vendredi 17 mai 2024

LES MOISSONS DU CIEL de Terrence Malick (1978) par Luc B.

 

LES MOISSONS DU CIEL est un film iconique à plus d’un titre. Considéré comme un des plus beaux films jamais réalisés. Beau au sens : esthétique - mais pas que. Depuis les années 70’s, on cite souvent BARRY LYNDON de Kubrick (1975, le must), TESS de Polanski (1979), LA PORTE DU PARADIS de Michael Cimino (1980) comme sommets insurpassables. DAYS OF HEAVEN (en VO) mérite largement une place sur le podium, et on reparlera de son directeur photo Nestor Almendros.

[Richard Gere et Terrence Malick] Iconique car Malick (ça rime) le cinéaste américain le plus discret à l’ouest du Pecos. Jusqu'à il y a quelques années, il n'y avait de lui que trois malheureuses photos floues sur Google, une présence fantomatique qui renforçait le mythe. Terrence Malick est une tête, un janséniste qu'on n'imagine pas raconter des blagues de curés à l'apéro, docteur en philosophie avant de plonger dans le bain du cinéma. Il débute quand s'éteignent les derniers feux du Nouvel Hollywood, avec le superbe et âpre BADLANDS en 1973. 

Si j'osais une comparaison (et j'ose) je dirais que Malick est au Nouvel Hollywood ce que Claude Lelouch est à la Nouvelle Vague, un dissident, un mec qui ne rentre pas dans le moule. Ils ont aussi en commun l'improvisation et le plan séquence, mais la comparaison s'arrête là !

LES MOISSONS DU CIEL (prix de la mise en scène à Cannes) sort 5 ans après BADLANDS (le titre d'un fameux album de Springsteen, pas un hasard), et puis plus rien pendant 20 ans, jusqu’à LA LIGNE ROUGE en 1998. Puis rien pendant 7 ans… puis 6 ans… Et paf, depuis 2011, Malick se met à tourner coup sur coup des films expérimentaux que personne ne va voir, ce qui n'empêche pas le gratin hollywoodien de ramper à ses pieds pour être au casting, quitte à être coupé au montage. Visez le générique de LA LIGNE ROUGE, tout le monde voulait en être, c'est dire l'aura de ce metteur en scène après la sortie des MOISSONS.

Ce grand mystique devant l’Éternel a tourné un film sur Jésus il y a 4 ans, il est toujours en montage… On a parfois comparé Malick et Kubrick (ça rime, bis) parce que les deux exècrent le système hollywoodien, travaillent comme des artisans en marge des studios, imposent leur tempo, cultivent le secret, ignorent les interviews promos et les galas mondains. Vous pensez bien que Malick n'est pas venu s'encanailler sur la Croisette avec les bimbos de l'Oréal pour fêter sa Palme d’Or décernée à THE TREE OF LIFE en 2011, pensum ésotérico-imbitable mais d’une beauté confondante, Jessica Chastain n'y étant pas pour rien.

La comparaison avec l'autre ick s’arrête là, car thématiques (ça rime) et styles de mise en scène sont aux antipodes.     

L’action des MOISSONS DU CIEL commence en 1916. Bill (Richard Gere) travaille dans une usine métallurgique à Chicago, il jette des pelletées de charbon dans un four. Images très impressionnantes, au plus près de la fournaise, Malick arrive à nous faire ressentir la chaleur étouffante de l'acier en fusion. Bill s’embrouille avec son contremaître, quitte son boulot et Chicago, en compagnie d’Abby (Brooke Adams). On ne saura pas exactement pourquoi, le bruit de l'usine étouffe les dialogues. Une caractéristique du film. Les dialogues sont secondaires, Malick, comme ses personnages, sont des taiseux. Le peu d'informations est donnée en voix-off.

Celle de Linda, la narratrice du film, une ado. Elle nous dit être la petite sœur de Bill et de Abby. Doit-on la croire ? Car le film est mystérieux, n’assène aucune vérité, laisse le spectateur combler les vides. Bill, Abby et Linda forment un trio de marginaux, comme les héros de BADLANDS. La fratrie rejoint des saisonniers venus faire les moissons au Texas, sur la propriété de Chuck.  

Abby présente Bill comme son frère, mais ça jase parmi les ouvriers, on les surprend à se peloter, se bécoter en douce. L’ambiguïté du film vient aussi de cette troublante relation, à priori incestueuse. Un jeu pervers, en présentant Abby comme sa sœur, Bill n'empêche pas les autres hommes de la désirer.

A l'écran, deux univers visuels et sonores s’opposent. Celui de Bill, plein de bruits industriels, la verticalité de la ville trépidante, le train bondé d'ouvriers. Et celui de Chuck, le patron céréalier (joué par Sam Shepard), qui vit seul dans une grande maison comme posée-là, sur une nature horizontale envahie de silence, champs de blés à perte de vue. La maison est une maquette grandeur nature en contre-plaqué, construite pour les plans extérieurs du film. 

