- Bonjour M'sieur Claude… Ah, un article Bartók, ça fait un moment
d'après l'index qui mentionne 3 grands articles. Aujourd'hui : un
divertimento, des danses, du Bartók plus léger ?
- Oui ma petite Sonia. Lors d'une anthologie symphonique dans les années
90, Pierre Boulez a réuni diverses pièces moins ambitieuses que le
Mandarin merveilleux ou le concerto pour orchestre sur un album
séparé…
- Pierre Boulez a accommodé les "restes" si je comprends bien…
- "Les restes" !? La formule est osée mon petit ! Rien n'est de second
ordre chez le compositeur hongrois, surtout le divertimento pour cordes
commandé par Paul Sacher…
- Ah oui, le milliardaire suisse, chef d'orchestre de surcroît et mécène,
j'ai lu ça à propos de la musique pour cordes, percussions et
célesta…
- Bien, vous vous raccrochez aux branches Sonia… Et puis les amateurs de
musique pour cordes vont être comblés…
Paul Sacher |
N'écrivons pas de nouveau la biographie de
Béla Bartók
(1881-1945). Trois de ses œuvres les plus essentielles ont permis
d'approcher ce compositeur majeur du XXème siècle : le ballet
Le Mandarin Merveilleux,
La musique pour cordes, percussions et célesta, contemporaine du
divertimento, et une œuvre plus tardive : le
concerto pour orchestre.
(Clic)
&
(Clic).
Bartók
est un homme à plusieurs facettes. Tout d'abord le chercheur infatigable de
nouveaux modes d'écriture (gamme tonale), ensuite l'explorateur de la
mathématique du son et des rapports de durée dans la forme. Un moderniste à
l'instar de Schoenberg et de ses comparses de l'école de Vienne qui
inventèrent le dodécaphonisme. Et enfin : le précurseur de l'ethno-musique
par ses incursions dans les villages les plus reculés de la Hongrie et de la
Roumanie pour enregistrer, sur un phonographe, un inestimable patrimoine de
chants et airs folkloriques. On comprendra mieux pourquoi avec le
Divertimento, la
Suite de danses soit également présentée dans cet article.
Bartók
connaîtra une double existence : dans son pays natal avec une reconnaissance
européenne, mais quand la guerre arrivera, le compositeur, d'esprit
grincheux mais aussi humaniste (ce n'est pas contradictoire) devra fuir la
dictature du régent Horthy, fasciste allié d'Hitler et Mussolini. Il
refusera dès 1920 toute
compromission avec le régime, il s'opposera à l'exécution de ses œuvres en
Allemagne et en Italie. La déclaration de guerre rend sa position intenable
et il doit fuir en 1940 pour
les USA où, aigri et méprisé, il connaîtra une fin difficile et ne reverra
jamais sa Hongrie libérée, une leucémie l'emportant en septembre
1945. Dans
poète, vos papiers,
Léo Ferré
chante : "Il fallut quêter pour enterrer Béla Bartók".
Bartók
et
Ravel
étaient très liés même pendant la Grande Guerre où leurs nations
s'affrontaient. Le chef
Sergiu Celibidache, pourtant avare de compliments, aurait dit en substance : "Il n'y a que Bartók et Ravel pour savoir écrire autant de musique avec
aussi peu de notes"…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Béla Bartók |
Quelques mots sur
Paul Sacher. Pour l'homme d'affaire suisse, la musique semblait avoir autant
d'importance que le business (à sa mort en
1999, le magnat-mécène était
l'européen le plus fortuné). Doté d'une solide formation de chef
d'orchestre,
Sacher
fonde dès 1926, à vingt ans,
son propre orchestre de chambre. Très ouvert à la musique de son temps, il
va utiliser son immense fortune à commander nombre de chefs-d'œuvre aux
compositeurs les plus avant-gardistes de son époque (300 œuvres).
La liste des musiciens sollicités par
Paul Sacher
étant très longue, de
Stravinsky
à
Boulez
en passant par
Honegger, je rappelle juste que Paul Sacher commanda aussi les
Métamorphoses pour 23 cordes
de
Richard
Strauss
en avril 1945 : le testament
douloureux du compositeur bavarois alors confronté à l'apocalypse, à
l'effondrement et au Crépuscule des Dieux du nazisme…
(Clic).
