- Ahh, c'est reparti M'sieur Claude… Encore la Finlande, la Suède, le
septentrion comme vous dites, ou carrément un compositeur du Spitzberg
?
- Mais enfin Sonia, c'est quoi cette insolence ? Pas du tout, aventures en Russie aujourd'hui, la patrie de Tchaïkovski et
Chostakovitch…
- Excusez-moi M'sieur Claude… M'sieur Rockin m'a pris la tête avec 2000
photocopies ce matin, je suis ronchon… Ça parle de quoi vot' truc ?
- Mon "truc" est une belle symphonie épique évoquant les périples
tumultueux d'un héros populaire en Russie : "Ilya Muromets"…
- Sympa le peu que j'entends, on dirait une musique de film en
cinémascope….
- Ça, c'est la première chose un peu intelligente que vous dites depuis
le début… ah ah…
Au tournant des XIXème et XXème siècles, la musique
russe connaît sa grande époque, et de citer
Tchaïkovski,
Moussorgski,
Rimski-Korsakov,
Borodine
: des compositeurs de génie qui, sauf le dernier, ont déjà été sujets de
chroniques dans le blog (Index). Avant l'arrivée des modernistes comme
Prokofiev
et
Chostakovitch, des compositeurs que l'on peut qualifier de postromantiques vont assurer
la transition, à l'instar d'un
Richard Strauss
en Allemagne. Si
Rachmaninov
(1873-1943) reste le plus
connu, son quasi contemporain
Reinhold
Glière
mérite une chronique et une incitation à partir à la découverte de cette
étonnante saga que constitue sa
3ème symphonie.
Reinhold
Glière
nait dans une famille de musiciens plus ou moins d'origine saxonne et
ukrainienne en 1874. Grâce à
son métier de facteur d'instruments, son père maîtrise un grand nombre
d'instruments à vent. Son frère aîné joue du violoncelle et sa sœur du
piano… Ce n'est pas un gamin surdoué et précoce : il intègre le
conservatoire de Moscou à l'âge de 20 ans. Six ans plus tard, il en sort
avec tous les lauriers notamment pour ses qualités de compositeur.
Glière va beaucoup composer avant la révolution. Il voyage, rencontre à Berlin
Oskar Fried, chef d'orchestre et ami intime de
Mahler, et
Serge Koussevitzky qui va créer sa seconde symphonie. La
3ème symphonie
sera écrite en 1910 avant le retour de
Glière à Moscou comme professeur de composition. Parmi ses élèves, on rencontre
Prokofiev
et
Khatchatourian…
La révolution d'octobre arrive avec
Lénine, le tyran 1.0.. Les
millions de cadavres s'empilent et le dictateur veut faire le "ménage" parmi
l'intelligentsia russe.
Reinhold
Glière
perd son poste de professeur et part "prendre l'air" en Azerbaïdjan.
À l'instar de
Bartók
en Hongrie, il va se passionner pour la musique et les chants folkloriques
de ce pays. L'accalmie politique de
1920 lui permet de revenir à
Moscou reprendre ses activités pédagogiques qu'il conservera même sous l'ère
du dictateur 2.0 :
Joseph Staline. Il quittera son
poste en 1940 à 66 ans. Le
style postromantique et l'âge du compositeur semblent inspirer du respect
pendant cette époque noire. Il sera plutôt honoré que pourchassé comme
Chostakovitch
qui osait écrire de la musique "dégénérée" au dire de certains dirigeants
comme Jdanov. Il est possible
aussi que ses recherches entreprises sur les cultures musicales des régions
sous domination soviétique expliquent cette relative estime par le régime.
Ahhh "le peuple russe" chéri des autorités. Il composera un
opéra
en langue azéri.
Reinhold
Glière
a beaucoup composé dans tous les styles. Ses
symphonies
et
concertos
disposent d'une belle discographie. Il serait utile d'éditer sa musique de
chambre.
Glière
a survécu à Staline en quittant ce monde en
1956 à 82 ans.
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Harold Farberman
(né en 1929) connait une carrière à la fois comme musicien de l'orchestre
symphonique de Boston, l'un des "big five", de chef d'orchestre et de compositeur. Il est
percussionniste, formé à la rude
école Julliard. Il a bénéficié de l'enseignement de
Aaron Copland, compositeur et ami de
Leonard Bernstein.
Il a dirigé de nombreux orchestres à travers le monde. La liste est
impressionnante. Il n'a cependant été en poste de directeur d'orchestres
américains que dans les années 1963-1979 à
Denver
et
Oakland. Deux raisons expliquent cela :
Farberman
est également compositeur et pédagogue. Il enseigne la direction d'orchestre
à l'université de Hartford située dans le Connecticut.
Sa discographie est intéressante et originale. Il a gravé la totalité de
l'œuvre de
Charles
Ives
et même une intégrale des
symphonies
de
Mahler
avec l'orchestre symphonique de Londres
(mal distribuée en France, plutôt appréciée aux USA). Il a composé et gravé
un
concerto pour batterie de Jazz et orchestre. Un personnage du monde musical typiquement américain, à savoir fort
éclectique.
