarre
homérique, comme le cinéma de Ford nous en propose souvent.
Ce
qui est très intéressant, à propos de la lettre de Martin, c’est
qu’elle sert de lien narratif à la seconde partie du récit, qui
se retrouve donc comme racontée en flashback, avec voix-off, celle de la lectrice. Procédé ingénieux,
avec deux temporalités, quelques minutes ici (le récit qui est lu) qui font des mois ou des années là-bas.
Pour ceux qui n’auraient jamais vu LA PRISONNIÈRE DU DÉSERT - ce
que je tiens comme une infamie, on en a excommunié pour moins
que ça - je ne dévoilerai pas la fin, qui touche au sublime, et là encore, multiplie les interprétations. C’est un film que je peux revoir
indéfiniment, qui vous prend par les sentiments, par les tripes, et
dont la richesse psychologique et formelle n’est jamais épuisée.
Le film a été admiré par toute une génération de cinéastes,
dont Paul Schrader, le scénariste de TAXI DRIVER. Le film de
Scorsese pourrait en être une relecture contemporaine. Le personnage joué par Robert de Niro est aussi un vétéran qui a perdu sa guerre, vindicatif, asocial, le cerveau noirci de préjugés, qui part en croisade contre ceux qu’il considère
comme des parasites, obnubilé par
sauver la pureté d’une jeune fille (Jodie Foster).
On a rarement
vu au cinéma un type aussi obstiné dans sa quête. Ethan dit à un
moment : « Les indiens en chasse, abandonnent lorsqu’il
sont fatigués, moi, je continue jusqu’à la mort ». Dans RIO BRAVO, John Wayne avait une manière toute particulière de saisir sa winchester. Regardez ici, sur le dernier plan, comment il se met de côté pour laisser entrer sa famille, tourner sur lui même puis repartir, le pas lourd, résigné, le corps fatigué. Superbe !
Je crois que malheureusement tu te fais beaucoup d'illusions en menaçant d'excommunication (je sais pas c'est quoi) ceux qui n'auraient pas vu le film. Ça va faire du monde. Je peux affirmer que la détestation de toute forme de culture, même le western, ou le jazz, bientôt le rock, bat son plein. Quant aux personnages ambigus, tu te crois où? A comparer avec les 10 millions (et plus) de spectateurs qui sont allés voir cette misérable daube Un petit truc en plus (j'ai tenu 25 minutes en faisant de gros efforts). S'agissant de western, à signaler la sortie en poche de Seuls sont les indomptés de Edward Abbey, magistralement interprété/réalisé par Kirk Douglas (un des mes westerns préférés avec Le Cavalier électrique). La Prisonnière du désert, film magnifique, évidemment.
RépondreSupprimer"Seuls sont les indomptés" : superbe. Merci pour l'info, en bouquin ça ne doit être mal non plus. Pas vu le "P'tit truc en plus", et pas spécialement pressé de le voir, mais comme déjà expliqué ici, rapport au financement du cinéma (français) je me réjouis toujours qu'un film fasse autant d'entrées.
SupprimerL'éternel débat entre ce qui relèverait de la "culture" et ce qui relèverait du "divertissement", entre "ceux qui savent" et les autres... Je ne vois pas en quoi le rock entrerait nécessairement dans la première catégorie. Je n'ai pas vu ce film (pas plus que "Un petit truc en plus"), je n'aime pas (trop) les westerns et trop vieux.
RépondreSupprimerShuffle Master.
SupprimerD'accord sur le verdict, très grand film. Meilleur rôle de John Wayne, ce personnage ambigu avec ses zones d'ombre, loin des personnages simplistes et monolithiques qui étaient sa marque de fabrique.
RépondreSupprimerProjet bien mégalo, Ford a fait construire un village, a fait tracer des routes, amener l'eau et l'électricité en plein désert pour loger les 300 personnes de l'équipe du film (bonjour l'empreinte carbone dans un parc national qui plus est). Certains ont vu dans le film ne mise en abyme et une critique du maccarthisme, une sorte de chasse aux sorcières pendant des années qui finit bien avec le "revirement" final de Wayne.
Debbie est joué par les deux sœurs Wood (Lana enfant et Natalie à la fin)