samedi 18 octobre 2014

Reinhold GLIÈRE – Symphonie N° 3 – Harold FARBERMAN – par Claude Toon



- Ahh, c'est reparti M'sieur Claude… Encore la Finlande, la Suède, le septentrion comme vous dites, ou carrément un compositeur du Spitzberg ?
- Mais enfin Sonia, c'est quoi cette insolence ?  Pas du tout, aventures en Russie aujourd'hui, la patrie de Tchaïkovski et Chostakovitch…
- Excusez-moi M'sieur Claude… M'sieur Rockin m'a pris la tête avec 2000 photocopies ce matin, je suis ronchon… Ça parle de quoi vot' truc ?
- Mon "truc" est une belle symphonie épique évoquant les périples tumultueux d'un héros populaire en Russie : "Ilya Muromets"…
- Sympa le peu que j'entends, on dirait une musique de film en cinémascope….
- Ça, c'est la première chose un peu intelligente que vous dites depuis le début… ah ah…

Au tournant des XIXème et XXème siècles, la musique russe connaît sa grande époque, et de citer Tchaïkovski, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Borodine : des compositeurs de génie qui, sauf le dernier, ont déjà été sujets de chroniques dans le blog (Index). Avant l'arrivée des modernistes comme Prokofiev et Chostakovitch, des compositeurs que l'on peut qualifier de postromantiques vont assurer la transition, à l'instar d'un Richard Strauss en Allemagne. Si Rachmaninov (1873-1943) reste le plus connu, son quasi contemporain Reinhold Glière mérite une chronique et une incitation à partir à la découverte de cette étonnante saga que constitue sa 3ème symphonie.
Reinhold Glière nait dans une famille de musiciens plus ou moins d'origine saxonne et ukrainienne en 1874. Grâce à son métier de facteur d'instruments, son père maîtrise un grand nombre d'instruments à vent. Son frère aîné joue du violoncelle et sa sœur du piano… Ce n'est pas un gamin surdoué et précoce : il intègre le conservatoire de Moscou à l'âge de 20 ans. Six ans plus tard, il en sort avec tous les lauriers notamment pour ses qualités de compositeur.
Glière va beaucoup composer avant la révolution. Il voyage, rencontre à Berlin Oskar Fried, chef d'orchestre et ami intime de Mahler, et Serge Koussevitzky qui va créer sa seconde symphonie. La 3ème symphonie sera écrite en 1910 avant le retour de Glière à Moscou comme professeur de composition. Parmi ses élèves, on rencontre Prokofiev et Khatchatourian
La révolution d'octobre arrive avec Lénine, le tyran 1.0.. Les millions de cadavres s'empilent et le dictateur veut faire le "ménage" parmi l'intelligentsia russe. Reinhold Glière perd son poste de professeur et part "prendre l'air" en Azerbaïdjan. À l'instar de Bartók en Hongrie, il va se passionner pour la musique et les chants folkloriques de ce pays. L'accalmie politique de 1920 lui permet de revenir à Moscou reprendre ses activités pédagogiques qu'il conservera même sous l'ère du dictateur 2.0 : Joseph Staline. Il quittera son poste en 1940 à 66 ans. Le style postromantique et l'âge du compositeur semblent inspirer du respect pendant cette époque noire. Il sera plutôt honoré que pourchassé comme Chostakovitch qui osait écrire de la musique "dégénérée" au dire de certains dirigeants comme Jdanov. Il est possible aussi que ses recherches entreprises sur les cultures musicales des régions sous domination soviétique expliquent cette relative estime par le régime. Ahhh "le peuple russe" chéri des autorités. Il composera un opéra en langue azéri.
Reinhold Glière a beaucoup composé dans tous les styles. Ses symphonies et concertos disposent d'une belle discographie. Il serait utile d'éditer sa musique de chambre. Glière a survécu à Staline en quittant ce monde en 1956 à 82 ans.
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Harold Farberman (né en 1929) connait une carrière à la fois comme musicien de l'orchestre symphonique de Boston, l'un des "big five", de chef d'orchestre et de compositeur. Il est percussionniste, formé à la rude école Julliard. Il a bénéficié de l'enseignement de Aaron Copland, compositeur et ami de Leonard Bernstein.
Il a dirigé de nombreux orchestres à travers le monde. La liste est impressionnante. Il n'a cependant été en poste de directeur d'orchestres américains que dans les années 1963-1979 à Denver et Oakland. Deux raisons expliquent cela : Farberman est également compositeur et pédagogue. Il enseigne la direction d'orchestre à l'université de Hartford située dans le Connecticut.
Sa discographie est intéressante et originale. Il a gravé la totalité de l'œuvre de Charles Ives et même une intégrale des symphonies de Mahler avec l'orchestre symphonique de Londres (mal distribuée en France, plutôt appréciée aux USA). Il a composé et gravé un concerto pour batterie de Jazz et orchestre. Un personnage du monde musical typiquement américain, à savoir fort éclectique.
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D'une durée de 1h35' dans cette interprétation, la 3ème symphonie de Glière figure incontestablement parmi les plus longues symphonies purement instrumentales jamais écrites. (Wikipédia écrit des approximations : avec des tempos courants, aucune des symphonies de Mahler, Bruckner ou Furtwängler ne dépasse les 1h20'.) Bref, un critère assez secondaire me direz-vous, sauf si l'on s'interroge sur la capacité d'un compositeur à captiver les mélomanes sur une période comparable à celle d'un acte d'opéra de Wagner qui, il faut le rappeler, tient en haleine en premier lieu par la richesse de ses textes à l'instar d'une pièce de théâtre. Glière a relevé le défi à travers une saga symphonique mettant en scène les aventures d'un personnage légendaire et héroïque, et il a gagné son pari !
Ô les symphonies épiques sont très à la mode en cette époque postromantique. Quelques exemples : Kullervo et la suite de Lemminkäinen (un don Juan scandinave) de Jean Sibelius (en 1892 et 1895), Don Quichotte de Richard Strauss (1898). Et Pat Slade ne manquera pas de me rappeler que Hector Berlioz avait montré la voie avec ses héros tourmentés de la Symphonie Fantastique et de Harold en Italie (dès les années 1830-1834). La liste est limitative, les romantiques se passionnent à l'évidence pour les héros valeureux des légendes et littératures de leurs cultures nationales.
- Mais c'est quoi ce zingue M'sieur Claude, vous ouvrez une chronique avionique au milieu de votre article ?
- Ah ah, Sonia, cet avion est un biplan russe de 1913 surnommé "Ilya Muromets" ; c'est dire si ce personnage mythique occupe une place de premier plan dans la culture russe !
Essayons de résumer la saga. Ilya Muromets voit le jour à la fin du premier millénaire. Maladif, il ne peut marcher qu'à l'âge de 30 ans, miraculé par des pèlerins. Il devient un chevalier "freelance" et part arracher la ville de Kiev aux mains des tatares. Faisant cela, il sert les intérêts du Tsar Vladimir Ier (958-1015). Il séjourne en son palais avant de partir combattre le brigand maléfique Soloveï-Razboïnik. Après maintes aventures guerrières, Ilya mourra héroïquement et se verra transformer en pierre…
En Russie, ce personnage est considéré comme un saint.
Glière a extrait quelques points forts de cette histoire pour écrire une symphonie en quatre mouvements, chacun portant un sous titre explicite. On retrouve cette démarche dans Shéhérazade de Rimski-Korsakov (Clic). On peut donc parler aussi d'un grand poème symphonique en quatre parties.
Créée à Moscou en 1912, la symphonie comprend comme chez Mahler ou Strauss un orchestre puissant et rutilant : 3/3/3/3, un cor anglais, un contrebasson, huit cors, cinq trompettes, quatre trombones, un tuba, de nombreuses percussions, des timbales et les cordes.

