samedi 1 février 2014

PROKOFIEV : Concerto pour piano N°3 – LANG LANG – Simon RATTLE – par Claude Toon



- B'jour M'sieur Claude… Tiens un disque avec le pianiste chinois Lang Lang, je croyais que vous ne l'aimiez pas…
- C'est vrai que ses gesticulations face au clavier sont pour le moins pittoresques, comme si le jeune homme avait un peu "le melon" comme on dit de nos jours…
- Mais, musicalement, si vous avez décidé de parler de ce disque, c'est que…
- Eh oui, si on n'aime pas ce style de comportement type décathlon, et que l'on ferme les yeux, un grand pianiste est là, il faut l'admettre…
- Et sur un CD, il n'y a pas l'image… donc…
- Et bien, on parle de ce disque fort passionnant musicalement ma petite Sonia. Une fois de plus vous avez plein de bon sens !

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Raconter la vie de l'auteur de Pierre et le Loup en quelques lignes est un défi. Serge Prokofiev est le seul compositeur russe d'importance à avoir fui le bolchevisme pour revenir au pays en pleine période stalinienne. Un amour du pays qu'il regrettera un peu…
Le jeune Serge voit le jour en 1891. Il est d'une famille aisée (mais pas trop) et sa mère assurera ses premiers rudiments au piano. L'enfant est doué et va suivre la voie royale des conservatoires de Moscou et Saint-Pétersbourg où il bénéficiera de l'enseignement des meilleurs maîtres dont Nikolaï Rimski-Korsakov pour l'orchestration. Le must dans ce domaine à l'époque. Le jeune homme a des idées progressistes mais part pour le Caucase lors de la révolution d'octobre en 1914. En 1918, c'est la guerre civile, l'anarchie, les millions de mort. Il crée sa symphonie Classique, mais la censure bolchévique n'est pas prête à entendre les ouvrages plus modernistes que concocte l'anticonformiste Prokofiev. Ayant pu goûter la liberté de création occidentale lors de voyages à Paris avec Stravinsky et les ballets russes, Il part sans un sou en poche pour San Francisco. Exilé russe aux USA, il a du mal à se faire une place et en 1921, il rejoint Paris.
Une période productive s'annonce : les premiers concertos pour piano, la violente Suite Scythe… Il fréquente Montparnasse et les peintres, comme Matisse et Picasso. En 1922, il écrit sa seconde symphonie, la plus avant-gardiste des 7 qu'il écrira. L'œuvre d'une grande puissance mécanique fait songer au tableau d'un Fernand Léger ou au futur Pacific 231 d'Honegger voire à Edgar Varèse. C'est un bide, évidement.
En 1927 il assure une tournée triomphale en Russie. Il a le mal du pays et décide du retour sur sa terre natale en 1933. Deux ans avant les premières purges staliniennes d'envergure ! Prokofiev tombe de haut, son style est taxé de trop bourgeois pour les uns, de moderne et dégénéré pour les autres. Et oui, bonjour dans les contrées du "réalisme soviétique" ! Le compositeur, comme son compatriote Chostakovitch, va survivre en jouant sur les deux tableaux : de la musique qui plaît au régime comme la B.O. pour le film d'Eisenstein "Alexandre Nevski", et à l'opposé la tragique 6ème symphonie, œuvre géniale mais très sombre et angoissée. (Elle partage l'état d'esprit désespéré de la symphonie "Stalingrad" de Chostakovitch.)
Pendant 20 ans, le KGB et le gardien suprême de la vie culturelle, Jdanov, lui tourneront autour. Mais même les œuvres de commande comme le ballet Roméo et Juliette (1938) restent d'une qualité de composition exceptionnelle. Le 5 mars 1953, Prokofiev meurt d'une crise cardiaque. Tout le monde s'en fout, car ce jour là on annonce la disparition de Staline le Petit Père des Peuples… La Pravda mettra 6 jours à annoncer la mort de Prokofiev. Priorité au Tyran !
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Parlons maintenant du jeune prodige chinois et plus généralement de la nouvelle génération d'artistes classiques, car oui, il y a du neuf ! Un certain nombre de mélomanes reproche à Lang Lang, lors de ses concerts ou en visionnant un DVD, ses gesticulations, une dislocation chorégraphique du corps pour appuyer ses effets et, en fin de concert, ses coquetteries de toréro suivies d'étreinte et d'embrassade énamourée du chef d'orchestre ; on dirait Brejnev-Léon Zitrone. Oh et bien, je ne donne par totalement raison aux grincheux nostalgiques du temps où les artistes "classiques" ne s'épanchaient guère, saluaient l'auditoire droit comme un i. Une époque ou les pianistes, certes talentueux, jouaient avec un faciès aussi expressif que celui de l'organiste du dimanche. Au disque, on ne voit pas Lang Lang faire ce que les fâcheux appellent du maniérisme acrobatique, et là, force est de constater que le gars maîtrise son clavier autant qu'un Pollini ou un Horowitz (qui soit dit en passant, pour ce dernier, était un fat qui se prenait pour le nombril du monde et savait le montrer…). Et puis Lang Lang respecte et aime son public, il ne se lève pas au milieu d'un concert pour claquer la porte comme le faisait Arturo Benedetti Michelangeli quand il entendait, ô sacrilège, un spectateur tousser, même le plus discrètement possible.
Plus concrètement, le jeune pianiste né en 1982 découvre le piano et la musique à 18 mois en regardant Tom et Jerry à la télé (2nd Rhapsodie de Liszt). Cela peut expliquer sa gestuelle cartoonesque face au clavier :o) (Voir les deux vidéos en fin d'article.) Il suit les cours des conservatoires chinois dont celui de Pékin où, à 5 ans, il remporte ses premiers concours. À 13 ans, il remporte le concours Tchaïkovski des jeunes musiciens. On pourra épiloguer sans fin sur le personnage, mais on ne remporte pas ce prix par esbroufe. De 1997 à 2002, nanti d'un palmarès exceptionnel pour un gamin, il est admis dans la classe de Gary Graffman au Philadelphia Institute. Il va ainsi partager le même professeur que Yuja Wang, autre jeune surdouée chinoise (clic). Je rappelle que Gary Graffman ne peut jouer que de la main gauche… Sacré pédagogue !
La suite on la connait ou on la devine. Une carrière éclair, des enregistrements d'une fougue qui stupéfie les mélomanes, même si l'esprit des œuvres est encore à approfondir. Et cette maturité apparaît avec le passage de la trentaine comme en témoigne ce disque Prokofiev-Bartok de 2013.

