samedi 3 février 2018

PROKOFIEV – Symphonie N°6 (1945-47) – Walter WELLER – par Claude Toon



- Deuxième semaine de musique russe du XXème siècle M'sieur Claude… Après l'insolite Schnittcke, retour à Prokofiev et l'une de ses symphonies…
- Oui Sonia nous avons déjà parlé des 5ème et 7ème symphonies. La 6ème est à la fois ambitieuse, moderniste et tragique, écrite en 1945 après la fin d'une guerre insensée…
- Oui je vois… Sans doute un lien idéologique avec la 5ème, à la manière des symphonies "Leningrad" et "Stalingrad" de Chostakovitch. Je dis des bêtises ?
- Pas du tout mon petit, très bien vu même ! J'adore travailler avec vous…
- Heu, qui est ce chef Walter Weller ?
- Un violoniste et chef d'orchestre autrichien disparu en 2015. Un talent immense mais une discographie assez sélective dont des intégrales Prokofiev et Rachmaninov. Cette symphonie est très difficile à interpréter de par son écriture complexe et sa redoutable ambigüité émotionnelle. Là elle trouve un maître…

Prokofiev en 1948 (Ses œuvres sont frappées d'interdiction pour 2 ans)
13 janvier 1945. L'armée rouge va bientôt envahir la Pologne, le 29 elle libèrera Auschwitz. Ce soir-là, Prokofiev crée sa 5ème symphonie (Clic). C'est un triomphe. L'œuvre est la sœur de la 8ème "Stalingrad" de Chostakovitch. Mais sous des faux airs patriotiques perce le chagrin du compositeur vis-à-vis des 20 millions de russes anéantis par une guerre mal préparée par un dictateur moustachu berné par Hitler et qui, en 1935, décapitait la tête de son armée, ouvrant la porte en grand aux hordes du IIIème Reich en 1941.
En ce mois de janvier, Prokofiev désire (se doit) de célébrer la victoire inéluctable. L'idée d'écrire une 6ème symphonie se fait jour. Après le concert, Prokofiev fait une chute qui provoque des lésions cérébrales. Les séquelles le priveront en partie de sa mobilité jusqu'à la fin de sa vie, le 5 mars 1953, une heure avant la mort de Staline…
La composition va durer deux ans dans le domaine de Ivanovo, une grande ferme en pierre près de Moscou qui accueille à l'époque les compositeurs. La première est donnée le 11 octobre 1947 par l'orchestre philharmonique de Leningrad dirigé par Evgeny  Mravinsky. La critique est plutôt clémente pour cette œuvre âpre dont l'écriture renoue avec un modernisme que Prokofiev n'avait plus osé utiliser depuis sa 2ème symphonie composée en 1925 en France, aux grandes heures avant-gardistes de Montparnasse. Avril 1948, la chasse aux sorcières orchestrée par Staline et Jdanov commence. Chostakovitch, Khatchatourian, Prokofiev et d'autres moins célèbres sont convaincus de pervertir les attentes du peuple en termes de mélodies faciles. Amère, Prokofiev doit se plier à l'autocritique. Il n'entendra plus jamais son chef-d'œuvre sans doute le plus abouti du genre. Il faudra attendre 1958 pour que l'interdit soit levé !
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Walter Weller (1939-2015)
Natif de Vienne (1939) Walter Weller va étudier le violon et devenir un virtuose précoce puisqu'il intègre la très exigeante et élitiste Philharmonie de Vienne à seulement 17 ans et deviendra premier violon à 22 ! Il crée également le Quatuor Weller en 1959, une formation qui ne sera dissoute qu'en 1968.
Il va garder son poste de premier violon pendant 11 ans, période pendant laquelle il étudie la direction avec Karl Böhm qui dirige souvent la célèbre phalange et Horst Stein, premier chef un temps de l'Opéra de Vienne. Il complète cet enseignement avec d'autres "géants" comme Josef Krips ou George Szell… Il dirige pour la première fois les deux orchestres viennois en 1968.
Sa carrière sera internationale et il exercera ses talents à la tête d'orchestres du Royaume-Uni de 1977 à 2007, le Philharmonique de Londres notamment.
La probité caractérisait le style incisif et passionné du maestro. La discographie n'est pas aussi vaste que celle d'un Karajan mais reste incontournable. Un coffret de 8 CD existe réunissant des gravures du quatuor Weller. Enfin, deux intégrales sont considérées comme "de référence", les symphonies de Prokofiev dont nous écoutons la 6ème ce jour et celles de Rachmaninov.
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Comme toutes les symphonies de cette époque, l'orchestration est puissante et colorée :
2 flûtes, 1 piccolo, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 petite clarinette, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 2 bassons et contrebasson, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, triangle, grosse caisse, caisse claire, cymbales, castagnettes, wood-block, tam-tam, harpe, célesta, piano et cordes. (Source : Partition-Clic)
La symphonie ne comprend que trois mouvements mais d'une durée d'environ 15 minutes chacun.

