samedi 15 octobre 2016

RAVEL – Concerto pour la main gauche – Samson FRANÇOIS (1959) – par Claude TOON



- J'ai entendu parler de ce concerto pour la main gauche M'sieur Claude ? Une drôle d'idée, pourquoi jouer d'une seule main ? Un gag ?
- Pas vraiment Sonia… Ravel et plusieurs compositeurs ont été sollicités par le virtuose autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu son bras droit lors de la Grande Guerre !
- Ô oui, triste ! Il a ainsi pu faire une carrière avec des œuvres intéressantes ?
- Oui, et ce concerto de Ravel est sans doute un sommet dans ce répertoire dédié à ce pianiste handicapé, et également une œuvre majeur de Ravel…
- Est-ce que Ravel lui a simplifié les choses, ou au contraire, ce concerto sonne-t-il aussi brillamment qu'un autre et donc est réservé aux as du clavier ?
- La partie de piano est épouvantablement difficile. C'est un ouvrage dédié aux plus grands pianistes comme l'était Samson François dont nous parlons aujourd'hui…

Paul Wittgenstein
Dans notre culture occidentale, Grande Guerre rime avec tranchées, batailles de Verdun ou de la Somme, une boucherie souvent au corps à corps. Mais la Russie étant alliée à la France, l'Angleterre, les USA et l'Italie, il y eut aussi un front russe dont la férocité des combats n'avait rien à envier à celle de l'ouest.
Paul Wittgenstein, jeune pianiste autrichien né en 1887 et déjà prometteur, est envoyé guerroyer en Pologne. Blessé et capturé par l'armée du tsar en 1914, on doit l'amputer du bras droit. Il se lance un défi : il continuera de jouer du piano de la main gauche uniquement. Pari insensé d'un homme et d'un artiste brisé par la folie de la guerre ? Et bien non, pari gagné ! La paix de retour, il transcrit un nombre important de pièces pour jouer d'une seule main de manière virtuose. Il retrouve les scènes, donne des récitals, obtient un franc succès.
Issu d'une famille huppée et mélomane qui fréquentait Brahms, Mahler ou Richard Strauss, il contacte des compositeurs en vue pour commander des œuvres originales et étoffer son répertoire. Une vingtaine de musiciens plus ou moins célèbres vont écrire plus de trente ouvrages entre 1915 et 1951.
Dans ce répertoire non négligeable, on trouve des sonates et des morceaux pour piano seul, mais aussi de la musique de chambre et des concertos avec orchestre.
Pour la composition de ces partitions, on retient certains très grands noms : Prokofiev, Britten, Korngold, Richard Strauss, Hindemith*, et Maurice Ravel pour n'en citer que six… Et aujourd'hui nous écoutons le plus célèbre concerto composé pour le pianiste : le concerto "pour la main gauche" de Ravel de 1931. Paul Wittgenstein disparaîtra aux USA en 1961, un pays d'accueil pour échapper aux persécutions antisémites nazies après l'Anschluss en 1938. Il prendra la nationalité américaine en 1946.
(*) Certains concertos n'ont jamais été créés par le pianiste, pour des raisons de technique ou de manque d'affinité émotionnelle peut-être. Ainsi, celui de Paul Hindemith*, écrit en 1923 n'a été créé qu'en 2004 par le pianiste Leon Fleischer (grand pianiste américain souffrant d'une dystonie de la main droite). J'ai vu ce pianiste assurer la création française de ce concerto brillant à près de 80 ans accompagné par Kurt Masur au TCE. Pour la petite histoire, Leon Fleischer a retrouvé l'usage constant de ses deux mains après quatre décennies d'incapacité et a gravé un très beau disque Chopin, Bach, etc. paru en 2006. Il est l'un des professeurs les plus appréciés du Curtis Institute de Philadelphie, ayant eu entre autres comme élève Hélène Grimaud.
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André Cluytens et Samson François
Avant de déguster ce pétillant concerto, quelques mots sur un géant du piano français : Samson François, personnage excentrique et surtout (trop) connu comme un interprète hors norme de Chopin. Un épicurien brûlant la vie par les deux bouts et comme Christian Ferras évoqué il y a quelques semaines, un virtuose qui connaîtra la fin prématurée des artistes passionnés et écorchés vifs qui tirent trop sur la ficelle.
Le jeune Samson était né en Allemagne en 1924. Il commence le piano très jeune et va bénéficier d'un enseignement haut de gamme auprès des plus grands de son temps : Alfred Cortot, Marguerite Long et Yvonne Lefébure ! À 16 il quitte (déjà) le Conservatoire et remporte le concours Long-Thibault en 1943. Avec un tel CV, le tapis rouge d'une belle carrière est déroulé face au jeune prodige. Son compositeur fétiche reste Chopin dont il saura à la fois conserver l'esprit romantique tout en dégraissant le jeu empreint de pathos parfois encore de mise à l'époque. Samson François, un angoissé et un fêtard. Deux traits de caractères bien en osmose avec le compositeur polonais. Ces gravures de l'œuvre quasi complète de Chopin restent toujours en bonne place du podium des pianistes les plus accomplis dans ce répertoire, malgré un son d'époque un peu étriqué.
Mais Samson François est aussi un représentant assidu de la musique française : Debussy, Ravel, Fauré, et grand maître d'interprétations marquantes de Schumann (Papillons) ou de Liszt.
Samson François était un homme de récital. Il finissait souvent ses nuits blanches dans les clubs de Jazz buvant (picolant ?) avec ses amis. Toujours ravagé par le trac, il exige le meilleur de lui-même en scène dans des récitals légendaires, mais de plus en plus souvent annulés au fur à mesure que sa santé souffre de cette hygiène de vie déplorable, reflet de ses affres intérieurs. Son cœur ne lui pardonne pas et le trahit le 22 octobre 1970. Il n'a que 46 ans, mais entre dans la légende et au panthéon des artistes (qui reste à créer).
Les deux concertos de Ravel pour EMI par Samson François accompagné par le chef Franco-Belge André Cluytens, à qui je dois une chronique personnelle, sont souvent étiquetés de Références. Vous connaissez mon aversion pour cette expression lapidaire. Mais, avouons-le, près de soixante plus tard, ces disques restent au sommet de la discographie avec quelques rares concurrents…
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Jacques février à gauche et Maurice Ravel
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Les deux concertos pour piano de Ravel sont des œuvres tardives dans le parcours du compositeur. En 1929, Serge Koussevitzky* commande le concerto en sol et Paul Wittgenstein le concerto pour la main gauche. Dans l'année 1931, comme à l'accoutumée, Ravel va travailler d'arrache-pied et de manière perfectionniste sur les deux projets. Les deux concertos sont assez courts (20' environ), mais chez le compositeur basque, force est de reconnaître qu'il n'y a jamais une note de trop, une reprise surabondante ou des variations destinées à jouer la montre.
(*) Il s'agissait pour le chef américain de célébrer les cinquante ans de l'orchestre de Boston avec un florilège d'œuvres nouvelles issues des courants modernistes.
Hélas Paul Wittgenstein décida de transcrire la partition pour deux pianos pour la création à Vienne. Des bricolages qui ne furent pas du goût de Ravel qui avait mis un point d'honneur à écrire une partition d'une habileté surréaliste pour que la partie de piano sonne comme pour un ouvrage "à deux mains" à l'opposé de la plupart des autres œuvres proposées à Wittgenstein ! Les deux hommes se brouillèrent et Ravel n'entendra jamais son concerto dans sa forme originelle.
La création de la version originale aura lieu sous les cinq doigts de Jacques Février accompagné par Charles Munch en mars 1937. Ravel, très amoindri par une maladie neurodégénérative du cerveau (tumeur), ne pourra hélas pas entendre ce que d'aucun considère comme un sommet de la musique concertante pour clavier. Il meurt en décembre 1937 des suites d'une opération chirurgicale de la dernière chance.
Plus tard Paul Wittgenstein se reprochera d'avoir trahi la partition de Ravel et rendra un hommage appuyé au compositeur du Boléro.

