samedi 28 septembre 2019

BACH – Cantate BWV 106 "Actus Tragicus" (1707) – Konrad JUNGHÄNEL (2000) – par Claude Toon



- Ah c'est gai cette semaine M'sieur Claude ! "Actus tragicus", plus ce monsieur désespéré qui se tient la tête comme s'il avait une rage de dents, et…
- Vous avez la frite Sonia ?! Surtout pour dire des âneries. Ok ce sous-titre est une bizarrerie pour une cantate chantée en allemand qui s'achève dans l'allégresse…
- Désolé mais c'est trompeur… D'ailleurs il y a quatre cantates sur cet album… Ô et puis je me suis pris la tête avec Nema… Et du coup…
- Dites Sonia, on bosse là… Les crépages de chignons et autre "actes tragiques", sans moi ! Nous écoutons une courte et très belle cantate du jeune Bach, il avait 22 ans…
- Oui c'est vrai qu'à l'écoute ça n'a rien de sinistre, ce duo de flûtes à bec est vraiment très émouvant… Je reconnais…
- Ah vous voyez, et en plus je vous offre sans doute la plus lumineuse et réussie gravure de cette œuvre célèbre, assez mal servie au disque d'après les experts…

Il n'existe pas à ma connaissance de portrait du jeune Bach. Ce portait ci-contre est daté de 1715, l'homme a la trentaine. Il ne faut jamais oublier que Bach n'a jamais connu la célébrité d'un Mozart de son vivant. Sans des "connaisseurs" qui ont redécouvert son génie, tel Mendelssohn, ce compositeur majeur serait tombé dans l'oubli…
"Actus tragicus" ne se traduit pas par "acte tragique". Juste un calembour naze pour calmer Sonia… Un traducteur latin-français me suggère "Actions dramatiques". Bof, ça ne fait guère progresser le mystère. Désolé de ne pas être un latiniste distingué, et puis on s'en fiche un peu de ce sous-titre pour une cantate chantée en allemand. Ce sous-titre a certainement été attribué lors d'une exécution à l'occasion de funérailles. Rien n'est très sûr, et la liste des personnalités défuntes prétendantes à cet honneur est large. En tout cas, il n'est pas de Bach, le manuscrit original ayant été perdu, la pérennité de l'une des plus raffinées cantates du maître a été assurée grâce à une copie de 1768.
Sympas ces mystères sur les œuvres de musique classique écrites il y a des siècles. Les mélomanes également passionnés d'histoire y trouvent ainsi leur bonheur. Et c'est mon cas. À l'époque baroque, on composait une œuvre dans la même optique que l'on rédige un diaporama PowerPoint pour une conférence de nos jours, pratiquement à usage unique ou temporaire. De nos jours, l'objectif est de vendre un max de disques en CD ou en streaming… L'imprimerie encore balbutiante à l'époque et d'une technicité pour le moins ardue pour la musique a conduit à la disparition d'un nombre incroyable de partitions non publiées, dont la moitié des cantates de Bach. Parfois, dans les fonds de bibliothèque on redécouvre une perle en cours de momification, c'est rare… Celui qui mettra la main sur la totalité des feuillets manquants de la Passion selon St Marc dont on ne possède que des bribes fera fortune chez Christie's 😀.