Chuck n’est pas insensible à la beauté sauvage d'Amy. Comme on le comprend, Brooke Adams est magnétique. A la fin de la saison, Chuck propose à Amy (donc au trio) de rester vivre avec lui. Ainsi né un drôle de ménage, au milieu de nulle part, mais les histoires d'amour (à trois) finissent mal, en général...

Terrence Malick dépeint le travail des moissonneurs comme un documentariste. Il filme en plans rapides les gestes, les premiers engins à vapeur, les courroies, les moteurs. Il filme l’industrialisation qu’il oppose à la nature : images de motos, avions, tracteurs, moissonneuses, voitures, et ces plans d’animaux, perdrix, grillons, lapins. Une caractéristique du cinéaste. Il fera la même chose dans LA LIGNE ROUGE, le mec est capable de partir griller des kilomètres de pellicules pour filmer des lézards ou des papillons pendant que les acteurs poireautent aux frais des studios.

Autre lubie, Malick ne filme pas n’importe quand. Pour LES MOISSONS DU CIEL ce sera à la tombée du jour, au crépuscule, une fenêtre de tir réduite à 20 ou 30 minutes pour capter la lumière rasante du soleil. Le seul moyen de raccorder les plans était donc de tourner tous les jours à la même heure (comme Polanski sur TESS). Le résultat est prodigieux, le directeur photo Nestor Almendros a capté des nuances de lumière rarement vues. Un ponte dans son domaine le Nestor, proche de la Nouvelle Vague, qui a travaillé avec Truffaut, Rivette, Rohmer, mais aussi Mike Nichols, Pakula… Le seul Oscar du film est celui de la photographie. Ironie du sort, Almendros a dû quitter le tournage pour des soucis de santé, un détail... il perdait la vue.

A l’instar de BARRY LYNDON et de son chef op’ John Alcott, LES MOISSONS DU CIEL est filmé en lumière naturelle*, y compris les scènes d’intérieur. Pour la raison toute bête qu'à l'époque, dans la maison de Chuck, il n’y a pas l’électricité. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de spots dirigés vers les acteurs pour les mettre en valeur, lisser leurs meilleurs profils, tant pis pour l’égo. Tout ce qu'on voit à l'écran a été capté par la caméra.  

Le cinéma de Malick n’est pas psychologique, le réalisateur donne très peu d’éléments pour appréhender les personnages. Les photos noir et blanc du générique, des quartiers pauvres, ouvriers, ne donnent qu’un contexte sociologique. Ce n’est pas non plus un film politique, comme pouvait l’être LES RAISINS DE LA COLÈRE de John Ford, qui mettait aussi en scène des saisonniers qui bourlinguaient de jobs en petits boulots.

Omniprésence de la nature, de la lumière (lumière divine, au sens propre comme au figuré) sont deux marqueurs du style Malick. Il y a aussi la science du montage. Malick tourne en très longs plans séquence, souvent en caméra-épaule, laissant les acteurs improviser sur une trame, plans qui seront ensuite morcelés au montage. Il n’en garde que ce qui fait sens : un regard, un geste, des instants fugaces, insolites. Les dialogues ne se pas forcément montés sur les images, ils se confondent à une voix-off, alors que le personnage est filmé au loin, ou de dos. Parce que le réalisateur a assemblé une phrase et une image issus de prises différentes. Il faut être attentif pour capter ce que dit un médecin à Chuck en sortant de sa maison : « six mois, un an… » faisant allusion à la maladie incurable de Chuck, et du reste de son temps à vivre.   

Malick alterne les focales courtes (qu’il utilisera presque systématiquement ensuite, la profondeur de champ) et les focales longues, les très gros plans de bestioles, de visages, de bulbes qui poussent (en accéléré), en opposition aux immenses plans d’ensemble sur les paysages grandioses, images magnifiquement composées, sur fond de ciel ténébreux, qui renvoient à John Ford. Quand certains autres mouvements de caméra à la grue - les saisonniers amassés sur le toit du train - rappellent l’élégance et le lyrisme de Sergio Leone ou de Cimino

Il y a une grande liberté stylistique dans les films de Malick, qui peut déconcerter. Il travaille en collage. Il amasse des kilomètres d’images, à priori sans rapport avec l’intrigue (ce qui irrite les comédiens, Richard Gere très enthousiaste à l’idée de tourner avec lui a vite déchanté) ce n’est qu’au montage qu’il créé son film, préférant souvent garder des plans vides que des performances d’acteurs.

