vendredi 22 mars 2024

LA SALLE DES PROFS de İlker Çatak (2024) par Luc B.

 

On va radicalement changer de registre par rapport à la semaine dernière. C’est ça qui est formidable avec le cinéma. Après un gros machin américain de SF en scope et numérique (DUNE 2, pour ceux qui ont raté un épisode) voilà un p’tit film allemand en quasi huis-clos au format carré. Question à cent balles : lequel des deux m’a le plus convaincu ?

LA SALLE DES PROFS est un film en apparence simple, mais qui suscite de multiples réflexions. Écrit et réalisé par İlker Çatak, allemand d’origine turque, que je ne connaissais pas, qui a raflé pas mal de récompenses, son film a été nommé aux Oscars dans la catégorie film étranger. İlker Çatak a choisi de tourner au format 1:1.37 (format carré) un choix judicieux : l’étroitesse des cadres renforcent cette idée d’enfermement, d’étouffement, l’intrigue se passe presque exclusivement dans un collège. Le cadre oblige à se focaliser sur les personnages seuls, comme scrutés à la loupe, qui sont le moteur de l’action.

Pas de scène d’exposition, on est plongé dans l’intrigue dès le premier plan : deux délégués d’élèves sont interrogés par un prof et la directrice au sujet d’un vol de téléphone portable. La prof principale de la classe incriminée, Carla Nowak, assiste à l’entretien, apprécie peu la méthode d’interrogatoire. Comme une avocate, elle informe ses élèves qu’ils ne sont pas obligés de répondre, ni désigner dans une liste de noms celle ou celui qui semble suspect. Un des délégués, Lukas, désigne un camarade.  

Plus tard, son cours est interrompu par la directrice qui demande aux garçons (pourquoi uniquement eux ?) de poser sur la table leurs porte-monnaie. L’idée étant que le voleur a pu revendre le téléphone pour se faire du fric. Le jeune Oskar, fils de la secrétaire du collège madame Kuhn, s’abstient. Il n’a pas de porte-monnaie, sous-entendu, pas d’argent de poche. On a déjà avec cette scène un indice sur les différences sociales des élèves, et des a priori liés à la condition sociale, comme pour Ali qui retient l’attention des profs. Il est blindé. Pour un immigré, c’est suspect. Les parents, turcs, sont convoqués : « si mon fils était un voleur, je lui aurais déjà cassé les deux jambes ». Ambiance.

Carla Nowak remarque des comportements bizarres en salle des profs, et si le voleur n’était pas un élève ? Elle monte un piège, grâce à la caméra de son ordinateur, et ses doutes se confirment. Elle n'obtient qu'une image tronquée, une manche de chemisier, mais suffisante pour faire part de ses conclusions à la directrice. La situation est très gênante, tout va très vite dégénérer.

Il y a quelque chose d’étouffant dans ce film, une tension qui ne retombe pas, des petits évènements qui s’enchaînent et font boule de neige. A partir un fait presque anecdotique, c’est tout un système qui semble s’écrouler. Le film brasse plusieurs thèmes, le racisme, les a priori sociaux, la rumeur, la délation, la discipline comme étendard, le consentement de la parole. Nowak accepte de répondre aux élèves qui publient le journal du collège, terrible scène aux conséquences désastreuses. Il y a un aspect thriller avec l’enquête de Carla Nowak (saura-t-on la vérité finalement ?) mais surtout ses conséquences sur la vie du collège, la suspicion qui agit comme un poison.

Il y a surtout ce personnage de prof, Carla Nowak (superbement jouée par Leonie Benesch, magnétique), qui place ses principes au-dessus de tout. Elle nous est au départ sympathique, lucide, saine, mais chaque décision pour protéger ses élèves semble se retourner contre elle, et contre eux. Sa preuve vidéo, dont tout le monde parle sans l’avoir vue, provoque l’effet inverse escompté. Nowak, maladroite dans ses principes, son mutisme, s'enfonce et la situation ne fait que se dégrader. On a envie de la gifler, de la secouer. Elle passe de référente, protectrice bienveillante, à coupable des maux qui gangrènent cette mini société.

Le scénario est particulièrement brillant, rien n’est laissé au hasard, tout fait sens. On ne sait rien, on ne voit rien des vies des uns et des autres, tout se situe dans le cadre scolaire. Les scènes entre Oskar et Carla Nowak sont poignantes, lorsque le gamin ramène dans un piteux sac plastique ses petites économies, ou la scène du Rubik’s cube. La mise en scène convoque souvent le hors champ, rappelle parfois le ELEPHANT de Gus van Zant, par le format d’image et le huis-clos dans le collège, la mécanique qui mène au drame, la symétrie des plans dans les dernières scènes. İlker Çatak montre par l’image le trouble et les hésitations de son héroïne, comme cette scène où tous les personnages sont habillés du même chemisier à fleurs de la suspecte piégée en vidéo.

Le film montre comment une société se pervertit en un rien de temps, comment les principes s’écroulent (l'Allemagne a un passif un peu lourd à ce sujet, on y pense forcément), on en ressort triste et presque en colère. Voilà un petit (grand) film qui a eu un succès fou outre-Rhin, rien n’y est ostentatoire, pompeux ou sirupeux. 

couleur  -  1h35  - format 1:1.37

3 commentaires:

  1. Shuffle Master.23/3/24 10:01

    Sont forts, ces Allemands. Sortir un thriller ayant pour cadre un collège tudesque (en ex RDA, si ça se trouve) avec des acteurs roux, et s'attirer des critiques élogieuses d'un peu partout. Chapeau.

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  2. Et oui, même si leur "miracle" (sic) est fini, "à la fin, c'est l'Allemagne qui gagne"...

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  3. Le format carré revient "à la mode". Il me semble que c'est le cas dans "Beau is afraid" d'Ari Aster, que j'ai pas du tout aimé, le pire film vu avec Joaquim Phoenix au générique.
    Sinon, Ilker Machin, jamais entendu causer, je regarderai quand ça passera sur canal ...

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