vendredi 9 avril 2021

TRAQUENARD de Nicholas Ray (1958) par Luc B.

 

Arrfff... Le Film Noir, on n'en a jamais fait le tour.  Il y a peu à propos de LA DAME DE SHANGHAÏ, j’essayais d’en classer un peu le catalogue par sous-genre, polar, détective, prison, amants maudits... Avec TRAQUENARD, ça ne va pas être simple, car la caractéristique du film est justement de flirter avec plusieurs genres. Dès le générique on se croirait dans un musical de Cukor ou Minnelli, images de frontons de théâtre illuminés, clubs clandestins (on est à Chicago en pleine prohibition) et danseuses qui lèvent la gambette.

Une fois rentré dans le club, on est dans un film de gangsters, avec table de jeux et whisky et petites pépées. Et puis arrive à l’écran Vicki Gaye, une danseuse très classe. Le personnage est joué par Cyd Charisse, partenaire entre autres de Gene Kelly dans CHANTONS SOUS LA PLUIE. ou Fred Astaire dans TOUS EN SCÈNE. Le réalisateur Nicholas Ray voulait lui donner un vrai rôle dramatique, conscient de son potentiel, il lui avait écrit une scène avec le personnage du mafieux Rico Angelo, mais la MGM a mis son veto, et imposé des numéros dansés. Si le public va voir Cyd Charisse au cinéma ce n’est pas pour des prunes, mais pour ses jambes fuselées. On a donc deux numéros chorégraphiés dans le film, dont l’un est assez proche de CHANTONS, où elle arbore une robe avec une longue traîne.

L’apparition de la sculpturale Cyd Charisse est magique, en robe rouge vermillon, dos nu, qui contraste avec le vert des tables de poker, la classe absolue. Nicholas Ray a toujours soigné les couleurs dans ses films, le rouge est autant symbole de sentiments exacerbés que le sang et la mort. Visez la photo à droite, où s'unissent robe de soirée et veines tailladées dans la baignoire. La photographie est sublime, parfois même surchargée (caractéristique des films MGM) mention spéciale à une séquence dans l’appartement de Tommy Farrell tout en camaïeux d’ocre et de marron. On retrouvera la couleur rouge lors d’une scène de procès, le chapeau de Vicky, point lumineux qui jure avec les costards gris bleu des hommes de l’assistance.

Un mot sur Nicholas Ray. Il traîne dans les cours de théâtre et y croise Elia Kazan, qui le prendra plus tard comme assistant. Dans ses films, il est souvent question de couples qui cherchent à s’aimer, mais un amour contrarié par la violence qui les entoure. Le thème de son premier film LES AMANTS DE LA NUIT (1949), un film Noir, mais aussi du splendide western JOHNNY GUITAR (1954), de la FUREUR DE VIVRE (1955, avec James Dean) et bien sûr de TRAQUENARD où la danseuse Vicky Gaye s’éprend de l’avocat Tommy Farrell, alors qu’autour d’eux règne une guerre de gangs.

Nick Ray n’a réalisé pratiquement que des films de genre, polar, western, guerre, péplum, mais à chaque fois en y brouillant les pistes. Raison sans doute pour laquelle il reste un des metteurs en scène les plus cités par ses admirateurs, Truffaut ou Godard ici, Tarantino là-bas. Par contre, quelle vie de merde ! La mort de James Dean le plonge dans le désespoir et au fond de la bouteille, autant que ce drame intime dont il est témoin : père d’un garçon né de son premier mariage, Ray épouse en seconde noce l’actrice Gloria Grahame (pulpeuse garce du Film Noir) qui ne trouvera rien de mieux que de coucher avec le gamin de 13 ans. Après ces deux faits divers sordides, faut-il s’étonner de la fibre tragique de ses films ?