La légèreté de cette cantate N°106 lui a permis de bien traverser les siècles. Elle aurait été composée entre 1707 et 1708 alors que le jeune Bach est organiste de la Blasiuskirche de Mühlhausen en Thuringe. Il n'occupera ce poste que deux ans avant de partir pour Weimar commencer sa carrière exceptionnelle. Deux années pendant lesquelles Il compose ses premières cantates (la numérotation BWV n'est pas chronologique). Mühlhausen pratique le culte luthérien de tendance piétiste. Comprendre que la spiritualité doit l'emporter sur l'excès esthétique lors des offices. Cela explique le recours par Bach à un effectif très réduit :
Pour l'instrumentation : 2 flûtes à bec, deux violes de gambe et un orgue. Côté chant : quatre solistes : soprano, alto, ténor et basse. Le quatuor peut chanter les parties chorales. Donc 9 musiciens en tout et pour tout suffisent à faire briller la cantate. Il est parfois d'usage de recourir à un chœur mixte ou masculin et d'ajouter violoncelle et contrebasse… Franchement pas indispensable.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Konrad Junghänel
La discographie est abondante mais curieusement les réussites haut de gamme sont rares. Les interprétations non baroqueuses ont mal vieilli. Comme précisé en introduction, ces cantates de jeunesse font appel à un ensemble musical chambriste. Bach est le digne héritier de Schütz, compositeur de la génération précédente, auteur des intimistes petits concert spirituels.
Cette cantate exige une grande sobriété. Plus tard, notamment à Leipzig, les cantates seront plus ambitieuses, avec une orchestration plus riche et un chœur indépendant. Les textes seront plus développés, on parle alors de style italien avec des airs et des récitatifs… À titre de comparaison flagrante, je vous invite à lire la chronique consacrée à la cantate BWV 21 d'une quarantaine de minutes avec trompettes, hautbois et timbales (Clic). Dans ce cas, l'effectif peut gagner en importance, sans rien exagérer.
Même avec d'excellents artistes, je pense au disque déjà ancien de Helmut Rilling avec des chanteurs lyriques comme Peter Schreier, le risque de confusion dans la ligne de chant est évident. Pour illustrer mon propos, je vous suggère d'écouter tout ou partie d'un bien vieux disque capté à Saint-Eustache sous la direction du RP Émile Martin (toute une époque), à l'orgue Maurice Duruflé et le chœur de la paroisse très bon. Que du beau monde pour un résultat sulpicien digne de la fin du romantisme, Bach méconnaissable. Bon ok, j'ai pris un exemple caricatural, j'avoue. [Deezer] En concert, il est parfois regrettable que seuls les deux premiers rangs entendent bien, surtout sans les églises à l'acoustique médiocre. Donc ajouter un chœur ne sera pas forcément un sacrilège. J'ajoute une seconde vidéo d'un concert dirigé par Ton Koopman, illustre baroqueux devant l'éternel qui a fait ce choix. De vous à moi, ça jette, quel phrasé mystique ! Tiens, Ton Koopman a enregistré un album avec les cantates BWV 106 et 21, on ne peut rêver meilleur initiation au monde de la cantate du Cantor.
Dernier détail musicologique. On sera surpris que le ton général ne quitte jamais le médium, pas de descente funèbre dans le grave ou d'envolée séraphique dans les aigus des flûtes ou de la soprano. C'est logique, toujours cette obligation du piétisme, la musique doit susciter la prière et éviter les effets épiques. Mais bach se joue avec merveille de cette contrainte par des motifs mélodiques très articulés.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Blasiuskirche de Mühlhausen
La publication de l'enregistrement de Konrad Junghänel en 2000 avait fait grand bruit (si l'on peut dire 😀). Hélas il n'est plus disponible, sauf d'occasion, un problème récurrent chez Harmoni Mundi, la réédition s'impose. La cantate comprend deux parties qui puisent successivement dans l'ancien Testament puis le Nouveau. Son titre exact est "Le temps de Dieu est le meilleur des temps" (Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit). Sa thématique : la marche vers le salut et le paradis par la sagesse… En effet, c'est approprié pour un office funéraire, mais aussi pour une fête de réjouissance. Et en cela, le luthiste et chef d'orchestre allemand né en 1953, directeur de l'ensemble vocal Cantus Cölln nous restitue la quintessence de la foi simple et sincère de Bach. Les couleurs renvoyées par sa direction font penser aux éclats d'un vitrail. Les instrumentistes et solistes sont issus de cet ensemble :
Soprano : Johanna Koslowsky / Alto : Elisabeth Popien / Tenor : Gerd Türk / Basse : Stephan Schreckenberger
Flûtes : Beate Knobloch et Karin Van Heerden / Violes de Gambe : Imke David et Lorenz Duftschmid / Orgue – Carsten Lohff
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Nous savons que toute sa vie, Bach se passionnera pour la numérologie et bâtira ses ouvrages avec un grand souci de symétrie et d'équilibre. La liste suivante des airs et chœurs démontre ce souci :
Sonatine           -
2a Chœur avec choral - Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit. [2:35]
2b Ach, Herr, lehre uns bedenken - arioso (ténor) [4:22]
2c Bestelle dein Haus - air (basse) [6:23] 
Chœur  - Es ist der alte Bund [7:20]
3a In deine Hände befehl ich meinen Geist - air (duo alto et basse) [V2-0:00]
3b Heute wirst du mit mir im Paradies sein - arioso (basse et alto) [V2-2:13]
Chœur - Glorie, Lob, Ehr und Herrlichkeit [V2-5:27]

