samedi 7 janvier 2017

Carl NIELSEN – Symphonie n°4 "Inextinguible" – Herbert BLOMSTEDT – par Claude TOON



- J'ai consulté l'index M'sieur Claude. Aucune mention de ce monsieur Nielsen en six ans ! Un petit nouveau ? Un contemporain ? Un oublié du Showbiz classique ?
- Non Sonia, peut-être pas un compositeur très joué dans nos contrées, mais sans doute le compositeur postromantique moderniste le plus en vue au Danemark…
- Ah ? Un danois ! Il y avait déjà eu un article sur l'extravagant Rued Langgaard, Nielsen  est un compositeur de la même époque ?
- Oui et franchement plus passionnant à mon sens… Son cycle de symphonies peut rivaliser avec celui du finlandais Sibelius, mais l'accès en est moins aisé je pense…
- Le chef Herbert Blomstedt dirigeait la symphonie "inachevée" de Schubert dans la chronique consacrée à cet œuvre archi-célèbre… On le retrouve ici…
- Herbert Blomstedt est lui-même scandinave et a conduit deux intégrales des symphonies de Nielsen (la discographie est riche). Il est donc une valeur sûre dans ce répertoire !

J'attendais que Sonia me pose la question : "ça veut dire quoi inextinguible ?" Ce mot peu courant, de la même étymologie que "extinction", peut être compris dans le contexte présent comme "un feu ardent que l'on ne peut éteindre"… Le compositeur a laissé des explications à ce sujet, j'y reviendrai après avoir dressé un portrait de ce musicien trop négligé en France…

Carl Nielsen voit le jour en 1865, la même année que Jean Sibelius, peu de temps après Richard Strauss (1864) et Gustav Mahler (1860). Ses parents sont des gens modestes, une famille de 12 enfants. Cependant, son père peintre en bâtiment joue en amateur du violon et du cornet et donne ses premiers rudiments de violons à son fils. L'apprentissage du solfège se fera auprès de ses instituteurs. Dès son jeune âge, le petit Carl se produit avec son père lors des fêtes villageoises. Emil Petersen, l'un de ses instituteurs lui apprendra à déchiffrer les partitions. Avec l'orchestre local, l'enfant découvre des morceaux de Haydn et de Mozart… Et puis, il y a les rencontres qui changent un destin.
Klaus Berntsen, enseignant dans un village voisin et futur premier ministre danois (de 1910 à 1913) remarque les dons exceptionnels du jeune Carl et le recommande auprès du directeur du conservatoire de Copenhague. Nous sommes en 1881. Carl Nielsen commencera donc tardivement ses études musicales en 1884 après ses obligations militaires pendant lesquelles il apprend la trompette… Il commence à composer, notamment son quintette créé en 1889 avec le jeune compositeur au violon.
Ne pouvant vivre uniquement de la composition, Nielsen devient second violon dans l'orchestre royal de Copenhague. Il prend un congé entre 1890 et 1891 pour sillonner l'Europe musicale, admirer les œuvres de Wagner en Allemagne, interpréter avec succès ses cinq pièces pour piano à Paris, rencontrer dans notre capitale l'amour de sa vie et partir en lune de miel à Florence…
La composition va prendre une place de plus en plus importante dans la vie du Nielsen. Ce sont les compositions de ses six symphonies qui vont marquer notablement l'histoire de la musique. Des œuvres passionnées et modernistes avec des incursions vers l'atonalité dans la 6ème symphonie de 1924. En 2007 , de passage à Paris, l'Orchestre de Los Angeles dirigé par Esa-Pekka Salonen a donné le cycle complet des sept symphonies de Sibelius pour célébrer le 50ème anniversaire de sa disparition. Un marathon sur trois jours tout à fait justifié, mais pourquoi, Nielsen, écouté et enregistré fréquemment hors de l'hexagone, n'apparait-il jamais au programme des concerts français ? Navrant !
Souffrant d'une affection cardiaque dès 1922, Carl Nielsen mourra début 1931.
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Pour poursuivre ma plaidoirie destinée à montrer que Nielsen n'est pas un compositeur de second ordre, il faut savoir que les gravures de tout ou partie de son cycle symphonique ont connu largement les honneurs du disque par les maestros d'envergure et par des labels peu enclins à enregistrer le "répertoire oublié à redécouvrir"… Pour les plus emblématiques : Bernstein pour CBS à New-York, Namee Jarvi à Göteborg pour DG, Karajan à Berlin (pour la 5ème symphonie, la plus surprenante) et enfin, par deux fois et pour l'intégrale de ces six œuvres, le chef suédois Herbert Blomstedt pour DECCA et EMI, la première mouture avec l'Orchestre de San Francisco et la seconde avec l'Orchestre de la radio danoise. J'ai dénombré une bonne dizaine d'intégrales disponibles sur le marché !!
Herbert Blomstedt est un vétéran des podiums. Agé de 89 ans, le chef est d'une infinie discrétion, un homme de confession adventiste qui ne répète jamais le vendredi et le samedi mais conçoit chacun de ses concerts comme un acte de foi. Inutile donc de préciser qu'il déteste s'imposer dans les médias d'où une certaine méconnaissance par le grand public de cet artiste. Nous l'avons déjà rencontré lors de la publication de la chronique consacrée à la symphonie "Inachevée" de Schubert gravée avec l'Orchestre de la Staastkapelle de Dresde. (Clic) Blomstedt dirige les plus grands orchestres de la planète dans un répertoire très étendu et a marqué l'histoire du disque avec ses interprétations de la musique de Paul Hindemith (un compositeur germanique à découvrir dans ce blog) et de Nielsen.
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Bien que leur pays soit neutre lors de la première Guerre Mondiale, 30 000 danois du Jutland furent enrôlés de force par l'Allemagne. Âgé de 50 ans, le compositeur ne pouvait rester insensible à l'effroyable boucherie qui euthanasiait une génération européenne quelques centaines de km plus au sud.
On va retrouver cette interrogation inquiète et sans réponse dans l'esprit de la symphonie composée entre 1914 et 1916. Alors que l'humanité devrait stimuler son élan vital de manière "inextinguible", pourquoi cette tuerie, ce refus du positivisme, de l'humanisme ? La symphonie est composée classiquement de quatre mouvements mais enchainés sans pause. L'orchestre est typique du romantisme tardif même si la composition ne l'est pas du tout :
1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois et un cor anglais, 2 clarinettes et 1 clarinette basse, 2 bassons et 1 contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones dont un basse, un tuba, 2 jeux de timbales (à droite et à gauche de l'harmonie servis par deux timbaliers), des cordes. Pas de percussions ni de harpes. Une orchestration qui fait penser à Brahms et à Sibelius. La création eut lieu sous la direction du compositeur lors d'un concert privé en février 1916, puis en avril, la symphonie fut donnée en public.