"La ronde" dans les ruines de Stalingrad
1 – Allegro moderato : L'introduction bombe le torse : des accords virils et syncopés des trompettes puis des trombones, les seconds soutenus par des pizzicati des contrebasses. Expression de la force patriotique qui conduit à la victoire ou marche ubuesque de tyrans qui s'affrontent par massacres interposés ? Quelques mesures en totale opposition avec le fluide énoncé du premier thème de la 5ème symphonie. On reprochera le manque de mélodies à Prokofiev. C'est pour le moins étrange à l'écoute du premier groupe thématique très mélodique justement. Violons et altos abordent une mélopée triste d'où émerge au cor anglais et au basson un premier thème qui servira de leitmotiv à l'allegro [0:35], un climat funèbre étant assuré par un trombone et le tuba. Bois et cuivres interviennent par petites touches comme un appel lointain des âmes mortes. Le travail d'orchestration est élaboré, on entendra même des glissandi encore peu en vigueur à l'époque et quelques notes de harpes. [0:53] Les hautbois apportent une seconde idée proche de la première et ainsi un temps de médiation et de réflexion. Réflexion de Prokofiev sur le champ de ruines que les combats ont disséminés sut la terre russe comme l'illustre cette célèbre photo prise à Stalingrad. Les développements sont riches, aucun instrument ne semble oublié pour illustrer de manière concertante, de pupitre en pupitr,e la nostalgie qui tourmente l'esprit du compositeur. Les solos instrumentaux sont nombreux. [3:56] Après un thrène aux cordes frissonnantes, un troisième thème douloureux est chanté par deux hautbois. Prokofiev va jouer sur l'ambigüité de ces trois thèmes d'essence commune par leur volonté de recueillement.
[5:50] Au-delà des larmes, il y a la rage. De l'orchestre jaillit un cri ; le premier dans ce qui semblait n'être qu'une déploration précédant un hymne à la victoire qui, on le suppose, va se faire attendre. [7:48] Départ d'une marche mécanique et funeste entonnée par le cor anglais, le basson et le tuba et martelée par le piano en notes piquées et la grosse caisse plus discrète. [9:24] Seul le chant du hautbois arrive à se frayer un passage dans cette procession dramatique. [9:36] Survient enfin une péroraison rythmée au son du tambourin qui pourrait prétendre au titre de chant de victoire. Prokofiev retrouve son style farouche, un discours fracassé, une sauvagerie martelée par le wood-block. Une furie rugissante et pathétique gagne l'orchestre dans un climax apocalyptique jusqu'à la survenue d'une plainte pathétique des cuivres, notamment celle des cors [12:05]. Rien de surprenant que cette barbarie instrumentale ait heurté les oreilles attardées et académiques des censeurs. [12:35] L'allegro va poursuivre plus sereinement, mais toujours sans une once de gaité, une paraphrase sur les éléments thématiques initiaux. Un hymne ? Une lamentation ? Pour moi, plutôt une secrète symbiose des deux en forme de requiem sans spiritualité. Prokofiev avouait que la victoire était bien réelle mais souffrait en pensant aux camarades (au sens noble du terme) qui avaient payé le prix fort dans cette folie guerrière et aussi dans la répression stalinienne ; difficile dans une musique de dissocier les deux. Walter Weller offre avec le symphonique de Londres une interprétation dynamique, empreinte des tensions pathétiques qui portent cet allegro mortifère.

