- Tiens M'sieur Claude, un article sur une B.O. précise ? C'est une
première, je sais que vous aimez la musique de film, mais je suis
surprise, pourquoi celle-ci ?
- Car je pense que certaines B.O. sont en osmose avec des images d'un
film, une forme de synesthésie… Cette B.O. est longue, riche, travaillée.
Deviendra-t-elle un classique ?
- Heuuu, synesthésie ? Vous avez déjà employé ce mot bizarre un jour,
vous pouvez me rafraîchir la mémoire ?
- Oui bien sûr. Il s'agit d'un phénomène neurologique : entendre certains
sons provoquent
spontanément
la vision de couleurs. C'était le cas du compositeur Olivier
Messiaen…
- Ah, je vois, donc pour vous, la musique de ce jour peut entraîner des
visions, la visualisation plus ou moins fidèle d'images d'un film que l'on
n'a pas vu ?
- Je n'irai pas jusque-là, mais stimuler notre imaginaire et nos
sentiments de manière proche de ceux ressentis quand on voit le film, oui
c'est possible je pense (SGDG) …
Angelo Badalamenti et David Lynch |
Si la musique dite classique est une passion, je la partage avec les B.O.
de films. Vous connaissez tous la question banale. "Sur vos 150 CD de B.O.,
vous devriez emporter un seul CD sur l'ile déserte, lequel ?" Et bien
la réponse serait Mulholland drive
du compositeur américain Angelo Badalamenti, ami de David Lynch, le
réalisateur à l'imaginaire pour le moins tourmenté.
N'ayant jamais écrit à propos d'une B.O. spécifique, je ne sais guère par
où commencer ma copie. Peut-être un résumé du film ? Moui, enfin non, car la
tâche me semble impossible pour ce film pour le moins étrange et déroutant,
surtout lors du premier visionnage. Je pense que Luc, notre spécialiste,
serait plus compétent…
On pense souvent qu'il est impossible d'apprécier une musique de film
sans l'avoir vu. C'est vrai quand ladite musique est mièvre et impersonnelle, soit la
plupart du temps ; juste un décor sonore apparu avec le cinéma parlant, du
papier peint musical… On pourrait débattre des heures et des heures sur le
pourquoi de cette musique. On n'imagine pas une pièce de théâtre avec un
fond sonore. Mel Brooks avait
d'ailleurs ironisé sur les flots symphoniques parfois boursouflés des
Western dans le Shérif est en prison
: on voyait un cavalier chevauchant sur une plaine désertique du far West et
passant devant une grande estrade supportant un orchestre d'une centaine
d'instrumentistes déchaînés 😊
! Cela dit pour la musique de Elmer Bernstein
pour les
7 mercenaires , impossible de ne pas l'associer à ce très grand film de
Sturges…
Ici, se côtoient une incroyable variété de genres musicaux, une imbrication
de sonorités douloureuses, de passages symphoniques originaux en opposition avec des chansons plus fantaisistes. Une confrontation au sein du
climat vénéneux et un rien fantasque du film, cela offre à la B.O. une
autonomie certaine, une personnalité affirmée. Une image me revient souvent
quand même (on la trouve sur la jaquette) : le visage de deux jolies femmes,
deux personnages autour desquels l'intrigue déroutante se noue :
Naomi Watts dans le rôle de Betty
la blonde et
Laura Elena Harring dans le
rôle de Rita/Diane
la brune.
Badalamenti
épouse le découpage labyrinthique du film en appliquant le principe à sa propre mosaïque de styles mélodiques choisis, à savoir un patchwork de
séquences où le rêve (le cauchemar ?) se confronte à la réalité. Il écrit
une musique étrange aux ruptures de tons radicales, sachant qu'il est
difficile de distinguer dans le récit la frontière entre l'imaginaire, le
réel et le temps, méandres de mise dans ce Cluedo mi policier, mi thriller,
mi psychanalytique (Ok ça fait 3 demis).
Comme souvent, Lynch bouscule la chronologie et la logique
structurelle du scénario, remettant ainsi en cause nos éventuelles
certitudes quant à la virtualité des personnages, la pertinence de nos
déductions, je ne parle pas des révélations finales laissées à notre entière
liberté de spectateur. Des objets sont dispersés dans le cadrage (la clé)
pour stimuler nos neurones, nous envoyer sur des fausses pistes. La musique
accompagne idéalement la dislocation de la fiction. L'écoute des morceaux
instrumentaux suggère un film "glauque". C'est un choix presque surprenant
car pourtant Lynch ne néglige jamais l'humour, parfois très noir
voire burlesque. (Ceux qui ont vu et apprécié le film pourront le confirmer,
le montage réserve des sketches déjantés. "Le tueur incompétent", "la visite
de la grosse brute chez le réalisateur cocu", etc.)