Nous avons donc deux amants, éclopés de la vie, qui cherchent à surmonter leurs blessures d’enfance. Vicky dont on soupçonne qu’elle a été abusée, est contrainte de jouer les entraîneuses auprès de malfrats alors qu’elle se rêvait danseuse. Tommy (le ténébreux Robert Taylor), boiteux depuis un accident quand il était gamin (superbe scène où il revient sur le lieu de drame) prend sa revanche sur les humiliations des autres gosses en devenant un avocat riche et reconnu. Il rêvait d’une carrière flamboyante mais ne travaille que pour la pègre. Vicky comme Tommy sont donc prisonniers d'un monde de voyous. Ce dialogue avec le caïd Rico Angelo - psychopathe notoire - qui l’invite à dîner : « je veux bien m’occuper de vos affaires et de celles de vos hommes de main, mais pas m’asseoir à votre table – Pourquoi ? – Parce que vous êtes une crapule ». Boum, c’est dit.

Si la bonne première moitié du film s’attache à la liaison de Vicky et Tommy, rien de fleur bleue, on sent la fragilité des amants et la menace autour, qui rôde, environnement violent, sous-jacent. Elle vient le voir plaider au tribunal pour sauver la tête de Rico, où il accentue son claudiquement pour se rallier le jury, racontant même des bobards de montre léguée par son père sur son lit de mort (trauma de l’enfance, encore) alors qu’il les achète par kilo à un dollar ! Puis cette ellipse de temps remarquable. Vicky reçoit de Tommy un bouquet de fleur accompagné d’une carte, que le réalisateur cadre en gros plan : « Pour ces merveilleux mois passés ensemble ». Le plan suivant, Vicky entre dans l’appartement de Tommy. Ils s’embrassent comme un vieux couple. On comprend qu’ils sont officiellement installés ensemble et nagent dans le bonheur, escapades en Europe, à Venise…

Parenthèse sentimentale de courte durée,  Rico Angelo rappelle Tommy Farrell à Chicago pour s’occuper du procès d’un de ses sbires, Cockie la Motte. Dont l’acteur Corey Allen jouait déjà un voyou dans LA FUREUR DE VIVRE. Pas très fair-play face au refus de l’avocat, Rico le menace au choix : de lui bousiller sa nouvelle hanche à coups de batte de baseball ou vitrioler la jolie frimousse de sa danseuse. Rico est joué par Lee J Cobb, grand acteur de second rôle, vous connaissez sa tronche, c’est lui le flic dans L’EXORCISTE.

Il y a une scène d’anniversaire où des gangsters attablés fêtent un caïd, que Rico Angelo va copieusement massacrer après avoir déclamé tout le bien qu’il pense de lui. On songe au Bob de Niro des INCORRUPTIBLES ou à la parodie qu’en fera Billy Wilder dans CERTAINS L’AIMENT CHAUD. Le film verse alors dans le film de gangsters avec mitraillages à volonté, règlements de comptes pour garder son territoire, des plans courts, secs, ultra violents, qui renvoient aux tueries de SCARFACE, celui d’Howard Hawks, pas l’autre avec Al fucking Pacino.

Témoin d’une fusillade, Tommy Farrell est face à un dilemme. S’il parle au procureur, sa Vicky sera tuée. S’il se tait, il croupira vingt ans en prison. Donc dans les deux cas il sera séparé de celle qu’il aime : voilà le tragique chez Nicholas Ray. Voilà ce qui fait la beauté de ce film, un Film Noir teinté de mélodrame, en scope somptueux et aux couleurs chatoyantes, sans doute le dernier avant l’avènement des 60’s, où une nouvelle génération de cinéastes s’empareront du genre.

Cyd Charisse émerveille, Robert Taylor y trouve un de ses meilleurs rôles, un acteur qui n’a jamais joui d’une aura extraordinaire, héros chevaleresque en carton pâte dans IVANHOE (1952, Richard Thorpe) canaille psychopathe dans LA DERNIÈRE CHASSE (1956, Richard Brooks) on se souvient hélas de lui comme un délateur anti-communiste lors de la période maccarthyste. On croise aussi un autre second rôle connu, John Ireland et sa belle gueule de truand.