1 - Les pèlerins : Ilya Mouromets et Svyatogor : (Andante sostenuto - Allegro risoluto) : (Svyatogor est un chevalier qui donnera une force surhumaine à Ilya). Les mouvements 1, 2 et 4 frôlent la demi-heure. Inutile de préciser qu'une analyse en détail ne présente aucun intérêt, d'autant qu'à l'opposé d'une forme sonate de symphonie classique, Glière opte pour un récit symphonique à base de leitmotive avec des développements qui se succèdent pour illustrer les diverses péripéties puisées dans les textes légendaires. L'introduction au climat sombre évoque cette jeunesse inerte et sans fin du jeune paralytique. La mélodie aux cordes s'étire doucement. On pense aux adagios des 9ème et 10ème symphonies de Mahler où le temps semble suspendu à l'attente de l'éternité. On pense aussi à l'immensité des steppes russes. Ces couleurs diaphanes et pastelles méritaient les belles sonorités du Philharmonique de Londres et non un obscur orchestre de la banlieue de Kiev. Il faut attendre [4'40"] pour entendre un leitmotiv sans doute lié au personnage de Ilya. Annoncé par les cors, il est rejoint par des arpèges élégiaques des cordes. Une nostalgique mélopée au cor anglais prolonge le charme… Etc. etc. Ces quelques lignes plantent le décor musical et orchestral de cette immense symphonie, son aura slave assise sur la tradition du chant plaintif. Glière va développer tous ces motifs dans un crescendo parfaitement construit par Harold Farberman. Passé une dizaine de minutes, la musique prend un essor plus vaillant. On imagine la rencontre de Ilya avec Svyatogor et le début d'une quête chevaleresque dans un orchestre survolté par les dialogues héroïques entre cuivres, petite harmonie et cordes. Sonia avait raison de rapprocher cette musique des B.O. Hollywoodiennes. Errol Flynn dans Ilya ? Pourquoi pas…
Cela me permet un enchaînement. Leopold Stokowski, le chef d'orchestre américain vu dans Fantasia de Disney admirait cette œuvre et en avait réalisé une version "raccourcie" à moins d'une heure pour atteindre un public plus large. Ça paraît dommage, mais pourquoi pas, ce stratagème a assuré la popularité de l'ouvrage. Il en existe des enregistrements des années 40 qui ne trahissent pas l'essentiel, mais Dieu que ça grattouille !
Glière déchaîne l'allegro risoluto conclusif, une marche énergique et guerrière…

