samedi 19 décembre 2015

MOZART – Concertos pour piano n° 23 & 24 - Mitsuko UCHIDA & Jeffrey TATE – Par Claude Toon



- Cool M'sieur Claude, un peu de fraîcheur et de joie de vivre avec des concertos de Mozart…
- Heuu oui et non, Sonia. Certes une musique limpide, mais un peu de gravité dans ces deux ouvrages de 1786, le début des années de galère pour Wolfgang Amadeus…
- Ah, je vais vous laissez nous expliquer tout cela. Sinon : une pianiste japonaise et un chef que nous ne connaissons pas encore dans le blog me semble-t-il ?
- En effet, Mitsuko Uchida n'est pas une débutante. Une grande mozartienne. Elle est accompagnée par un chef anglais qui allie le talent et le courage physique…
- Il semble très fatigué sur la photo…
- Oui mais handicap et maîtrise totale d'un art ne sont pas incompatibles. Ce maestro en est la preuve vivante !

Jeffrey Tate (né en 1943)
Jeffrey Tate fait partie de ces hommes qui, comme Stephen Hawkings ou Michel Petrucciani, me laissent songeur. Des hommes qui, malgré des handicaps majeurs qui mettraient quiconque à terre, parviennent à transcender leur destinée, à vivre une existence intellectuelle et artistique hors du commun.
Jeffrey voit le jour en 1943 atteint d'une terrible malformation du dos que l'on nomme spina bifida (absence de certaines vertèbres lombaires et sacrées plus cyphose, pour faire simple). Jeune, il doit s'aliter fréquemment et ne peut se déplacer sans canne. Pourtant, il devient dans un premier temps chirurgien ophtalmique au début des années 60. C'est pourtant la musique et plus particulièrement l'opéra qui le fascine. Il se lance dans des études musicales pointues, puisque dès le début des années 70, le très pointilleux Georg Solti lui propose un poste à Covent Garden, le temple lyrique british. Il trouve également appui auprès de Herbert von Karajan puis de Pierre Boulez qui le désigne en 1976 comme son assistant lors des cinq années où le chef français dirige le Ring de Wagner à Bayreuth dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Le Ring : un cycle de quatre opéras qui sera l'œuvre fétiche de cet artiste. Trois des opéras durent cinq heures, une épreuve épuisante pour ce chef, mais la passion est là pour le galvaniser…
Jeffrey Tate a occupé des postes prestigieux dont celui de chef principal à Covent Garden et, de 1985 à 2000, celui de directeur de l'English Chamber Orchestra que l'on entend aujourd'hui dans les deux ouvrage extraits d'une quasi intégrale des concertos de Mozart. L'orchestre est spécialiste de ce répertoire puisqu'il accompagnait déjà Daniel Barenboïm et Murray Perahia dans leurs intégrales Mozart respectives, ces deux musiciens assurant à la fois les rôles de soliste et de chef.
Jeffrey Tate a réalisé de nombreux enregistrements lyriques : Arabella de Richard Strauss, Lulu de Alban Berg (il assista Pierre Boulez lors de la production de l’œuvre complète à Paris) ; côté symphonique : des pages de ses compatriotes Britten, Walton ou Elgar, sans compter une intégrale aérienne des symphonies de Mozart.
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Dame Mitsuko Uchida
La pianiste Mitsuko Uchida a vu le jour en 1948 près de Tokyo, mais elle part à l'âge de douze ans s'installer à Vienne avec sa famille. Déjà douée, la jeune fille va bénéficier du meilleur enseignement dont peut rêver une future virtuose dans la capitale mondiale de la musique classique. Ses professeurs : Richard Hauser puis Wilhelm Kempff et Stefan Askenase, et pour se perfectionner : la pianiste italienne Maria Curcio, pédagogue très réputée, elle-même élève d'Arthur Schnabel.
Munie de ce bagage musical de prestige, elle part pour Londres en 1973, sa nouvelle patrie. (Elle prendra la nationalité british en 2001, et sera anoblie par la reine Elisabeth II ; on doit donc dire Dame Mitsuko Uchida.)
Elle connaît dès les années 60 une carrière internationale. Elle devient une mozartienne incontournable et enregistre une intégrale des sonates du compositeur autrichien, puis une seconde de ses concertos en compagnie de Jeffrey Tate. Elle récidivera avec l'orchestre de Cleveland, mais en dirigeant elle-même l'orchestre. Son répertoire ne se limite pas à Mozart mais aux grands classiques et romantiques comme Beethoven (intégrale des concertos), Schubert, Chopin ou encore Debussy. Mais, Mitsuko se révèle également une experte de l'École de Vienne sérialiste et du trio Schoenberg, Berg, Webern
Actuellement, elle codirige le festival de Marlboro, une institution fondée en 1951 par Adolf Busch et Rudolf Serkin. Le gratin des artistes "classiques" se réunit chaque été pendant sept semaines près de Boston pour s'en donner à cœur joie sans programme bien préétabli.
Sa discographie est très abondante et surtout… disponible en ses temps de vaches maigres pour les CD.
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Mars 1786 : Début des années noires pour Mozart. En mai, son opéra "Les noces de Figaro" d'après Beaumarchais va irriter la noblesse viennoise par son ironie envers l'ordre établi. Mozart sent-il que son étoile auprès de ses protecteurs et commanditaires se ternit ? Oui, et il a raison.
Sa santé se dégrade et les dettes s'accumulent. Le fait qu'il soit Franc-Maçon n'arrondit pas les angles. C'est dans ce contexte morose que Mozart va composer ses concertos N° 23 et 24 qui portent les numéros de catalogue K488 et K491. La seconde de ses deux œuvres d'importance (une demi-heure environ chacune) est achevée en trois semaines après la première. Cette puissance créatrice m'épate ! Soyons clair, nous sommes face à un doublé, les K489 et 490 n'étant que des œuvrettes lyriques de faible intérêt.
Travaillant d'arrachepied sur son opéra "Les noces de Figaro" avec Da Ponte, il ne semble pas que l'écriture de ses deux concertos soit le fruit d'une commande. J'ai déjà plusieurs fois écrit que Mozart a bouleversé la forme, l'a magnifiée car elle réunit toutes les facettes de son génie : la maîtrise du clavier, la variété des climats mélodiques et la liberté des orchestrations toujours adaptées à l'atmosphère émotionnelle recherchée. Dégagé de toute obligation "contractuel", Mozart n'hésite pas à recourir à des compositions de vastes proportions, à un architecture plus hardie que la forme sonate banale et à une virtuosité du jeu du clavier inconnue à l'époque. D'ailleurs l'accueil à Vienne sera mitigé face à cette nouveauté un peu ardue, mais les deux œuvres rencontreront le succès à Prague.
L'orchestration du concerto N° 23 comporte : une flute, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, les cordes. Mozart substitue les traditionnels hautbois par des clarinettes qui viennent d'être inventées.
L'orchestration du concerto N° 24 est réellement symphonique : une flute, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, des timbales et les cordes.
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Concerto N°23 en La majeur