TRAQUENARD ou PARTY GIRL en VO, est un des derniers grand Film Noir, et le dernier grand film de Nicholas Ray, qui réalisera ensuite la super production LES 55 JOURS DE PÉKIN (1963, Heston, Gardner, Niven) qui faisait la joie de nos dimanche après midi sur TF1 avant que le bétonneur Bouygues rachète l'antenne, puis fuira le système hollywoodien pour du cinéma plus expérimental et se morfondre dans les opiacées. On ne le reverra que dans NICK’S MOVIES (198O) documentaire sur lui-même co-réalisé avec Wim Wenders.  

Ah ! Quel beau film !


couleur  -  1h40  -  scope 2:1.39

Eh ben voilà, encore infoutu de trouver une bande annonce digne de ce nom, à part des machins qui ressemblent à des bandes super-8 clandestines. Donc voici un extrait, pour admirer la direction artistique. Désolé... 

9 commentaires:

  1. Arfhhhh....pour moi Robert Taylor c'est Marcus Vinicius dans Quo Vadis, premier film vu au cinoche dans ma vie (je devais avoir 10 ans). Avec Sénèque qui s'ouvre les veines dans sa baignoire...Un vrai bonheur...Après ce fut Gungala princesse de la jungle (pas sûr du titre), une sauvageonne à moitié à poil...A la suite de mes commentaires, je fus cantonné à tous les Fernandel pendant quelques années...

    RépondreSupprimer
  2. Quo Vadis est aussi un des premiers film vu au cinéma, au kinopanorama de Paris, écran géant et incurvé. J'avais oublié que Taylor y montrait ses genoux de centurion. Je confonds avec La Chute de l'empire romain, avec James Mason et Sophia Loren. Je me souviens davantage de la sensation du grand écran, de ce qui y était projeté...

    "Gungala, la vierge de la jungle" et la suite c'est "Gungala, la panthère nue". Je viens d'aller voir les photos de l'actrice, je peux comprendre qu'on soit émoustillé. Mais subir les Don Camillo en représailles, c'est dur...Une éducation sévère !

    RépondreSupprimer
  3. En général, les athées réalisent les meilleurs films sur la religion. Regarder Don Camillo, c'est s'infliger un supplice amer.
    Robert Taylor, pff... pas sérieux. Je n'ai jamais vu un film où il est très bon. Son manque de naturel me débecte. Voir Johnny, roi des gangsters, par exemple, ou encore, cet autre film de Mervyn Le Roy, Waterloo Bridge. Pour moi, un acteur à mettre aux oubliettes.
    Quant à ce Party Girl de Nicholas Ray, c'est un film insupportable. Kitsch, comme je le laissais entendre dans Hot Blood du même cinéaste (L'ardente gitane).
    Allez, les gars, ne vous faîtes pas de mal.
    freddiefreejazz

    RépondreSupprimer
  4. Dans les autres faits sordides (mais bon Kazan n'était pas le seul : il suffit de se souvenir de Peter Bogdanovitch et de l'affaire du meurtre de sa compagne au début des années 80, la délicieuse mince-j'ai-oublié-son-nom...), il y a cet épisode au cours du tournage de Rebel without a Cause : Nicholas Ray flirtait avec Natalie Wood, alors qu'elle sortait également avec Dennis Hopper (sic). Entendu récemment dans le bonus consacré à ce film, là encore surcoté. Pour moi, Nicholas Ray c'est du cinéma fossilisé. Je n'en sauve que deux : In a lonely Place (le violent) et They Live by Night (Les amants de la nuit).
    Bisous très kitsch à l'équipe. ;-) ;-)
    freddiefreejazz.