Le grand moment, absolument inoubliable, est l’invasion des sauterelles. On en voyait un peu au début, filmées en très gros plans sur les épis de blés. Puis d'autres apparaissent dans la maison, grignotant des légumes dans la cuisine. Et d'un coup, ce sont des nuées entières, des nuages d'insectes qui envahissent l’écran, dévastent les champs, sèment la panique. Des nuisibles qu’il faut enfumer, quitte à cramer le champ entier. Séquence incroyable, filmée de nuit à la lueur des torches.

Et qui renvoie aux dix plaies d’Egypte, (z'avez lu la Bible ? ou vu LES DIX COMMANDEMENTS de Cécil Billet de Mille ?), ce châtiment de Dieu pour punir le peuple du Nil oppresseur des hébreux. Terrence Malick est un fervent chrétien, mystique, son cinéma est rempli de symboles bibliques. Voyez ce plan sur un verre à pieds tombé au fond de la rivière, comme un calice abandonné.

Autre image qui imprime la rétine, celle des deux avions qui surgissent au dessus de la propriété de Chuck, avec à leurs bords une troupe de saltimbanques qui égayera les soirées. On boit, on danse, on rit, on se projette un film. Pas n'importe lequel : « L’Émigrant » de Chaplin. Malick est fils d'immigrés syriens. Les avions, le cinéma, plus tard le side-car (rouge) : les temps modernes s'invitent chez Chuck, sans qu'il puisse rien y faire. 

Il y a ce plan sublime de Bill et Amy qu'on devine s'embrasser derrière la moustiquaire du kiosque balayée par la brise du soir. Autre grand moment de mise en scène, de montage, quand Bill est poursuivi par des flics le long de la rivière, rampant dans les roseaux, avec ce dernier regard qui renvoie au BONNIE AND CLYDE d'Arthur Penn. Mais n’en disons pas trop…   

Qui dit film merveilleux, dit musique ad-hoc. Le thème « Carnaval des animaux » de Camille Saint-Saëns résonne par trois fois dans le film, dont la musique additionnelle est signée Ennio Morricone. Le compositeur italien s’amuse à déconstruire le thème de Saint-Saëns (« Aquarium » la bande-son cristalline des montées des marches à Cannes) en inversant les accords. Le trio d’acteurs est formidable, le jeune Richard Gere imprime déjà la pellicule, Sam Shepard domine par sa classe absolue, et la lumineuse Brooke Adams, comédienne rare, qu’on avait vue dans GATSBY LE MAGNIFIQUE, L’INVASION DES PROFANATEURS (le remake de Kaufman), DEAD ZONE de Cronenberg.

LES MOISSONS DU CIEL, que j’ai eu le bonheur d’aller revoir au cinéma dans une version restaurée, supervisée par Malick himself, fait honneur à ce qu’on appelle le grand cinéma, un poème visuel d'une profondeur et d'une splendeur plastique confondante.

***********

* Tourner en lumière naturelle : utiliser uniquement le soleil comme source d'éclairage, ou n'utiliser que ce qui existait à l'époque où se déroule un film (la fameuse scène à la bougie de BARRY LYNDON), sans ajout de spots. Soit récréer la lumière naturelle du soleil (intensité, direction) lorsqu'on tourne en studio, sans tricherie ni artifice.

couleur  - 1h35 – format 1:1.85    

 

5 commentaires:

  1. Par nature, je me méfie des œuvres iconiques, des types "habités"...etc. Je ne sais même plus si j'ai vu celui-là, mais si oui, ce n'est pas jusqu'au bout, tout comme la Ligne rouge, x fois commencé et jamais terminé. Mais je n'exclus pas que les références à Springsteen, puis à Lelouch, n'aient quelque peu altéré mon jugement.

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    1. Shuffle Master.17/5/24 09:22

      Hors sujet. Quoique... Si tu peux, lis la chronique de Megalopolis dans Le Figaro, ça dépote....Oui, je sais, Le Figaro... Mais le canard fait partie d'un kiosque numérique auquel j'ai accès.

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    2. Oui, pour Lelouch, je sais, je n'aurais pas dû, ce n'est pas le meilleur service à rendre au film de Malick ! (pour Springsteen, c'est juste le titre qu'il a repris pour un album...)

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  2. Je ne suis pas abonné au site du Figaro, je n'ai lu que les premières lignes qui n'augurent rien de bon... Il faudrait que j'aille acheter le journal en kiosque, mais ma fausse-barbe est au lavage. Visiblement, a divise. J'irai me faire mon opinion tout de même, Coppola, ce n'est pas rien.

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  3. Malick, c'est comme Hendrix, ses trois premiers sont ses trois meilleurs ... sauf que Malick a décidé, ce qui n'est pas stupide en soi, de rester vivant.
    Pas foutu de dire quel est son meilleur, ces temps-ci j'aurai tendance à penser que c'est "la ligne rouge", mais celui-ci ou "badlands" sont tout autant incontournables ...

    Badlands, un album de Springsteen ? C'était pour tester ton lectorat ?

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