Le chef anglais Simon Rattle a commencé jeune une carrière exemplaire au début des années 80. Il se fait remarquer en enregistrant à 25 ans avec le City of Birmingham Orchestra la Xème symphonie de Mahler dans sa version exécutable de Deryck Cook. (Il va diriger cet orchestre pendant 20 ans.) Ce disque fait toujours référence même confronté à son propre remake en 2000 avec la Philharmonie de Berlin, orchestre dont il est le directeur depuis 2002, prenant la succession de Claudio Abbado épuisé par la maladie (clic). Je l'ai entendu lors d'une soirée salle Pleyel avec l'illustre orchestre allemand. C'était bluffant et pourtant ça fait 45 ans que je fréquente les salles de concerts. On en reparlera dans une chronique dédiée à ce grand artiste.
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Prokofiev écrit son 3ème concerto pour piano dès son arrivée en France en 1921, à Saint-Brévin les pins, sympathique petite station balnéaire située sur l'embouchure sud de la Loire (je connais, c'est très calme…). Prokofiev réutilise quelques ébauches datant de 1913. La composition est menée rondement et l'œuvre est créée lors d'un voyage aux USA en décembre de la même année, avec Prokofiev au piano accompagné par Frederik Stock à la tête du Symphonique de Chicago. La création en Russie aura lieu en 1925.
Le concerto est classiquement découpé en trois mouvements. Tout classicisme s'arrête là, car Prokofiev va faire preuve d'une grande imagination dans sa composition en s'éloignant de la forme sonate usuelle. La tonalité la plus basique de do majeur suggère une partition résolument optimiste, ce qui se confirme à l'écoute… Dans les années 20, Prokofiev était considéré comme l'un des pianistes les plus talentueux de son époque, tant par sa virtuosité que par la puissance de son jeu. Le concerto est brillant et exige des prouesses techniques extrêmes du soliste.
1 – Andante – Allegro : Une douce mélodie aux clarinettes (un instrument favori de Prokofiev) est suivie par un accelerando des cordes. [0'48"] Le piano s'immisce énergiquement dans ce préambule. Le jeu du piano est virevoltant, ludique, il flirte avec les percussions. Lang Lang assure un staccato très énergique et fluide. Un jeu clair tel que le compositeur aurait souhaité. Un legato romantique n'a aucune place dans ces chassées croisés entre de belles phrases poétiques des cordes et des bois et le jeu allègre du piano. Simon Rattle apporte lui aussi un accompagnement équilibré et transparent. Le phrasé n'est jamais brouillon notamment dans la reprise tourbillonnante et sarcastique qui suit le développement central plus intimiste [4'16"] à [6'24"]. La puissance de frappe sur le clavier du pianiste chinois est justifiée. Le jeune artiste fait preuve d'une aisance et d'une précision confondantes dans la démente vélocité requise dans la coda par le compositeur. La prise de son est excellente et la dynamique virile (coup de grosse caisse en point d'orgue particulièrement réaliste !)
2 – Tema andantino - variations I – V : Prokofiev choisit une forme originale pour le mouvement central : un thème et des variations. Après la joyeuse folie du mouvement initial, nous sommes bien dans la voie du modernisme. Le mouvement commence par une élégante petite marche à la flûte et au bois. Un petit air pastoral, une musique toute simple. Le piano musarde dans un solo empreint de légèreté. Prokofiev surprend par un tempo accéléré et une force tellurique dans la première variation. Lang Lang joue le jeu. Il alterne les caresses dans la 3ème variation, et la franche détermination pianistique dans les passages plus volcaniques de la 4ème. Les belles couleurs de la Philharmonie de Berlin sont au rendez-vous. Simon Rattle et le pianiste sont au diapason et totalement complices dans l'impétueuse 5ème variation, juste avant la reprise du thème initial en guise de conclusion…
3 – Allegro ma non troppo : Le dernier mouvement est totalement fantasque et fort difficile tant pour le pianiste que pour l'orchestre. On devine les prémices de cette musique aux accents provocants qui seront la signature de la 2nd symphonie. Très curieusement Prokofiev confie à l'orchestre un développement central calme avec un piano rêveur. Lang Lang égrène les notes finement, cisèle le contour de la mélodie. C'est très serein et prenant. Il est vrai qu'un passage de détente se révèle indispensable avant la furie finale. Et puis ce long passage retrouve l'âme slave, il peut faire penser à l'univers de Rachmaninov. [8'19"] La coda pourrait décourager tout apprenti pianiste. C'est une folie organisée autour de glissandi, de flots d'accords, de mains qui se croisent. La densité de note est souvent préjudiciable à une écoute au disque. Ici, c'est ludiquement vindicatif, très aéré. On ne perd pas une note de cette bacchanale concertante. D'ailleurs le mieux est d'écouter et de voir la fin de la vidéo. Les mots sont un peu vains. Une interprétation exceptionnelle.   
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Pour les fans de Martha Argerich, le tempérament de feu de la pianiste argentine devait s'épanouir dans ce concerto. C'est le cas par deux fois. Une première fois en 1967 avec le jeune Claudio Abbado et la Philharmonie de Berlin. Un feu d'artifice pianistique aux mille couleurs de la féline du clavier, un orchestre qui brille de tous ses feux, une prise de son de légende, sans aucun doute une référence. (Dgg6/6).
Plus tardivement en 1998, le jeu du clavier de Martha reste racé, mais pourquoi diable le piano est-il capté autant en retrait. La direction de Charles Dutoit à la tête de l'excellent Orchestre de Montréal lorgne du coté du romantisme. Donc volontairement moins couillu que Lang LangRattle mais quelle élégance. (EMI – 4,5/6).