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Naomi Watts (Betty la blonde) et Laura Elena Harring (Rita/Diane la brune) |
Angelo Badalamenti
a composé les musiques symphoniques mais a également travaillé avec
David Lynch pour intégrer
divers standards de pop, de rock, de blues et de variétés, des standards
volontairement un peu vieillots. Les deux hommes sont de vieux compagnons de
route. On les retrouve complices pour les musiques de Blue Velvet, Sailor et
Lula, Twin Peaks, Lost Highway
et Une histoire vraie
(Straight story), le tendre "road-tondeuse à gazon-movie" commenté dans ce blog (Clic).
Quelques mots sur Angelo Badalamenti. Né en 1937, le compositeur et arrangeur américain n'a peut-être
pas suivi la voie royale des grands conservatoires US, mais commence à jouer
du piano dès l'enfance. Il va suivre une formation à l'Eastman School of
Music de Rochester (ancienne élève :
Renée Flemming) puis à la
Manhattan School of Music, une école pointue. Donc, contrairement aux idées
reçues, les compositeurs de musique de films maîtrisent leur sujet et
d'ailleurs, ça va s'entendre…
Le compositeur s'est tourné vers le genre B.O. au début des années 70. Son
style, assez sombre et mélancolique, est reconnaissable entre mille. On lui
doit deux très belles B.O. de films de
Jean-Pierre Jeunet : La cité des enfants perdus
et Un long dimanche de fiançailles. Badalamenti
semble à l'évidence fasciné par la thématique des quêtes, de l'étrange, par
les ambiances oniriques. On peut parler de tandem Lynch-Badalamenti
comme c'était le cas pour Fellini-Nino Rota, Spielberg-John Williams
ou encore Cronenberg-Howard Shore.
Un grand nombre de ses musiques sont disponibles en CD, même
un certain temps après la sortie des films. Signe qui annonce le passage de
ses partitions au statut de "classique du genre".
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L'inquiétant Mr Roque (Michael J. Anderson) |
La B.O. comporte trois types d'illustration sonore très différenciés : des
passages symphoniques très noirs, (parfois mixés avec des timbres
électroniques), des standards divers qui nous replongent dans un Hollywood
des années 50', 60', et enfin quelques morceaux atypiques de musiques
électroacoustiques.
Je ne vais évidemment pas tout commenter. La playlist comporte presque
l'intégralité de l'album de 1H15 (durée exceptionnelle) sauf quelques titres
supprimés pour des raisons de droits d'auteur je pense. Le choix est
largement suffisant pour explorer l'infinie diversité de l'univers de cette
B.O.
Plage 1
:
Jitterburg
: Mot qui peut se traduire par "danseur de swing". Tout opéra commence par une ouverture plus ou moins courte.
Lynch souhaite-t-il ouvrir le
bal de son thriller-opéra par
cette danse endiablée de jazz-rock, on pense au jazz rythmé et cuivré d'un
Glenn Miller
et aux prémices d'un rock balbutiant ?
Ce court moment de gaité
juvénile (des danseurs survoltés et vêtus à la James Dean se superposant à
un arrière plan uni, mauve et criard dans le film) est le premier
trompe-l'œil musical. On ne va pas taper du pied et s'amuser bien
longtemps.
Après cette chorégraphique entrée en matière composée par Angelo Badalamenti
himself, les morceaux les plus énigmatiques vont se succéder, à l'image des plans
désarticulés de la narration.
"The girl" (Camilla) qui passe une audition en chantant en play-back une chanson de Linda Scott |
Plage 2
:
Mulholland Drive
: Le CD propose d'abord une suite de morceaux prévus pour servir de creuset
aux scènes anxiogènes, notamment lors de la quête de l'identité de
Rita, un climat sonore délétère destiné aussi à souligner l'ambiguïté des
relations saphiques entre
Betty
et
Rita
(?).
Mulholland
Drive
est un long thrène aux cordes graves d'où émerge une mélodie chagrine aux
violons. Le tempo est lent et fait songer à
Ligeti, une musique triste et énigmatique qui servira à l'évidence de leitmotiv
ou de modèle aux autres musiques orchestrales. Les timbres sont
intentionnellement réverbérés pour accentuer la noirceur de l'atmosphère.