Contrairement aux concertos classiques et même au concerto en sol, Ravel n'applique pas l'organisation en trois parties pour sa partition (un mouvement lent encadré de deux mouvements plus allants). Le concerto pour la main gauche se joue dans la continuité, mais présente des épisodes de styles et de climats bien différenciés. Comme souvent chez Ravel, l'orchestre ne cherche pas une puissance un peu vaine mais associe une variété d'instruments très colorée :
1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 clarinette en mi , 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 2 bassons, 1 contrebasson, 4 cors en fa, 3 trompettes en ut, 2 trombones, 1 tuba, timbales, triangle, caisse claire, cymbales, grosse caisse, wood-block, tam-tam, harpe et cordes et le piano.
Bien que souvent joué et apprécié, ce concerto est d'une difficulté technique redoutable… Il n'est d'ailleurs pas facile à commenter. Nous allons parcourir quelques moments clés de cette confrontation passionnée, parfois violente entre le piano et l'orchestre…

Une introduction très sombre mettant en jeu les bassons, le sépulcral contrebasson, les contrebasses puis les cuivres, surprend par son ambiance brumeuse et ténébreuse. Vu le contexte de la composition destinée à un homme mutilé par la guerre, Ravel, qui fut conducteur d'ambulance dans les tranchées, pense-t-il à l'apocalypse qui a coûté un bras au dédicataire ? Je l'ignore, mais Ravel était un grand humaniste, toujours horrifié par la barbarie. D'autres commentateurs pensent que Ravel craignait à travers les montées des nationalismes une seconde déflagration mondiale. (De manière posthume, l'histoire lui donnera raison.) L'intervention lugubre voire flippante du contrebasson fait penser à l'orchestration pour "Les entretiens de la Belle et de la Bête" dans le ballet Ma mère l'Oye. Le contrebasson symbolisant la bête… Mais l'avenir n'est pas aux contes de fées. [1:08] Un premier thème émerge de cette sombre mélopée. L'introduction gagne crescendo en dramatisme pour atteindre une syncope qui donne la voix au piano.
[2:06] L'entrée du piano est fracassante, désarticulée, staccato. Nous sommes face à un solo (une première cadence ?) construit autour du thème entendu dans l'introduction. Le discours du piano solitaire évoque une errance douloureuse avec pourtant une évolution vers plus d'intimisme
J'ai extrait de la partition une portée montrant comment Ravel réussit à donner le sentiment d'une musique écrite pour deux mains rapprochées (ici dans la seconde cadence). C'est un peu technique. On pourrait s'attendre à une seule portée en clé de fa usuelle pour le jeu de la main gauche. Ravel subdivise le rôle des cinq doigts. Le pouce et/ou l'index, les doigts les plus puissants assurent majoritairement la partie mélodique tandis que, auriculaire, annulaire et majeur enchaînent les accords et les arpèges. Parfois la portée supérieure est notée en clé de sol ! Les écarts étant vertigineux dans certains passages, l'effet de "deux mains" est saisissant. Un mélomane débutant et même chevronné peut en écoutant au disque ne pas se douter qu'une seule main joue ! À noter que pour des raisons morphologiques c'est quasi impossible de faire la même chose à la main droite. Parfois Ravel inversera les rôles des doigts, bonjour la difficulté.
Charles Munch
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Le jeu de Samson François est rude, puissant. Le pianiste ne s'épanche pas dans cette musique somme toute guère romantique et marquée par des accents sauvages.
[4:38] La partie concertante s'ouvre par une péroraison sur le thème qui devient un leitmotiv. Le tempo s'accélère puis le piano prolonge cette vigoureuse transition par un dialogue clair-obscur. Le cor anglais l'accompagne, suivi d'autres bois aux timbres enchanteurs. Les sonorités diaphanes et mystérieuses se font enfin entendre.