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D'une durée de 1h35' dans cette interprétation, la
3ème symphonie
de
Glière
figure incontestablement parmi les plus longues symphonies purement
instrumentales jamais écrites. (Wikipédia écrit des approximations : avec
des tempos courants, aucune des symphonies de
Mahler,
Bruckner
ou
Furtwängler
ne dépasse les 1h20'.) Bref, un critère assez secondaire me direz-vous, sauf
si l'on s'interroge sur la capacité d'un compositeur à captiver les
mélomanes sur une période comparable à celle d'un acte d'opéra de
Wagner
qui, il faut le rappeler, tient en haleine en premier lieu par la richesse
de ses textes à l'instar d'une pièce de théâtre.
Glière
a relevé le défi à travers une saga symphonique mettant en scène les
aventures d'un personnage légendaire et héroïque, et il a gagné son pari
!
Ô les symphonies épiques sont très à la mode en cette époque
postromantique. Quelques exemples :
Kullervo
et la
suite de Lemminkäinen
(un don Juan scandinave) de
Jean Sibelius
(en 1892 et 1895),
Don Quichotte
de
Richard Strauss
(1898). Et Pat Slade ne manquera pas de me rappeler que
Hector Berlioz
avait montré la voie avec ses héros tourmentés de la
Symphonie Fantastique
et de
Harold en Italie
(dès les années 1830-1834). La liste est limitative, les romantiques se
passionnent à l'évidence pour les héros valeureux des légendes et
littératures de leurs cultures nationales.
- Mais c'est quoi ce zingue M'sieur Claude, vous ouvrez une chronique
avionique au milieu de votre article ?
- Ah ah, Sonia, cet avion est un biplan russe de 1913 surnommé "Ilya Muromets" ; c'est dire si ce personnage mythique occupe une place de premier plan
dans la culture russe !
Essayons de résumer la saga.
Ilya Muromets voit le jour à la
fin du premier millénaire. Maladif, il ne peut marcher qu'à l'âge de 30 ans,
miraculé par des pèlerins. Il devient un chevalier "freelance" et part
arracher la ville de Kiev aux mains des tatares. Faisant cela, il sert les
intérêts du Tsar
Vladimir Ier
(958-1015). Il séjourne en son palais avant de partir combattre le brigand
maléfique Soloveï-Razboïnik.
Après maintes aventures guerrières,
Ilya mourra héroïquement et se
verra transformer en pierre…
En Russie, ce personnage est considéré comme un saint.
Glière
a extrait quelques points forts de cette histoire pour écrire une symphonie
en quatre mouvements, chacun portant un sous titre explicite. On retrouve
cette démarche dans
Shéhérazade
de
Rimski-Korsakov
(Clic). On peut donc parler aussi d'un grand poème symphonique en quatre
parties.
Créée à Moscou en 1912, la
symphonie comprend comme chez
Mahler
ou
Strauss
un orchestre puissant et rutilant : 3/3/3/3, un cor anglais, un
contrebasson, huit cors, cinq trompettes, quatre trombones, un tuba, de
nombreuses percussions, des timbales et les cordes.
1 -
Les pèlerins : Ilya Mouromets et Svyatogor
: (Andante sostenuto - Allegro risoluto) : (Svyatogor
est un chevalier qui donnera une force surhumaine à Ilya). Les
mouvements 1, 2 et 4 frôlent la demi-heure. Inutile de préciser qu'une
analyse en détail ne présente aucun intérêt, d'autant qu'à l'opposé d'une
forme sonate de symphonie classique,
Glière
opte pour un récit symphonique à base de leitmotive avec des développements
qui se succèdent pour illustrer les diverses péripéties puisées dans les
textes légendaires. L'introduction au climat sombre évoque cette jeunesse
inerte et sans fin du jeune paralytique. La mélodie aux cordes s'étire
doucement. On pense aux adagios des
9ème et 10ème symphonies
de
Mahler où le temps semble suspendu à l'attente de l'éternité. On pense aussi à
l'immensité des steppes russes. Ces couleurs diaphanes et pastelles
méritaient les belles sonorités du
Philharmonique de Londres
et non un obscur orchestre de la banlieue de Kiev. Il faut attendre [4'40"]
pour entendre un leitmotiv sans doute lié au personnage de
Ilya. Annoncé par les cors, il
est rejoint par des arpèges élégiaques des cordes. Une nostalgique mélopée
au cor anglais prolonge le charme… Etc. etc. Ces quelques lignes plantent le
décor musical et orchestral de cette immense symphonie, son aura slave
assise sur la tradition du chant plaintif.