En 1934,
Bartók
répondra à une première commande par la fascinante
musique pour cordes, percussions et célesta. En 1937, seconde commande :
la
Sonate pour deux pianos et percussions
et, jamais deux sans trois, en
1939
Bartók
composera le
Divertimento pour cordes. En août 1939,
la composition n'a nécessité que 17 jours de travail à
Bartók
alors accueilli dans une résidence bernoise appartenant à
Sacher. La création aura lieu en juin
1940 sous la direction de
Paul Sacher
lui-même dirigeant l'orchestre de chambre de Bâle.
Le
Divertimento pour cordes
marque-t-il un retour néoclassique de
Bartók, un clin d'œil à l'époque baroque des
concertos grosso opus 6
de
Haendel
qui, eux aussi, ne recourent qu'aux cordes, a contrario des
concertos
brandebourgeois
richement orchestrés de l'ami
Bach
? Oui, si l'on considère que le compositeur a tenté de s'évader de ses
angoisses fondées face à l'Europe qui va s'embraser. (Le titre de l'ouvrage
fait penser à l'univers mozartien.) Non, car l'écriture reste celle de
Bartók
avec ses sonorités modernistes si particulières. (Bartók
travaille simultanément sur son
6ème quatuor, l'une de ses partitions les plus âpres et angoissées.) Un divertissement
guilleret ? Rien n'est moins sûr !
Prévu pour un orchestre symphonique, le
Divertimento pour cordes
s'accommode de l'effectif d'un orchestre de chambre. Il comporte trois
mouvements.
Le chef et compositeur français
Pierre Boulez a été présenté en détail dans une chronique consacrée à
Scriabine (Clic).
Márffy Ödön (Budapest - 1878-1959) |
1 – Allegro non troppo
: Les premières mesures de l'allegro énoncent un motif saccadé sur les cinq
groupes de cordes, motif qui peut faire songer au style répétitif et
minimaliste qui sera l'apanage d'un
Philip Glass
vingt ans plus tard. Cette scansion dansante voire trépidante porte
indiscutablement la signature de
Bartók
avec ses successions de notes piquées montrant que l'interprète doit veiller
à obtenir un staccato très vigoureux dans sa direction. J'ai joué une pièce
au piano il y a bien longtemps qui ne comportait que ce genre de notes ou
presque.
Bartók
agressif ? Non, amateur de rythmes énergiques, certainement.
Pierre Boulez
n'accentue pas cette dureté, le staccato est bien marqué (vous n'imaginez
pas le maître trahir la partition…) mais le chef apporte un soyeux tout à
fait en accord avec une page portant le nom de divertimento. La musique
évolue rapidement vers un riche dialogue poétique entre rappels de ce motif
cadencé et des phrases plus mélodiques.
Bartók
alterne ainsi atmosphères joyeuses et sautillantes et interrogations plus
dramatiques aux cordes graves. Le climat général joue sur cette ambiguïté :
le souvenir des temps heureux où
Bartók
parcourait les campagnes en quête de thèmes folkloriques et le sentiment
sourd que ce monde festif est mis en danger par les seigneurs de la guerre
qui ont pris en otage son pays. Comme toujours une grande précision dans la
direction de
Boulez
est au rendez-vous, mais on ne trouve pas la sécheresse parfois reprochée
aux gravures du chef à cette époque. Oui, certains diront "c'est très sage".
Pas faux, mais les
cordes
de
Chicago
sont si belles…
2 – Molto adagio
: Le second mouvement permet de s'interroger sur les réelles intentions de
Bartók
quant à simplement nous divertir. La mélodie introductive se love à la fois
tendrement mais dans une tonalité légèrement élégiaque. On discerne en même
temps de la sérénité et une tension palpable, souterraine. Une seconde idée
se développe, interrogative avec des traits farouches des cordes aiguës. Ce
passage fait place à une étrange et presque glaçante marche funèbre dans
laquelle les violons ne cessent de se déployer crescendo pour faire jaillir
un cri déchirant dans l'extrême aigu.
Bartók
cherche-t-il à partager ses angoisses malgré la vocation divertissante de
cette musique, à nous confier son désespoir comme le pensait son compatriote
et chef
Ferenc Fricsay ? Avec un tempo d'une régularité absolue,
Pierre Boulez
souligne les accents impitoyables de cet intermède vraiment flippant
qu'aurait adoré Kubrick. À ce
propos, le cinéaste a utilisé des extraits de la
musique pour cordes, percussions et célesta
dans Shining, une œuvre qui
présente des similarités pathétiques dans certaines pages avec l'adagio de
ce
divertimento.