    RépondreSupprimer
  5. Film insupportable... comme tu y vas ! Il a su faire son chemin sans trop s'égarer, produit par de grands studios, mais Traquenard est sans doute son dernier grand film, ensuite il a perdu la foi... Et il a su composer avec la couleur et le format scope, au contraire de beaucoup. "Johnny Guitar" est pour moi son meilleur.

    Comme je le dis, Taylor n'avait ni aura ni talent extraordinaire, il fallait de bons réalisateurs pour en sortir quelque chose. Mais c'était le système des studios, les acteurs étaient salariés, ils tournaient ce qu'on leur demandait.

    Dans le genre sordide, y'a la fille ado de Lana Turner qui surprend sa mère au pieu avec un amant, et qui jalouse, le zigouille avec un couteau de cuisine...

    RépondreSupprimer
  6. Merci pour ta réponse, Luc. Suite à celle-ci, j'ai essayé de revoir Johnny Guitar hier soir, film que j'avais découvert une première fois en salle lors d'une avant-première pour une série de projections dans le département (en 2008 ou 2009, j'occupais mes dimanches à présenter le cinéma du patrimoine avec de belles projections dans une petite commune de Gironde). Admets quand même que dans Johnny Guitar les couleurs sont franchement criardes et dépassées et même sales en DVD (édition Paramount). Au cinéma, j'avais déjà été déçu. Bon, je t'avouerai que je n'ai revu que le début et la fin, hier soir, mais c'est d'abord et surtout sur le plan esthétique que je suis rebuté, à tort sans doute (photographie, cadrages, placement de la caméra, idées novatrices ou non). On le répète à l'envie, bien sûr, que Johnny Guitar était novateur en son temps. Mais personnellement, je n'arrive toujours pas à rentrer dedans ni à aimer ce film. J'aime seulement le jeu de Sterling Hayden. Mais comment admirer Joan Crawford, peinturlurée comme elle est et manquant de naturel ? Hier soir, très tard, j'ai enchaîné avec tout autre chose : Cléo de 5 à 7 et là, je fus comblé, crois-moi. Oeuvre merveilleuse d'Agnès Varda. Sur le plan esthétique, c'est une merveille. Tu connais forcément ce film. Et en plus de ça, le film de Varda regorge d'idées superbes. Voilà un film que j'ai déjà envie de revoir !

    RépondreSupprimer
  7. Ah, j'ai oublié de signer... It's freddie... ;-)

    RépondreSupprimer
  8. Cléo, c'est sublime ! En plus, quand je me promène au Parc Montsouris (Paris XIVè) je passe toujours par l'escalier où a été tournée une scène, avec un soldat qui part (ou revient ?) d'Algérie. Varda habitait rue Daguerre, dans le même arrondissement, j'y passe parfois, on y trouve les meilleurs fromagers à l'ouest du Pécos, j'ai à chaque fois une pensée émue pour la grande Agnès !

    Les goûts et les couleurs... surtout en DVD... Oui les couleurs de "Johnny" sont criardes, mais à l'image de la tension dramatique, des rapports de forces, je trouve le scénario juste parfait, des scène sentimentales comme il faut (Crowford en robe blanche immaculée... mais l'actrice me rebute aussi) de l'action, sèche, violente, l'incroyable rôle de lesbienne refoulée tenu par Mercedes McCambridge (le duel final est un duel de femmes !), et cette parabole politique forte, maccarthysme, délation, vindicte populaire (la pendaison), lâcheté de autorités... en 1954, fallait oser ! Et puis un film avec Ernest Borgnine est forcément bon !

    RépondreSupprimer
  9. Du coup, non seulement, je vais devoir réviser mes classiques, mais je doute tellement maintenant que je vais et revoir Johnny Guitare et revisiter Party Girl... J'ai intérêt à ne pas dire trop de conneries... ;-) Bon, tu sais où me trouver, hein... ;-) A bientôt, Luc.
    freddiefreejazz

    RépondreSupprimer