[8:07] De manière abrupte, Ravel lance le piano et l'orchestre complètement réunis dans une marche sarcastique et facétieuse mais étrangement funèbre, la rencontre des oppositions. Ravel avait découvert le Jazz avec son ami Gershwin, et on peut entendre une rythmique jazzy dans cette partie où les flûtes vont se faire facétieuses. Le piano folâtre dans  une nuée de teintes sonores énoncées par la riche harmonie et la myriade de percussions. André Cluytens, chef à la réputation d'orfèvre, contrôle cette folie orchestrale avec précision. (La partition compte une trentaine de lignes pour cette orchestration luxuriante.)
[13:43] Nouveau climat : un passage glorieux accelerando et granitique. Une victoire qui ne durera pas… Humour noir ?
[14:00] Seconde coda où la main se déplace vers les sombres octaves du clavier. L'obscurité fera place quelques mesures plus loin aux lumières de l'espoir jusque dans l'aigu. [15:37] C'est dans cette partie très poétique que l'on entend l'extrait donné en illustration. Samson François détache avec une virtuosité bluffante les deux lignes mélodiques. le contrebasson intervient pour nous conduire à une trépidante coda où, une mesure avant le point d'orgue, le piano fait entendre une ultime fois le thème principal.
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Il existe de nombreuses versions de ce concerto, sans doute l'œuvre la plus célèbre parmi celles dédiées à Paul Wittgenstein. Krystian Zimerman : pianiste scrupuleux et au phrasé précis, Pierre Boulez : chef d'orchestre scrupuleux et à la direction au scalpel. Tous les espoirs étaient permis pour une interprétation de grande classe, révélant tous les détails de la partie pour cette "double" main gauche et de l'orchestration lumineuse et fouillée. Le miracle a eu lieu en 1999 avec une prise de son sans comparaison avec celle de 1959, Byzance. Un plus : l'orchestre symphonique de Londres, aimé du chef français pour sa clarté très opportune pour la musique française en général et Ravel en particulier. (Dgg – 6+/6) Je propose la vidéo de très bonne qualité de cette gravure moderne.
Autre version marquante en 2010 : François-René Duchâble, le virtuose excentrique, parfois irrégulier, est ici très en forme et en communion avec cette œuvre atypique. L'accompagnement de Michel Plasson à Toulouse est au diapason. (EMI6/6)
La nouvelle génération relève le défi. Les critiques et moi-même ont été surpris par la maturité de l'enregistrement réunissant la jeune prodige chinoise Yuja Wang (Clic) et le tout aussi jeune Lionel Bringuier, jeune chef français qui après avoir fait ses armes avec les orchestres français et à la philharmonie de Los Angeles (à 20 ans !) préside désormais au destin de l'orchestre de la Tonhalle de Zurich. Une lecture brillante et vive, d'un délié magnifique. Le touché de la jeune femme allie une indépendance des doigts fulgurante et une puissance du staccato qui ne trahissent en aucun cas la gravité guerrière de Ravel. (Dgg5,5/6). 27 ans pour la pianiste, 28 pour le chef lors de la réalisation ! Prometteurs…

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2 commentaires:

  1. Une oeuvre que Léo Ferré dirigera avec l'orchestre philharmonique de Milan en 1975 sur un album intitulé "Ferré Muet". Mais ce n'était pas lui qui a joué la partie de piano, ce sera Dag Achatz un pianiste suédois connu pour avoir travaillé avec Léonard Bernstein et transcrit quelqu'une de ses oeuvres. Sinon, à l'écoute des deux, je reste sur celle de Samson François

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    1. Exact, et Léo Ferré réalisera aussi le rêve de sa vie : diriger la symphonie "Héroïque" de Beethoven...
      Il y a un tout petit détail qui montre la grande complicité - Samson François - Cluytens - Ingénieurs du son : c'est le seul disque où l'on entend distinctement l'ultime reprise du thème initial dans la coda. Motif souvent noyé dans l'orchestre.

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