Glière
va développer tous ces motifs dans un crescendo parfaitement construit par
Harold Farberman. Passé une dizaine de minutes, la musique prend un essor plus vaillant. On
imagine la rencontre de
Ilya avec
Svyatogor et le début d'une
quête chevaleresque dans un orchestre survolté par les dialogues héroïques
entre cuivres, petite harmonie et cordes. Sonia avait raison de rapprocher
cette musique des B.O. Hollywoodiennes.
Errol Flynn dans
Ilya ? Pourquoi pas…
Cela me permet un enchaînement.
Leopold Stokowski, le chef d'orchestre américain vu dans
Fantasia de
Disney admirait cette œuvre et
en avait réalisé une version "raccourcie" à moins d'une heure pour atteindre
un public plus large. Ça paraît dommage, mais pourquoi pas, ce stratagème a
assuré la popularité de l'ouvrage. Il en existe des enregistrements des
années 40 qui ne trahissent pas l'essentiel, mais Dieu que ça grattouille
!
Glière
déchaîne l'allegro risoluto conclusif, une marche énergique et
guerrière…
XXXXX |
2 – Soloveï le brigand
: (Andante) : Le grand
mouvement lent nous fait pénétrer dans une sombre et maléfique forêt, repère
de Soloveï, brigand et magicien
de son état. Des trémolos frémissants des cordes : le souffle du vent dans
la canopée. L'esprit de
Soloveï rôde par contrebasson
interposé au timbre inquiétant.
Harold Farberman, comme dans toute l'œuvre, adopte des tempos favorisant une direction
claire qui permet de savourer le climat enchanteur du mouvement. Le magicien
attire ses victimes grâce à trois sirènes imitant le chant du rossignol. Ces
nymphes possèdent d'autres atouts : des perles et des joyaux volés aux
aventuriers imprudents et cupides.
Glière
traite son sujet avec des couleurs sombres. Cette musique sublime, venteuse,
traversée de traits menaçants des cuivres me rappelle d'autres pages
merveilleuses de
Wagner
et
Stravinsky
: les
murmures de la forêt
de l'opéra
Siegfried
pour l'un et le ballet
l'oiseau de feu
pour le second. Et je pèse mes mots pour cette flatteuse analogie. Vers
[10'], se développe une mélodie sensuelle émaillée des sonorités graciles de
trois flûtes (les sirènes) et d'un solo onirique du violon, sans oublier les
arpèges sensuels des harpes. Un frisson parcourt l'échine à l'écoute d'une
des plus érotisantes pages symphoniques entendues depuis un certain temps
(J'ai découvert cette œuvre récemment).
Ilya
saura résister au charme et tuera
Soloveï lors d'un final martial
et d'une grande violence orchestrale. Cette musique très personnelle montre
comment
Glière
a su cultiver les meilleures innovations du siècle romantique slave, celui
du groupe des cinq. Il serait judicieux d'imaginer un ballet porté par une
chorégraphie moderne de ce conte symphonique…
3 – À la cour de Vladimir
: (Allegro) : A un scherzo
traditionnel,
Glière préfère évoquer plus librement une fête galante et enjouée à la cour du
Tsar. Un mouvement plus banal et plus court que l'extraordinaire andante. Les conflits entre pupitres des cuivres et
des bois animent néanmoins avec hardiesse ce passage.
4 - Les exploits et la pétrification d'Ilya
: (Allegro tumultuoso - Tranquillo - Maestoso solemne - Andante sostenuto) :
Glière
annonce la couleur dès les premières mesures scandées par les timbales et
des mugissements sourds des cordes, le tout prolongé par des éclats
guerriers des cuivres. Ce que j'aime dans la direction de
Harold Farberman, et cela depuis le début de ce périples symphonique, est le souci de la
mise en avant de chaque détail, l'absence de pathos et la volonté de donner
des couleurs épiques typiquement slaves au propos. Je ne détaille plus. Il
faut se laisser entraîner dans le flot de ce long final. Certes comme chez
Mahler
et
Bruckner, une bonne mémoire auditive sera utile pour apprécier l'architecture
complexe de la composition. Il y a à la fois des réminiscences des styles de
Rimski-Korsakov
et
Moussorgski
dans ce final débridé et une férocité orchestrale qui annonce
Alexandre Nevsky
ou la
Suite Scythe
de l'élève de
Glière
:
Serge Prokofiev.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Cette
3ème symphonie
de
Glière
bénéficie d'une discographie de qualité et elle le mérite. Je signale juste
une interprétation plus musclée et rapide que celle de
Farberman
(label Alto) sous la baguette
de
Edward Downes
(1924-2009) avec l'orchestre de la BBC (Chandos – 5/6). Cet album est
disponible soit isolément soit dans une intégrale en 7 CD de l'œuvre
symphonique de
Glière
qui, après quelques écoutes, me fait penser qu'elle mériterait plus
d'attention dans notre pays. Une fois de plus, je dois déplorer que nos amis
anglo-saxons soient bien plus éclectiques que leurs amis mélomanes français.
(Voir les programmes de concerts...)
L'intégralité de la symphonie dans l'interprétation de
Harold
Farberman
:
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