Nous approchons là le style si particulier de Badalamenti
: la lenteur, l'obsession du temps trop étiré quand la peur et la mélancolie
assaillent les personnages. Ce genre d'adagios lugubres renvoie ceux de Mahler
aux rangs de bluettes (si je puis dire bien entendu, une simple figure de
style, l'ambition formelle et psychologique est moins métaphysique dans
cette B.O. que chez le maître autrichien, plus spontanés de fait.)
Plage 3
:
Rita walks / Sunsert Boulevard : une orchestration différente et sauvage où s'entrechoquent grosse caisse
et contrebasses, une immensité de cordes évoquant une eau saumâtre, une
instrumentation grinçante qui glace le sang.
Plage 4
:
Diner
: Angelo Badalamenti
construit ici non pas une musique mais une séquence de bruits. Est-ce ceux symbolisant la décadence
de la cité du cinéma et du rêve artificiel ? Qu'entend-on ? Les grondements
lointains de L.A ? La respiration oppressée des protagonistes ? Dans la
musique, on imagine la mégalopole la nuit : des lieux à la lumières
diaphanes et agressés par des rugissements dissonants. On pense aux
expériences d'un Penderecki
des années 50. La contemporanéité de la composition est très avant-gardiste
par rapport à l'académisme banal, braillard et abrutissant ou alors
ridiculement sirupeux des B.O. de la plupart des films modernes, notamment
celles des blockbusters, sauf quand un Howard Shore
tient la plume (Le Seigneur des anneaux).
Angelo Badalamanti jouant un gangster détestant son
expresso (difficile le mec) XXXXX |
Point commun à ces exemples : un sentiment d'oppression étouffante inconnue
jusqu'alors dans une B.O., à ma connaissance. Bien sûr
Kubrick savait choisir des
musiques a priori flippantes pour ses chefs-d'œuvre : Bartók (musique pour cordes, percussions et célesta) ou Penderecki
(De natura sonoris 2) dans Shinning, ou encore Ligeti
(Requiem) dans 2001. Mais pour les mélomanes qui connaissent ces musiques hors du cadre
cinématographique, on se demande parfois pourquoi ce choix de musiques plus
poétiques et épiques que terrifiantes ? Que viennent-elles faire là au juste
? D'où ma préférence toute personnelle pour les musiques originales comme
dans
Mulholland Drive. Cela dit, on n'imagine pas des scènes de 2001
sans le
Lux aeterna
de Ligeti 😊.
- Sacrilège M'sieur Clauuuuuude !!!!!! Ne buvez pas ce café !!! M'sieur
Luc qui vénère Kubrick a mis de la nitroglycérine dans votre
taassse…………..
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Il faut souligner que dans le film de nombreux plans séquences sont tournés
sans musique. Ce que j'écrivais sur l'inutilité de sonoriser certaines
scènes trouve sa justification dans
Mulholland Drive. J'essaye de ne pas commenter le film, mais à l'évidence,
Lynch n'aime pas superposer
dialogues et musiques, en général…
Rita-Diane vs Camilla |
Plage 6
:
The Beast
: Si les musiques symphoniques ou électroacoustiques planantes restent
sombres, on se retrouve dans une situation inverse avec les musiques
additionnelles plutôt pimpantes. Un voyage dans les hits des années 50 alors
que Mulholland Drive
se déroule vers 2000 malgré les objets vintages disséminés pour fausser
notre regard. À revoir le film tout en travaillant sur ce papier, je pense
de plus en plus à une forme narrative proche de celle de l'Odyssée d'Homère
mais ici plongée dans une spirale
schizophrénique… Comme Fellini,
Lynch raffole des personnages
difformes comme
Mr Roque.
Donc premier morceau agrémentant ce conte ténébreux : un joyeux et bien
rythmé standard de
Milt Buckner
de 1956, un jazzman adepte de
la soul music et surtout de l'orgue Hammond. Ambiance feutrée de nightclub
qui apporte une bouffée d'oxygène après 4 séquences orchestrales et électro
un tantinet mortifères…
Plage 7
:
Brin git on home
: encore un petit écart vers radio nostalgie. Interprété par
Sonny Boy Williamson, un chanteur de blues et harmoniciste, cette chanson date de
1954 même si la gravure date de
1961. Badalamenti
et Lynch poussent le souci du
détail rétro en repiquant un vinyle usé jusqu'à l'étiquette… Un thème très
dansant.
Plage 8
:
I've told every little star
: petit saut vers les années
yéyés avec cette chanson pétulante chantée par une pionnière de la pop,
Linda Scott en 1961. (Dans le film, c'est
Camilla, la troisième demoiselle sexy et énigmatique qui l'interprète lors d'une
audition en play-back. Voir la vidéo bonus.) Délicieusement ringard mais
tout à fait dans le ton des contrastes rencontrés dans la B.O.
Et ainsi de suite, 17 plages en tout… Que du bon, mais cet article étant
déjà plus long que prévu…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Mulholland Drive
: un mirage tragique à Hollywood, la cité des rêves brisés, des anges
déchus, lieu de tous les maléfices, du factice, de la terreur de l'oubli et
de la déchéance.
Betty-Rita-Diane-Camilla… Qui est qui dans ce dédale fantasmatique troublé par les jeux saphiques,
mais sans amour sincère ? Hollywood devient une cour des miracles cossue où
les coups bas sont érigés en règles sociales. Le bal diabolique où
s'entremêlent les corps de rêve des starlettes victimes des névroses d'un
bestiaire humain qu'aurait pu imaginer Jérôme Bosch…
La merveilleuse et si nostalgique musique étreint à elle seule, même sans
images. Une symphonie ou un oratorio qui nous piège par ses sonorités
vénéneuses, ses apartés vers des airs de variétés chantés un temps par ceux
que la mort a emportés avec leurs rêves de gloire éteints à tout jamais. Un
mélange de griserie et de plongée dans l'abîme…
Pour l'île déserte…
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C'est vrai que rares sont les musiques de film pouvant s'écouter indépendamment du support pour lequel elles ont été créées : justement , les films de David Lynch échappent régulièrement à cette critique !
RépondreSupprimerSinon, sans être du tout spécialiste du genre, je te recommande vivement la très belle musique de la mini-série "The Pacific", et, si tu aimes Philipp Glass, la musique du film "The Hours".
Oui, j'aime Glass (pas tout) et il y a quelques chroniques dans le blog, et The Hours fait partie de la collection, parmi d'autres comme Notes of scandal ou les films expérimentaux tels Koyaanisqatsi...
RépondreSupprimerJe note pour "The pacific".
Quant à Badalementi-Lynch, je dois avoir les B.O. de Blue Velvet, Twin Peaks et The straight story de Lynch et pour Jeunet : La cité des enfants perdus et un Long dimanche de Fiançailles. Il y en a surement d'autres en chinant…
Bon dimanche à toi.
Tiens ! Moi, justement Claude, c'est la B.O d'un autre film de David Lynch que je m'étais procuré sans même avoir jamais vu le film. Il s'agit de celle du film DUNE.
RépondreSupprimerÉcrite par les membres de TOTO (David Paich avant tout), j'avoue ne l'avoir écouté que distraitement 2 ou 3 fois. Pour ma première acquisition d'une B.O de film, j'avais finalement été assez déçu. L'exercice n'est pas donné a tout le monde. Encore moins de le réussir.
Là c'est déjà autre chose.
Dune est un film très à part dans la filmographie de Lynch qui hérita du bébé après moult péripéties...
RépondreSupprimerSi Lynch a tenté d'adapter le "monstre" littéraire de Herbert avec sa folie visuelle habituelle, les producteurs ont exigé un montage qui a massacré l'original. Par la suite, Lynch a renié son film trahi. Les fans du roman fleuve ont hurlé, moi j'ai un peu accroché sans plus grâce aux belles images et effets spéciaux assez sympas pour un film de 1984, avant le numérique. Ayant toujours trouvé le livre Dune très verbeux (je n'ai lu que 2 tomes) et étant plutôt bon public...
Et oui la musique de TOTO est parfaitement creuse et emphatique et devient le prototype d'album B.O. qui ne tient guère la route seule sans les images...
En 1986, pour Blue Velvet il fera appel à Angelo Badalamenti, un "pro", pour tous ses films.
Angelo Badalamenti a aussi collaboré avec Marianne Faithfull : pour la Cité des Enfants Perdus avec la chanson "Who will take my dreams away", mais aussi pour "Secret Life", un album mélancolique et crépusculaire de Faithfull, mais musicalement très réussi (AMHA)
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