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2 – Soloveï le brigand : (Andante) : Le grand mouvement lent nous fait pénétrer dans une sombre et maléfique forêt, repère de Soloveï, brigand et magicien de son état. Des trémolos frémissants des cordes : le souffle du vent dans la canopée. L'esprit de Soloveï rôde par contrebasson interposé au timbre inquiétant. Harold Farberman, comme dans toute l'œuvre, adopte des tempos favorisant une direction claire qui permet de savourer le climat enchanteur du mouvement. Le magicien attire ses victimes grâce à trois sirènes imitant le chant du rossignol. Ces nymphes possèdent d'autres atouts : des perles et des joyaux volés aux aventuriers imprudents et cupides. Glière traite son sujet avec des couleurs sombres. Cette musique sublime, venteuse, traversée de traits menaçants des cuivres me rappelle d'autres pages merveilleuses de Wagner et Stravinsky : les murmures de la forêt de l'opéra Siegfried pour l'un et le ballet l'oiseau de feu pour le second. Et je pèse mes mots pour cette flatteuse analogie. Vers [10'], se développe une mélodie sensuelle émaillée des sonorités graciles de trois flûtes (les sirènes) et d'un solo onirique du violon, sans oublier les arpèges sensuels des harpes. Un frisson parcourt l'échine à l'écoute d'une des plus érotisantes pages symphoniques entendues depuis un certain temps (J'ai découvert cette œuvre récemment).
Ilya saura résister au charme et tuera Soloveï lors d'un final martial et d'une grande violence orchestrale. Cette musique très personnelle montre comment Glière a su cultiver les meilleures innovations du siècle romantique slave, celui du groupe des cinq. Il serait judicieux d'imaginer un ballet porté par une chorégraphie moderne de ce conte symphonique…

3 – À la cour de Vladimir : (Allegro) : A un scherzo traditionnel, Glière préfère évoquer plus librement une fête galante et enjouée à la cour du Tsar. Un mouvement plus banal et plus court que l'extraordinaire andante. Les conflits entre pupitres des cuivres et des bois animent néanmoins avec hardiesse ce passage.

4 - Les exploits et la pétrification d'Ilya : (Allegro tumultuoso - Tranquillo - Maestoso solemne - Andante sostenuto) : Glière annonce la couleur dès les premières mesures scandées par les timbales et des mugissements sourds des cordes, le tout prolongé par des éclats guerriers des cuivres. Ce que j'aime dans la direction de Harold Farberman, et cela depuis le début de ce périples symphonique, est le souci de la mise en avant de chaque détail, l'absence de pathos et la volonté de donner des couleurs épiques typiquement slaves au propos. Je ne détaille plus. Il faut se laisser entraîner dans le flot de ce long final. Certes comme chez Mahler et Bruckner, une bonne mémoire auditive sera utile pour apprécier l'architecture complexe de la composition. Il y a à la fois des réminiscences des styles de Rimski-Korsakov et Moussorgski dans ce final débridé et une férocité orchestrale qui annonce Alexandre Nevsky ou la Suite Scythe de l'élève de Glière : Serge Prokofiev.
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Cette 3ème symphonie de Glière bénéficie d'une discographie de qualité et elle le mérite. Je signale juste une interprétation plus musclée et rapide que celle de Farberman (label Alto) sous la baguette de Edward Downes (1924-2009) avec l'orchestre de la BBC (Chandos – 5/6). Cet album est disponible soit isolément soit dans une intégrale en 7 CD de l'œuvre symphonique de Glière qui, après quelques écoutes, me fait penser qu'elle mériterait plus d'attention dans notre pays. Une fois de plus, je dois déplorer que nos amis anglo-saxons soient bien plus éclectiques que leurs amis mélomanes français. (Voir les programmes de concerts...)

L'intégralité de la symphonie dans l'interprétation de Harold Farberman :


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