Trois joyeux crânes (Laurits Andersen Ring - 1854-1933)
1 - Allegro : Une clameur barbare aux cuivres et au bois ff déchire l'espace sonore : un accord de tous les pupitres dominé par la virilité primitive des trombones. Une tonalité indéterminée. L'allegro s'élance en une marche mécanique et brutale des bois et des cordes rejoints par les cors, une course éperdue scandée par les timbales. Difficile de faire plus agressif pour symboliser la férocité des combats où des millions d'hommes s'étripent sans l'avoir choisi pour la plupart. Une musique de contraste lorsque [1:08] le violoncelle solo, la flûte et le hautbois stoppent net la furie et s'oppose à ce déferlement guerrier par une ardente et pastorale mélodie. Nielsen tend plus à développer des juxtapositions de courtes séquences mélodiques qu'à travailler sa partition dans la pure tradition des expositions et réexpositions de thèmes de la forme sonate. Je serais plus enclin à parler de leitmotive. [3:24] Nouvelle marche, mais goguenarde cette fois-ci, dans l'esprit d'un Chostakovitch. Ce cortège grotesque gagne en puissance jusqu'à l'exposé en climax d'un motif qui ne sera rien d'autre que le fil conducteur de l'œuvre. [4:28] Apparaît ainsi un noble sujet synonyme de cette force vitale que le compositeur tente de mettre en avant comme l'élément salvateur du genre humain, une humanité qui perd le sens premier de ce mot car plus prompte à s'annihiler qu'à bâtir en honorant les bienfaits de la création…
Nielsen fait preuve d'une imagination inouïe dans la polyphonie et la richesse de son orchestration jamais confuse malgré les nombreux et déchirants tuttis. Une partition moderniste proche de l'inventivité d'un Stravinsky dans le Sacre en 1913. Herbert Blomstedt obtient à la fois une grande clarté du discours de son bel orchestre de San Francisco et une énergie drue et sans pathos lors des passages où toute la vigueur des cuivres est requise. Du grand art pour l'une des symphonies majeures de cette époque où la musique prend de plus en plus sa place dans les interrogations philosophiques.
Après de nombreux épisodes aux accents contrastés, le mouvement s'achève dans une douceur infinie, timbales et premiers violons ppp. Qui l'a emporté : la fureur et la cruauté ou l'amour de la vie ?

Baigneuses - Paul Gustave Fischer (1860 - 1934)
2 - Poco allegretto : [12:12] À l'âpreté des conflits entre ténèbres et forces vitales qui agitent l'allegro, un léger divertissement émerge des mesures diaphanes concluant le premier mouvement. Un thème de ballade tranquille vient pacifier les rivalités farouches entendues précédemment, et cela jusque dans la manière d'orchestrer cet allegretto. Un duo des clarinettes et des bassons énonce ce thème aux accents pastoraux. Avec l'ouïe très fine et un matériel audiophile, on entendra un léger trait de violon noté pppp ! Une telle orchestration relativement fréquente chez Nielsen fait songer à mon sens aux pages les plus intimes d'un Tchaïkovski mais aussi à un souci d'originalité donc de modernité dans le traitement des sonorités. [12:46] La flûte, le hautbois et quelques pizzicati des cordes viennent agrémenter la mélodie de la sérénité retrouvée, de la tendresse. Oui, tendresse plutôt que volupté. Un mouvement d'une belle simplicité voire pureté dans cette symphonie qui commence et finira dans les fracas…