Piano de Mozart
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1 - Allegro : Une élégante mélodie aux cordes débute une imposante introduction orchestrale. Divers autres motifs enflammés se mêlent à ces longues phrases des cordes, motifs chantés par la flûte, les clarinettes et le basson, subtils agréments soulignés par quelques notes de cors. Mozart énonce ainsi d'emblée toute la thématique qui sera reprise lors de l'entrée en lice du piano. Tout le mouvement se révèle plutôt serein, ce qui contredit a priori ce que j'écrivais à propos de la morosité et des difficultés qu'affronte Mozart. Attendons pour cela l'adagio Qui dit concerto dit concertant, et le compositeur est définitivement passé maître de l'alacrité des dialogues et des rivalités entre le piano et les bois complices des cordes. Jeffrey Tate adopte un phrasé virulent et un équilibre très clair entre tous les pupitres. Les bois sont d'une présence rare dans son interprétation. Parfois, certains chefs disposent trop de cordes par rapport à ce qui était en usage à l'époque de Mozart et boursouflent les couleurs orchestrales. Mitsuko Uchida assure un jeu délicat, tant horizontalement par la finesse du legato (chaque note jaillissant avec bonheur sans pathos), que verticalement par une frappe très dynamique et gracile du clavier. La virtuose n'oublie pas que ces concertos ont été composés d'abord pour un piano forte et non pour des Steinway. Tout le morceau construit sa polyphonie classiquement sur les thèmes initiaux. Cependant, l'allegro reste d'une stupéfiante originalité et lisibilité, sans jamais donner le sentiment de vaine répétition.
2 - Adagio : Cet adagio, écrit dans le sombre fa dièse mineur, est l'une des pages les plus connues et mélancoliques de Mozart, une musique que l'on entend dans de nombreuses B.O.. Le piano soliste distille avec douceur une marche hésitante, un peu triste, des pas dans la neige de cette fin d'hiver 1786. L'orchestre l'accompagne presque furtivement d'une lumière diaphane et brumeuse. Dans le développement central, la clarinette puis la flûte tentent d'égayer timidement cette procession douloureuse. Le tempo de Mitsuko Uchida ne dérive jamais, maintenant ainsi le climat oppressant, évitant tout compromis avec une quelconque coquetterie typique de l'âge classique. Le XVIIIème siècle était friand d'élégance, de musique gracieuse pour les salons. En confiant ses anxieux pressentiments à l'auditeur, Mozart préfigure le romantisme sur le fond, la précellence de l'esprit sur l'esthétique. Nous verrons que dans le 24ème concerto, il fera de même sur… la forme.
3 – Allegro assai : Le final enlevé en forme de rondo retrouve la gaieté du la majeur mais voit s'épanouir nombre de variations dans de nombreuses tonalités différentes. Le contraste avec le funeste adagio est saisissant comme si l'épicurien viennois refusait de nous attrister trop longtemps par ses tourments. Le jeu de Mitsuko Uchida reste franc et affirmé et l'orchestre de chambre anglais retrouve sous la baguette de Jeffrey Tate la vitalité de l'allegro introductif.
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Concerto N°24 en Do mineur

Page manuscrite de la partie de piano du concerto n°24
Mozart, soit par sa nature optimiste, soit par principe musicologique, composait rarement en mode mineur. Et cela restera vrai pendant ses sombres dernières années de vie. Ce concerto est l'une des deux exceptions à ce principe dans le corpus des 27 œuvres concertantes pour piano ; le n°20 de 1785, de couleur sombre adopte le ré mineur. Par rapport à son grand-frère n°23 commenté avant, les tonalités sont inversées : do mineur pour les mouvements extrêmes, et mi bémol majeur pour le larghetto central. Ces considérations vous sembleront un peu techniques voire secondaires, pourtant elles montrent sans ambiguïté l'état émotionnel dépressif que traverse Mozart, même si en cette année 1786 on peut se limiter à parler de burnout. Si quelques semaines avant la composition du second concerto, Mozart dévoilait ses inquiétudes quant à son avenir en gardant une certaine pudeur (seul l'adagio est empreint réellement de dramatisme), ici, la partition ne cache plus rien.
1 - Allegro : Un premier thème surgit avec gravité aux cordes et aux bassons, un thème interrogatif et oppressant. Quelques notes du hautbois précèdent un élan de tout l'orchestre, puissant et dramatique. Je parlais précédemment d'évolution romantique dans la forme, nous y voilà. Scandées par les timbales, des forces telluriques et menaçantes se déchaînent. On pourrait se méprendre lors de la découverte en attribuant cette introduction majestueuse à un concerto beethovénien. (Un essai jamais édité de Beethoven date de 1784, et le premier composé par Ludwig van, qui porte en fait le n°2, date de 1795, année de la mort de Mozart.) À cette énergie désespérée tente de répondre un jeu plus détendu des bois. Un dialogue féérique, mais aux accents mélancoliques induits par la tonalité mineure. Le piano fait de nouveau une entrée tardive, presque timide, son chant apparaissant harcelé par les interruptions brutales de l'orchestre. Doit-on penser à un combat intérieur ? L'heure n'est pas à la fête, même si quelques variations pastorales égaillent ce paysage sonore tourmenté. Mitsuko Uchida montre là aussi son intelligence dans la compréhension de la musique mozartienne. Un staccato ciselé et précis de mise pour des portées écrites pour un instrument ne possédant pas de pédale. La pianiste affronte avec vigueur le pathétisme du discours et les attaques solennelles de l'orchestre portés à l'incandescence par Jeffrey Tate. Mozart aurait aimé le climat véhément et olympien donné par Mitsuko Uchida à la cadence très survoltée. Un Mozart combatif…
2 - Larghetto : Mozart joue l'apaisement dans le larghetto. Une petite marche délicate au piano introduit un thème langoureux des cordes. Thèmes repris avec tendresse par le piano accompagné des bassons et des hautbois. On retrouve le Mozart des temps heureux, des sérénades et divertimentos. Pourtant une écoute attentive met en évidence comme un besoin de repos, un désir de retrouver les joies farceuses de sa jeunesse. Les deux artistes révèlent cette dualité de la page avec une grande subtilité, le recours à un phrasé sans langueur trop soyeuse n'est pas étranger à la pertinence d'une telle interprétation. L'extension de l'orchestration apporte un jeu de couleurs sonores mordorées parmi les plus ravissant jamais entendu chez le compositeur.
Jeffrey Tate et Mitsuko Uchida
3 - Allegretto : Le final, apporte de nouveau une pesanteur qui répond au sombre allegro. Mozart se hasarde dans de nombreuses variations (8 précisément) et met donc en avant une nouveauté dans son style de composition. Sans cesse ce mouvement en forme de marche cherche un but. Le tempo retenu et la tonalité mineure soulignent à l'évidence un sentiment de désillusion chez Mozart. Certes la fantaisie est omniprésente dans l'entrelacs de variations, dans la forme, mais le cœur y est-il ? La cadence et la coda n'apporte aucune joie réelle, plutôt une interrogation existentielle.
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Il est malaisé d'établir un palmarès pertinent des versions dites de référence pour des œuvres de Mozart. La musique du compositeur est tellement pure que même jouée par des amateurs, elle peut rester agréable et charmeuse. J'avoue mon étonnement lors d'une confrontation de la Revue Classica d'avoir vu des "spécialistes" jeter aux orties les interprétations de Daniel Barenboïm des années 60, surtout dans les deux concertos commentés ce jour. Certes, je jeune pianiste de la période 1967-75 joue la carte du romantisme, mais… pourquoi pas, d'autant que le prix est imbattable ? (EMI – 5/6). Également au clavier et à la tête de l'English Chamber Orchestra, Murray Perahia renoue avec l'univers chambriste qui sied à ces concertos, une prise de son très limpide par ailleurs (Sony - 6/6). Alfred Brendel a toujours laissé mûrir ses gravures sur des années. Chaque concerto devient ainsi une individualité dans laquelle tout est méticuleusement pensé. Le miracle ? Possible pour certain (DECCA – 6/6). Dernière intégrale de grand intérêt, celle de Christian Zacharias dirigeant du piano l'Orchestre de Lausanne. Un jeu finement articulé et sensible (MDG – 5/6). On pourrait évoquer les enregistrements isolés comme le n°24 par Clara Haskil, (moins d'une semaine avant sa mort) toujours disponible, etc. Le très virtuose mais trop sérieux Keith Jarett a enregistré six concertos de la maturité dont le 23. Très prosaïque, lent et terne car hédoniste. Oui si on aime ce pianiste de Jazz, surtout pas si on cherche la rencontre avec Mozart (ECM records - 2/6).