"Notre drapeau est le drapeau de la victoire !"
2  - Largo : [16:46] "Plus tranquille et chantant" expliquait Prokofiev à propos de ce largo. Utile précision car on en doute de prime abord, assailli par la noirceur des premières mesures, le roulement de timbales, les notes graves aux trombones et tuba, les gémissements des bois dans l'aigu. Un trait d'union inattendu avec le climat anxiogène de l'allegro. Lentement, très lentement, une mélodie apaisée va s'imposer pour tenter d'effacer les sombres pensées. L'une de ses longues phrases aux cordes typiques de la musique russe. Le compositeur croit à la victoire dans ce te deum certes, mais des notes dissonantes, principalement aux trompettes,  se font entendre, telles des ombres au tableau idyllique souhaité par les autorités. Cette introduction du largo à l'orchestration granitique n'exprime ni joie ni louange, un immense soupir de soulagement de voir l'hécatombe terminée, peut-être… [20:41] Une nouvelle thématique va enfin éclairer le paysage des steppes et forêts. Dans chant des cordes, des interventions des bois expriment la "tranquillité" mais aussi une immense lassitude. [22:36] Un développement bien rythmé intervient, aux accents conquérants, martelé par les percussions.
[25:12] Prokofiev revient à un discours plus apaisé, mais peut-on vraiment parler de chant de réjouissance à l'écoute des frissonnements de cordes [26:38], des plaintes des hautbois. Des petits duos harpe et piano, puis harpe et célesta percent enfin la nuée pour ensoleiller le paysage. [27:05] Ces petits motifs semblant surgir d'un piano ou d'un xylophone pour gamin vont accompagner le largo jusqu'à sa conclusion. Le chant et la tranquillité apparaissent enfin. Il règne une ambiance féerique renvoyant à la symphonie précédente. La musique trouve un élan festif avec les bruissements de cymbales, un esprit de danse villageoise. [31:13] Rêve ou réalité ? On se posera la question avec le retour des thèmes sombres initiaux, la rigueur de construction ne justifiant pas tout… Les dernières notes confirment néanmoins le sentiment de soulagement de la paix retrouvée…

3 – Vivace : Prokofiev s'amuse. Une musique vif-argent et guillerette s'affirme dès les première mesures du final. Le tuba joue les trouble-fêtes de manière malicieuse. La clarinette si à l'honneur dans la 5ème symphonie mène la danse. Cela dit, comme chez Chostakovitch, quelle limite doit-on tracer entre un climat jouissif et cocardier et une musique de cirque sarcastique, faussement joyeuse pour masquer la critique ouverte d'un régime qui, aux horreurs de la guerre, va substituer celles des procès en tout genre pour asseoir son pouvoir absolu. Éternelle question.
Le compositeur recourt à une forme sonate a priori classique avec nombre d'entorses aux règles d'écriture. Prokofiev peut-il ou veut-il terminer sa partition dans un style débonnaire et euphorique ? À entendre par-ci par-là des notes graves des percussions et des cuivres, lourdes de sous-entendus on en doute… [42:31] Une surprenante complainte au hautbois soutenue par des pizzicati nous ramène à la réalité. Un violon puis la flûte, seuls dans l'immensité de l'orchestre assagi, reprennent ce chant d'oiseau triste. [43:50] Les trilles inquiètes des violons introduisent la coda dans laquelle ressurgissent les thèmes terrifiants et saccadés qui caractérisent l'esprit notoirement pessimiste de cette symphonie géniale qui préfigure les audaces musicales de l’après-guerre.
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Les gravures du corpus symphoniques de Prokofiev sont nombreuses même si les trois dernières et la charmante première symphonie dite "classique" sont les plus passionnantes. La qualité de la prise de son est essentielle à une écoute exhaustive d'une telle œuvre à l'orchestration luxuriante. Certes des enregistrements de chefs russes historiques comme Mravinsky ou Rozhdestvensky existent et marquent l'histoire de la discographie, mais le son acide et précaire Melodya me les font déconseiller pour une découverte. Une exception et de taille, un enregistrement capté à Prague en 1967 dans de bonnes conditions acoustiques par une Philharmonie de Leningrad incandescente. Evgeny Mravinsky n'interprète pas, non il distille chaque note, chaque trait, chaque innovation de cette partition moderniste dont il fut le créateur. Les tempos sont diaboliquement vifs. La sécheresse de la texture sonore rend encore plus tragique et cynique le phrasé (Ah ces timbales vindicatives, les dialogues acérés des bois…). LA version en album isolé (Praha – 6+/6). Un utilisateur YouTube a cru bon de créer une vidéo. Je l'ajoute à celle commentée. Culte !
Le chef d'origine autrichienne mais naturalisé américain en 1942 Erich Leinsdorf a confié une anthologie d'œuvres symphoniques de Prokofiev (Symphonies 2, 3, 5, 6, et les concertos entre autres) dans les années 60 avec le symphonique de Boston qu'il dirigeait alors. Une direction nerveuse, au cordeau, bénéficiant justement d'une prise de son analytique. 6 CD à prix plus que modique mais sans livret (RCA – 5/6)
La palme de la clarté et de la prise de son aérée revient à Seiji Ozawa toujours très à l'aise avec les effectifs imposants. Les couleurs de la Philharmonie de Berlin en 1992 sont magnifiques, la direction se veut subtile sans excès combatifs. Poignant (DG - 6/6).

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