3 - Poco adagio quasi andante : [17:16] Des traits glaçants des cordes nous replongent dans une métaphysique angoissée. Les coups de timbales semblent intervenir au hasard pour rompre toute rythmique, désarticuler cette litanie. Je reste persuadé que le jeune Chostakovitch tressaillit en écoutant cette musique ou en lisant la partition. Ces propres adagios si pathétiques en portent l'influence dès les 5ème et 7ème symphonies, c'est évident, surtout quand interviennent les motifs plaintifs des bois [20:17]. Cet adagio s'impose comme la page la plus sombre de l'œuvre. Le mouvement se développe sans retour possible dans la quiétude vers un climax paroxystique où les cuivres feront enfin leur entrée [22:01]. Poignant ! Est-ce là un chant de requiem annonçant un monde qui sombrera une seconde fois dans la barbarie, puis encore et encore, l'expression d'un inévitable refus de tracer la voie vers une force vitale rayonnante à jamais inaccessible ? L'étrangeté due aux changements de tonalités qui se succèdent éclaircit par instant un ciel de plomb. Est-ce la volonté ultime de Carl Nielsen de ne pas céder au désespoir.

4 – Allegro : [27:03] Les cordes puis tous les pupitres se déchaînent dans une furie orchestrale symbolisant le désir de voir resurgir l'élan vital idéalisé dans la symphonie, mais mis à mal dans l'adagio.  Herbert Blomstedt contrôle parfaitement cette bacchanale.  [28:46] Le passage le plus inattendu intervient avant le long développement conclusif : une bataille entre les deux jeux de timbales. Chez Nielsen, la force des sentiments n'est pas un vain mot. On retrouvera cet affrontement de timbales plus tard, dans la coda qui suivra une réflexion mélodique plus intériorisée. Le thème si lyrique qui caractérisait l'allegro initial réapparaît en forme de péroraison pour porter le duel implacable entre les timbaliers vers une conclusion extatique mais heureuse et en mode majeur. Tout est dit dans cette symphonie affrontant colère et allégresse, un ouvrage parmi les plus ambitieux écrits avant la seconde guerre mondiale avec sa 5ème symphonie. Certains pourront penser à des codas tout aussi tempétueuses de la plume du contemporain de Nielsen : Jean Sibelius. (Partition)
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Si l'intégrale de Herbert Blomstedt avec l'Orchestre de San Francisco reste un modèle disponible dans plusieurs présentations dont un coffret de 6 CD comportant la plupart des autres ouvrages symphoniques de Nielsen, la discographie ouvre divers horizons. Paavo Berglund, chef finlandais spécialiste de la musique scandinave offre une lecture plus acérée avec l'Orchestre Royal du Danemark. Son un peu clinquant mais tarif imbattable. Pas de texte de présentation hélas (RCA – 6/6). Herbert von Karajan bénéficie de la virtuosité de la Philharmonie de Berlin à l'aube du numérique. Magnifique, un soupçon romantique, minutage du CD un peu chiche, mais un exemple de la maîtrise du chef autrichien lorsque celui-ci s'attaquait à des œuvres isolées et non à des intégrales parfois menées au pas de charge (DG – 6/6). Plus récemment, Paavo Jarvi, fils de Neeme dont l'intégrale est un peu morne, a proposé une conception volcanique avec l'orchestre de la radio de Francfort (RCA – 5/6). Nielsen a rejoint Sibelius comme symphoniste scandinave universellement enregistré, sauf en France… Rendons justice à Jean Martinon qui l'enregistra avec l'orchestre symphonique de Chicago.

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4 commentaires:

  1. Je suis étonné que tu parles de Carl Nielsen et que tu ais pris la symphonie n°4 et non la 5, puisque tu le dis toi même "La plus surprenante". J'ai connu Nielsen par hasard en écoutant un soir Radio Classique ou il avait passé sa symphonie n°2 "Quatre tempéraments". Ayant bien accroché, j'ai écouté ensuite la n°5 et la 6, mais je ne suis jamais fais l'intégral, je crois que je vais rattraper mon retard !

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    1. Rien de surprenant, juste l'opportunité d'une bonne vidéo YouTube...
      La 5ème aura sa chronique un de ces jours...
      On trouve l'intégrale danoise de Blomstedt sur Deezer : http://www.deezer.com/album/330338
      La semaine prochaine, encore un "petit nouveau"...

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  2. D'abord, meilleurs voeux de succès aux chroniqueurs de ce blog ! La période semble tout-à-fait bienvenue à cet égard !
    Etonnamment, j'étais en train d'écouter cette symphonie dans le cadre d'une playlist "Symphonies du grand nord", avant même de venir lire cette chronique hebdomadaire. Une belle symphonie que j'apprécie beaucoup, et sans doute la mieux servie par le disque quant à ce répertoire du compositeur.

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    1. Merci pour ces vœux Diablotin...
      Bonne année de lecture, nous somme dans la 7ème année de publication ! Qui l'eut cru ? :o)

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