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3 commentaires:

  1. Le concerto 23, un de mes préférés avec son très belle adagio (Avec le n°21 en ut majeur et son non moins célèbre andante). C'est avec ses concertos pour pianos que j'ai appris à aimer Mozart et non par les sempiternelles symphonies 40 et 41. Très belle interprétation de Mitsuko (Sans Rita) Uchida. Oeuvre que j'ai découvert avec un vieille enregistrement de Daniel Baremboim en tant que chef et soliste.

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  2. Je n'aime pas Mozart outre mesure, mais j'aime bien ses concertos tardifs ;-) Pas par Brendel -lui, je l'ai beaucoup côtoyé lorsque je débutais la découverte du "grand répertoire" en 33T, mais je ne l'aime quasiment plus dans rien-, cela étant, ni par Uchida, que je trouve bien chichiteuse en général :-(
    Par contre, Perahia pour la simplicité d'allure et Zacharias, si inventif dans sa première quasi-intégrale EMI à prix fracassé, me parlent beaucoup. Et, dans une veine plus romantique, et plus aboutie que Barenboim car mieux accompagnée, Annie Fischer avec divers chefs -Boult, Sawallisch...- est juste inoubliable -c'est disponible dans le coffret Warner Icon dédié à la dame-.

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    1. Voilà qui est dit !!!! Merci Diablotin :o)

      On pourrait se chamailler entre "chichiteuse" et "raffinée" concernant Dame Uchida pendant des heures, de préférence autour d'un verre. L'interprétation de Mozart offre beaucoup d'éclairages possibles de sa musique et donc d'écoutes contradictoires selon les sensibilités…

      C'est vrai que je n'ai jamais commenté de CD Brendel dans le blog, un hasard ? J'ai peu de CD de ce pianiste. Quelques sonates de Beethoven… Je l'ai cité car reconnu par ses pairs et comme je ne connais pas tout, je fais confiance un "petit peu" aux critiques dans mes suggestions…

      J'ai entendu lors d'un concert en direct sur France musique dans les années 70 Annie Fischer dans le concerto n°20 lui aussi empreint de nostalgie. Un grand moment qui m'a marqué puisque 40 ans ont passé et que je m'en souviens…

      Il y a live du 23ème sur YouTube, en Roumanie et en 1961. Une grande finesse, je te l'accorde…
      https://www.youtube.com/watch?v=jQ7pweoeyS8

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