La sonatine fait partie des morceaux les plus inspirés de Bach comme l'aria de la 3ème suite. Une mélopée intemporelle des violes de gambe et du continuo accompagne un duo céleste des flûtes. Divin. Pour la suite, inutile de commenter une musique qui coule de source (en parlant de source, je pense à une eau pure), les chanteurs ne poussent jamais le trait tant comme solistes que réunis en mode choral. Voici les textes qui n'ont rien de funèbre ou de tragique, ils distillent une grande espérance.
2a
Le temps de Dieu est vraiment le meilleur.
En lui nous vivons, bougeons et sommes, tant qu'il le veut.
En lui nous mourrons au bon moment, quand il le veut.
3a
Entre tes mains je remets mon esprit ;
Tu m'as racheté, Seigneur, toi Dieu fidèle.
2b
Ah Seigneur, apprends-nous à penser
que nous devons mourir
pour que nous devenions sages.
3b
Aujourd'hui tu seras avec moi au paradis.
Dans la paix et la joie je pars en voyage
suivant la volonté de Dieu,
Mon cœur et mon esprit sont confiants,
en paix et sereins.
Comme Dieu me l'a promis :
La mort est devenue mon sommeil.

2c
Mets ta maison en ordre
car tu vas mourir
et ne pas rester en vie.

chœur
Gloire, louange, honneur et majesté
soient données à vous Dieu, le Père, le Fils,
et le Saint-Esprit !
Que la force de Dieu
Nous rende victorieux
Par Jésus-Christ. Amen.
chœur
C'est la vieille alliance :
Homme tu dois mourir !
Oui, viens seigneur Jésus. Viens !


~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Les enregistrements avec chanteurs d'opéras ont pratiquement tous déserté le catalogue. En écoutant la version de 1965 de Wolfgang Gönnenwein avec un orchestre baroque blafard, nous entendons des grands noms de la scène lyrique de l'époque : Edith Mathis, Sybil Michelow, Theo Altmeyer, Franz Crass. La petite cantate devient un oratorio dans lequel Mme Sybil Michelow chante "Tu m'as racheté, Seigneur, toi Dieu fidèle." avec autant de reconnaissance joyeuse qu'un crucifixus d'un gloria… La basse profonde de Franz Crass nous confronte à un Ezéchiel en pétard… (Youtube)
Ce réquisitoire un peu féroce met surtout en évidence la nécessité de réunir des voix aériennes conscientes de devoir chanter une liturgie sans vocalises dramatiques.
L'histoire des cantates au disque reste marquée par l'intégrale Harnoncourt-Leonhardt des années 70. Les options masculines sont radicales : deux garçons, soprano et alto, (Marcus Klein et Raphael Harten, membres du Knabenchor Hannover), le ténor Marius van Altena et le fidèle des fidèles Max van Egmond pour la partie de basse. La justesse du chant du jeune soprano peut être prise en défaut sur les aigus ; pas grave. Une interprétation d'une grande piété mais quand même un peu morne dans la seconde partie. Un témoignage incontournable de la renaissance du style baroque (Teldec – 4/6)
Dans les disques récents et disponibles, trois gravures se détachent du lot justement par la fraîcheur de voix spécialisées dans ce répertoire et un ensemble instrumental soucieux d'alacrité et offrant des timbres enluminés. Successivement : Le Ricercar Consort dirigé par Philippe Pierlot en 2000 (Mirare – 5/6), Vox Luminis en 2016 pour lequel Lionel Meunier fait jouer le grand orgue, cette initiative et la beauté instrumentale compensent une infime monotonie de la conception (Alpha – 5/6). Autre pépite concurrente du CD du jour, John Eliot Gardiner grâce à un travail subtil des transitions et un quatuor d'exception, sans compter une sincère spiritualité tout en insufflant une juste rigueur luthérienne. Un autre sommet gravé en 1990 (Arkiv – 6/6).  
Tous ces disques sont écoutables sur Deezer. [Philippe Pierlot] [Lionel Meunier] [John EliotGardiner]

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire