samedi 4 mars 2017

Florent SCHMITT – La tragédie de Salomé (1907-1910) – Marek JANOWSKI – par Claude TOON



- Encore une chronique découverte M'sieur Claude ! 2017, l'année des compositeurs jamais commentés… Un prénom qui suggère une origine française je pense…
- Bonne déduction Sonia ! Un contemporain de Debussy et de Ravel, élève de Fauré, un petit maître trop oublié, mort très âgé en 1958…
- Ah je vois… Y a-t-il un rapport avec le Salomé de Richard Strauss, cet opéra glauque que vous nous avez présenté en 2016, cette histoire affreuse d'une princesse perverse ?
- Très peu sur la plan musical, mais oui, c'est la même tragédie biblique où la jeune femme obtient la tête de Saint-Jean Baptiste sur un plateau. Mais là, il s'agit d'un ballet…
- Heuu Marek Janowski, un artiste inconnu au bataillon de l'index, un choix volontaire ou imposé par Youtube ?
- Non, c'est délibéré, une interprétation passionnante, une prise de son splendide, et l'un de nos orchestres français de haut niveau : l'orchestre Philharmonique de Radio France…

Florent Schmitt (1870-1958)
Ravel considérait Florent Schmitt comme un compositeur de premier plan, et Igor Stravinski, réputé pour dénigrer la concurrence, considérait le ballet La tragédie de Salomé comme un chef-d'œuvre… L'avis plutôt positif de ces deux génies ne semble pas avoir porté ses fruits quant à la postérité de Schmitt qui, à part ce ballet et surtout la suite raccourcie que nous écoutons aujourd'hui, a quasiment disparu dans les oubliettes de la musique du XXème siècle naissant ! Allons à la rencontre de ce musicien bien discret.
On peut expliquer peut-être l'éloignement hypocrite de Florent Schmitt de la sphère musicale par des prises de position idéologiques plutôt contestables. Mais ce sujet qui pose toujours question quant à la survivance d'œuvres composées par des artistes parfois peu sympathiques sera abordé après les éléments biographiques. Un vrai sujet de bac…
Florent Schmitt voit le jour en 1870 en Meurthe et Moselle, à quelques kilomètres de cette Allemagne qu'il va un peu trop aimer… Ce n'est pas a priori un surdoué précoce. Il étudie à Nancy puis au conservatoire de Paris et obtient le prix de Rome à 30 ans en 1900. Il sera l'élève de Fauré et de Massenet.
Ayant vécu 87 ans, Florent Schmitt composera beaucoup sauf dans le domaine de l'opéra. Son inspiration et son style sont caractéristiques de cette époque influencée par l'expressionisme et les recherches harmoniques d'un Ravel ou d'un Debussy, l'énergie de ses partitions plonge dans la vigueur  d'un Roussel.
Comme Ravel (Shéhérazade), Saint-Saëns (Samson et Dalila) ou encore Roussel (Padmâvatî), Schmitt s'inscrit dans une époque friande de ballets et d'opéras orientalisants. La liste est impressionnante. Si La La tragédie de Salomé reste célèbre, on lui doit d'intéressantes suites symphoniques, comme Salammbô ou Antoine et Cléopâtre, mieux servis au disque depuis quelques années. Sa musique de chambre, notamment son quintette, offre des moments passionnants.
Certes dans la compagnie des compositeurs français du début du XXème siècle, Florent Schmitt ne prétend pas à une place de premier de classe, mais quand même, sa musique mérite que l'on s'y attarde. Cela dit l'homme a laissé un souvenir sulfureux… Je pourrais établir un lien avec Vincent d'Indy (la symphonie cévenole) pour deux raisons : une postérité en berne et, hélas, un antisémitisme affirmé… Dès les années 30, le compositeur ne cachera pas ses sympathies pour l'Allemagne gagnée par la peste brune. Surprenant que Stravinski, de confession juive, ait considéré le bonhomme comme un digne successeur du génial Debussy.
Marek Janowski
Avant la guerre Schmitt idolâtre les teutons et, pendant l'occupation, participe au "Groupe Collaboration" dont le nom pour le moins explicite indique la vocation du mouvement dans une France pétainiste. Ok, il n'a pas été le seul intellectuel à s'engager dans cette fange, cela dit… À la libération, il est évidement inquiété, mais il sera reconnu, qu'absent de la propagande pronazie, il a surtout maintenu des liens étroits avec l'univers musical allemand. N'étant pas à une contradiction près, il se fera porte-parole pendant cette période maudite de compositeurs juifs et même d'auteurs de musique dites "dégénérées" : Paul Dukas, Arnold Schoenberg (!), et Alexandre Tansman. En rédigeant ces lignes, Schmitt me fait penser à ces individus qui professent "mais je n'ai rien contre les juifs, j'en connais quelques-uns sympas…". Il finira sa vie honoré mais un peu oublié dans cette époque où Olivier Messiaen prenait la musique moderne en mains après avoir été un temps l'élève de Schmitt qui disparaîtra en 1958.
À ce stade, une question philosophique se pose. Doit-on jeter au panier pour l'éternité les œuvres des créateurs à l'humanisme discutable : les romans de Céline, les opéras de Wagner, antisémite à une époque où 90% des allemands l'étaient, et même des ouvrages de Hugo qui se satisfit de la Restauration, choix zarbi pour l'auteur des misérables ? Personnellement je ne le pense pas si les œuvres ne colportent pas des idées rétrogrades voire nauséeuses… Il y en a. J'ouvre ici un débat que je ne saurais pas clore…
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À 77 ans, on peut affirmer que la carrière du chef allemand d'origine polonaise Marek Janowski est pour le moins active et continue d'ailleurs. Étrange métier que celui de maestro pour lequel la retraite n'existe pas, apparemment. Il y a des chefs en activité qui ont dépassé les 90 ans !! Né à Varsovie en 1939, le jeune Marek a pourtant grandi et étudié en Allemagne de l'ouest. Sa carrière commence vers 1973, mais c'est à partir de 1983 que le musicien va occuper successivement, ou en parallèle, pas moins de sept postes de directeur orchestral… de l'Orchestre philharmonique royal de Liverpool dès 1983 jusqu'au prestigieux Orchestre de la Suisse romande.
Comment ça un peu pompier le tableau : Salomé
de Pierre Bonnaud (1865) ? J'ai pensé à Rockin'...
Mais son plus long contrat l'a amené chez nous, à la tête de l'Orchestre philharmonique de radio France qu'il a porté au plus haut niveau de 1984 à 2000. Lors de ce passage, il a souvent joué la musique française, notamment une intégrale des symphonies de Albert Roussel de haute volée.
J'avais assisté en 2008  à un concert Wagner. Le style analytique et d'une précision d'orfèvre de Janowski mettait en relief la magie wagnérienne, offrait un écrin à la voix de Petra Lang dans les Wesendonck Lieder et la scène finale du Crépuscule des Dieux. Avec Maggy Toon, nous avions pourtant un léger sentiment de frustration, sans doute dû à l'écoute habituelle d'un Wagner plus couillu (parfois trop, et même braillard). La presse spécialisée fût, elle, très enthousiaste par rapport à cet allégement. Faisons-lui confiance pour une fois. L'ère du Wagner "bourrin" est peut-être finie
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Pour son ballet, Florent Schmitt décide en 1907 de mettre en musique sobrement La tragédie de Salomé, une "pièce mimée" de l'écrivain et dramaturge Robert d'Humières. Danse, mime, la frontière est mince… Cette première version de cette pantomime tragique en 7 tableaux, de près d'une heure, sera créée au Théâtre des Arts à Paris sous la direction d'un tout jeune chef de 27 ans : Désiré-Émile Inghelbrecht. Le Théâtre des Arts n'est qu'une petite salle de 600 places. Le compositeur rencontre un succès avec ce premier jet… On ne joue plus guère ce ballet de nos jours (euphémisme). Il sera pourtant inscrit au programme des ballets russes en 1913, l'année où le Sacre du Printemps fit scandale.
En 1910, Schmitt propose la suite abrégée que nous écoutons aujourd'hui et qui ne comprend que 2 parties réunissant 5 danses. L'orchestre est élargi voire imposant : 2 flûtes et 1 piccolo, 2 hautbois et 1 cor anglais, 2 clarinettes et 1 clarinette basse, 2 bassons, 1 sarrussophone, 4 cors en fa, 3 trompettes en ut, 3 trombones, 1 tuba, Percussions : timbales, caisse claire, triangle, cymbales, grosse caisse, tam-tam, glockenspiel, 2 harpes et cordes. Les suites tirées des grands ballets de cette époque florissante pour le genre sont fréquentes : Daphnis et Chloé de Ravel et L'oiseau de feu de Stravinski pour citer deux exemples parmi les plus connus.
Florent Schmitt ajoute à l'effectif orchestral une voix de soprano et un chœur féminin, option respectée dans l'enregistrement de Marek Janowski. C'est le chef et compositeur Gabriel Pierné qui assure la première. Un vrai succès !
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Salomé de Gustave Moreau (1875)
Il y a quelques semaines, nous avions découvert l'opéra Salomé de Richard Strauss dont le livret était adapté de la pièce éponyme d'Oscar Wilde pour le moins perverse et gore. Ce récit extrait des évangiles a toujours inspiré peintres, dramaturges et musiciens par la violence tragique de cet épisode concernant la mort de Saint-Jean Baptiste. Robert d'Humières plante son décor dans le palais d'Hérode, un climat orientalisant avec une ambiance d'orgie digne du Satyricon de Fellini. Pas de dialogue, tout est exprimé par une suite de danses évoquant l'évolution des sentiments vacillants de la princesse, entre érotisme, sadisme et terreur. La fin du mélodrame diffère dans le sens où Salomé n'embrasse pas la tête du prophète tranchée sur son ordre, mais la jette dans la Mer Morte… La tête décapitée du saint apparait à l'assistance, plongeant Salomé dans l'effroi jusqu'à la folie ! On peut imaginer que l'auteur et le musicien ont été frappés par le tableau de Gustave Moreau.
Partie 1 – 1 : Prélude : ambiance sombre et étouffante dans le palais : une phrase rampante aux contrebasses… Les bois entonnent une mélodie sensuelle illustrant la luxure de cette orient où roi débauché et courtisans entourent une jeune princesse sans morale, capricieuse et à l'érotisme incontrôlable. Le traitement de la polyphonie et le jeu concertant de tous les pupitres illustrent brillamment la lascivité et le désœuvrement de l'héroïne… Difficile de ne pas penser à Ravel et à Debussy. L'orchestre de radio France dans ces meilleurs jours : contrasté, éloquent avec des percussions bien présentes…
Partie 1 – 2 : Danse des perles [8:23] : Ce passage plus enflammé confronte de longues phrases des cordes qui se lovent autour d'un luxuriant dialogue des bois et des rugissements des cuivres. La fête bat son plein, on se querelle, Salomé la débauchée mène la danse, bien entendu…

Partie 2 – 1 : Les enchantements sur la mer [12:32] Introduction méditative du sarrussophone interrompue par des traits acides des violons et les arpèges des harpes. La soirée avance face à une Mer Morte brillant des mille feux du crépuscule, mer qui deviendra de sang quand la tête du martyre y sera plongée. On pense à Ibéria de Debussy en écoutant le flot des cordes, le scintillement des glockenspiels et du célesta, les appels lointains des cors, les frémissements du tamtam. Florent Schmitt tente de nous envouter par ses lumières dorées et la moiteur, le leitmotiv plaintif de la princesse revient encore et encore. Une page magnifique.
Partie 2 – 2 : Danses des éclairs [18:25] Après des accords puissants et barbares qui symbolisent l'exécution de Jean, le chœur féminin et l'orchestre assagi semblent nous faire partager les affres de la princesse meurtrières. La douceur peut aussi faire songer à la sagesse du prophète qui avait prédit cette descente aux abîmes de ces êtres corrompus. Mais trop tard, l'orchestre se déchaîne face à tant de turpitude. Caisse claire, grosse caisse et cuivre poursuivent la femme maudite comme un œil de Caïn confié de nouveau à la voix d'outre-tombe du sarrussophone…
Partie 2 – 3 : Danses de l'effroi [24:49] La tête du prophète apparait comme un hologramme symbole de la punition divine. Florent Schmitt fracasse le discours orchestral, la princesse s'écroule, démente à tout jamais. Dans cette furie instrumentale, Marek Janowski contrôle parfaitement, sans doute par son tempo très rigoureux, la clarté de son orchestre. (Partition)
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Il n'existe qu'un seul enregistrement de la version intégrale avec petit orchestre : celle de Patrick Davin parue chez Marco Polo, petit label spécialiste des ouvrages oubliés. Je ne la connais pas mais je le signale pour les curieux amateurs des grandes fresques chorégraphiques très en vogue au début du XXème siècle.  
Pour la suite, le choix est nettement plus large. Pour les gravures anciennes, celle de Jean Martinon n'étant pas rééditée (dommage), on trouve la captation de Paul Paray avec l'orchestre de Détroit. Une lecture féroce et la prise de son un peu rêche mais très dynamique dont la firme Mercury avait fait sa spécialité (Mercury – 1958 - 5/6). Et puis récemment, Yan Pascal Tortelier déjà invité du blog pour la Symphonie de Ernest Chausson a signé avec l'orchestre symphonique de Sâo Paulo une version électrisante (Chandos – 5/6).

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