3 – Allegro assai
: Plus conventionnel, le final retrouve la hardiesse thématique de l'allegro
initial.
Bartók
revient à ses péchés mignons : la danse folklorique avec même un passage
drolatique en pizzicati. Ce final assez bref et plein de verve annonce le
concerto pour orchestre
qui verra le jour en 1943. Là
encore,
Pierre Boulez
ne cherche pas à exacerber le flot musical pour éviter un grand écart avec
le pathétisme de l'adagio. Une interprétation parfaite, sans folie, mais de
grande classe avec un orchestre de rêve.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Béla Bartók & Zoltan Kodaly |
En 1923, le régime hongrois
décide de fêter le cinquantenaire de la réunion de
Buda et de
Pest devenue l'actuelle
Budapest. Trois compositeurs
sont sollicités :
Zoltan Kodaly
va composer son
Psalmus Hungaricus,
Ernő Dohnány
assure avec une
ouverture solennelle
et
Béla Bartók
qui ne raffole pas des élans nationalistes écrit une
suite de
danses. On pourrait s'attendre avec tout le matériel phonographique engrangé
depuis des décennies que le compositeur se cantonne à orchestrer des danses
hongroises. Il n'en sera rien.
Bartók
va au contraire proposer un assemblage de 6 morceaux aux influences les plus
diverses pour exprimer son désir de réconciliation entre les peuples et les
cultures. On reconnait ici le tempérament humaniste du musicien qui avait
tant honni l'hécatombe de la grande guerre.
Si on fait un point rapide : les danses 1 & 4 sont construites en
partie sur des motifs arabes. La 3 complique les choses en incluant des
matériaux arabes, hongrois et roumains ! Rien de surprenant pour un
Bartók
si novateur, l'auteur des
6 danses populaires roumaines
de 1917 invente un style
totalement nouveau intégrant une multitude de cultures musicales. Dans une
Europe qui voit les nationalismes sanglants prendre leur essor,
Bartók
fait œuvre de pacifisme artistique.
L'écriture est résolument moderne. La
première danse
voit son thème principal énoncé par le basson sur un accompagnement de
percussions. On retrouve le goût des contrastes, des conflits entre bois et
cuivres, des rythmes saccadés. La modernité du propos se rapproche de celle
du
Mandarin merveilleux. La danse se termine par une mélodie lascive et orientaliste qui nous
entraîne vers la magie des contes des mille et une nuits.
Pierre Boulez
interprète avec gourmandise cette partition qui ne peut que satisfaire son
appétence pour les sonorités et harmonies exubérantes, très éloignées des
mélodies postromantique d'un
Richard Strauss. Chaque danse apporte son lot de fantaisie. On ne peut que
reconnaître la thématique typiquement hongroise dans le développement de la
3ème danse. La partition fourmille d'idées. Festif, humoristique,
bucolique, les adjectifs se bousculent pour caractériser cette vingtaine de
minutes de doping symphonique.
L'album comporte également deux ouvrages moins connus :
Deux images
et Les
trois images hongroises.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Le
divertimento
a connu de très beaux enregistrements :
Ferenc Fricsay en 1956 pour
Dgg puis
Antal Dorati
pour Mercury, deux chefs
hongrois géniaux dans ce répertoire. Hélas, ces gravures pleines de peps ne
sont plus rééditées en CD. On peut juste trouver des extraits en MP3, Sniff…
Par contre, je peux recommander un CD sympa à prix doux de l'orchestre de Saint Paul dirigé par
Hugh Wolff comportant de Bartók
:
le
Divertimento
et
les danses roumaines, et de
Zoltan Kodály :
les danses de Marosszék
et les
Danses de Galánta
(Apex - 5/6).
Quelques vidéos : le
divertimento et la
suite de danses
par
Pierre Boulez
dans son enregistrement à
Chicago. Pour écouter le
divertimento
en intégralité, j'ai choisi un live réalisé par un jeune orchestre américain
adepte de
Bartók
:
The Arcos Orchestra
créé en 2005 et dirigé par
John-Edward Kelly
et la violoniste solo
Elissa Cassini.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire