Quand on entame un bouquin dont il est écrit en quatrième de couverture qu’il est un chef d’œuvre de la littérature du XXème siècle, ça refroidit, on y va à reculons et pas feutrés. Mais dès la première page, voire dès la première phrase « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace »… on se dit qu’on tient là un truc assez formidable.
La phrase « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution » reviendra plusieurs fois dans le roman, récurrence presque comique, puisqu’on attend justement la fameuse scène du peloton où le personnage est censé être exécuté. Cela crée un suspens, une manière de faire saliver le lecteur.
Le moteur de ce roman n’est pas seulement l’intrigue en elle-même, mais aussi l’écriture, le style. Si on fait un parallèle avec le cinéma, ce serait comme un film de Max Ophuls, de Murnau, où une caméra virtuose mènerait le récit, en serait presque le personnage principal, qu’importe ce qu’on raconte, l’important est comment on le raconte. Le style de Gabriel Garcia Màrquez est époustouflant, généreux, drôle et truculent, un feu d’artifice qui vous en met plein les mirettes.
CENT ANS DE SOLITUDE est une saga familiale qui survole sept générations, sans repère chronologique. Les mariages et naissances se succèdent, mais même si on suit les évolutions techniques, on a l’impression de rester toujours à la même époque. D’abord parce que tous les personnages se prénomment pareil, et les évènements semblent se répéter comme dans une spirale sans fin, l’auteur n’hésite pas à dévoiler ce qui se passera dans 10 ou 20 ans, par fines allusions. A vrai dire, on ne sait pas s’il y a des flash-back, des flash-forward, tant la temporalité du récit nous échappe.
On fait d’abord connaissance avec José Arcadio Buendía, l’homme qui a crée la ville de Macondo, imaginée et conçue pour que tout le monde y vive heureux. L’homme se pique de science, se lie d’amitié avec un gitan, Melquiades, qui à chaque passage à Macondo apporte des inventions extraordinaires, une machine à faire la glace, un aimant surpuissant, un tapis volant, un traité pour découvrir la pierre philosophale.
José Arcadio Buendía et sa femme Úrsula auront quatre enfants, José Arcadio, Aureliano, Remedios, Amaranta. Il y aura ensuite Arcadio, Aureliano José (plus 17 autres Aureliano, 17 fils qu’Aureliano le colonel aura avec 17 femmes différentes !), puis Remédios la Belle, José Arcadio Segundo, à ne pas confondre avec Aureliano Segundo, puis encore Renata Remedios, Amaranta Úrsula, Aureliano le Triste. Pour ne parler que du strict cercle familial, car il y a aussi les habitants de Macondo, dont Pilar Ternera, qui tient le bordel local, d’où le lot de bâtards, de consanguinité et d’incestes qui fleurissent !
L’impression de « surplace » se ressent aussi par les évènements racontés. Dans ce livre, il y a le monde du grand et du petit. Le grand, avec une guerre civile (les libéraux guidés par le colonel Aureliano Buendia qui deviendra une gloire nationale, contre les conservateurs) qui vient bouleverser la paisible vie de Macondo qui n’avait jamais vu de soldats, ni même de gens armés. et aussi des révolutions, des voyages en Europe, l’arrivée du train, du téléphone, du cinéma, l’industrialisation, les investisseurs américains.
Et en même temps, on a toujours ce focus sur Macondo, les habitants, les maisons, les ruelles, les toitures qu’on réparent, les façades qu’on repeint, les intérieurs qu’on réaménagent de génération en génération. Macondo semble être un concentré du monde, un aimant, quiconque en part y reviendra. La famille Buendia semble en être prisonnière. D’où ces cent ans de solitude, les Buendia sont condamnés à revivre les mêmes évènements. Le grand et le petit, c’est aussi l’époustouflant destin du colonel Aureliano, un véritable mythe, qui passera pourtant la moitié de sa vie dans une petite pièce sans à fabriquer des petits poissons en or, pour les fondre et recommencer.
Il y a du fantastique dans ce roman, de la magie, du surnaturel, de l’étrangeté, qui surgit le plus naturellement du monde, et ne choque personne (ni même le lecteur). Les syndromes étranges qui frappent la communauté, la peste de l’insomnie, l’amnésie (on étiquette les objets pour se souvenir de leurs noms, puis de leurs fonctions, mais les habitants perdent aussi le don de la lecture !), Fernanda qui écrit chaque jour à ses médecins invisibles, Rebeca qui mange le plâtre des murs, le tapis volant de Melquiades, José Arcadio Buendía attaché à son arbre, les quatre ou cinq ans de pluie ininterrompue (un déluge qui renvoie à la Bible, comme d’autres aspects « miraculeux »), le laboratoire secret de la maison familiale, les parchemins prophétiques de Melquiades, la faculté du colonel à survivre aux attentats, la longévité d’Úrsula, extraordinaire personnage, à l’âge indéfini, toujours active même vieille, sénile, aveugle.
CENT ANS DE SOLITUDE est un roman foisonnant, qui file à toute allure. Il peut se passer 10 ans en une phrase ! Certaines séquences sont mémorables, la guerre civile, les complots, tout ce qui se passe autour du commerce de bananes, la grève puis le massacre des syndicalistes (scène dantesque dont on ne sait pas si elle a été imaginée par José Arcadio Segundo, seul témoin survivant), les rivalités amoureuses des sœurs Rebeca et Amaranta. Il y a ce passage où Fernanda, jusque-là réservée et soumise, agonit son mari d’injures, une litanie de reproches d’une seule phrase de trois pages !
Je dois tout de même confesser avoir ressenti une certaine lassitude (au bout de 350 pages) tant justement personnages et évènements se confondent et se bousculent. L’arbre généalogique est difficile à suivre, certains protagonistes ou intrigues sont moins passionnants que d’autres (même impression dans LES VERSETS SATANIQUES de Rushdie, les deux romans ont des points communs), cette frénésie de rebondissements devient un peu lourde à digérer. L’intérêt revient sur la fin, on a envie de savoir quand et comment s’arrêtera la malédiction des Buendia, qui ont vécu grandeur et décadence, bonnes et mauvaises fortunes.
CENT ANS DE SOLITUDE appartient à un genre appelé le Réalisme Magique (pas loin finalement du Réalisme Poétique de Carnet et Prévert au cinéma), par la capacité de l’auteur à inscrire son récit dans une réalité historique (même si les dates restent floutées, on y parle de l’histoire de la Colombie) mais en y injectant du merveilleux, du fantastique dans une spirale vertigineuse.
Netflix a produit une adaptation en 16 épisodes, réalisée en Colombie, dont la sortie est prévue cette année.
Edition de poche (Points) – 453 pages.
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