Pour ceux qui aiment le style à la fois enfiévré et percutant des concertos de Prokofiev, la belle intégrale de Vladimir Askenazy accompagné par l'Orchestre Symphonique de Londres dirigé par André Previn a de l'allure. (DECCA 2 CD – 4,5/6).
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Le disque de lang Lang est disponible en vidéo depuis 2016 et sur Deezer. En vidéo complémentaire je vous propose un concert en live de 1977 avec  Martha Argerich au piano et André Previn dirigeant l’Orchestre symphonique de Londres.





Tiens une petite vidéo des victoires de la musique de 2009. Le jeune pianiste chinois se donne des airs métaphysiques option aérobic pour jouer un simple divertissement (only pour virtuose) : la 2ème Rhapsodie hongroise de Liszt. C'est poilant dans son excès. Ça frise le cartoon et je m'y connais… Oui, ça peut agacer… D'ailleurs j'ai ajouté la version Tom et Jerry pour imaginer la précocité pianistique du bébé Lang Lang fasciné par les deux Toons survoltés sur le petit écran !



4 commentaires:

  1. Comme je te disais, le concerto n°3 de Prokofiev est un peut hermétique aux oreilles des personnes qui ne connaissent que Mozart et Beethoven. Pourtant la partition est superbe, je ne connaissais que la version de Argerich et le regretté Abbado. Pour ce qui est de Lang Lang, je le découvre. Je ne dis pas que c'est un pianiste mauvais ( loin de moi cette idée) mais la version de la rhapsodie Hongroise de Liszt me déplait fortement, comme tu le dis, ça m'agace un max ! Il en fait vraiment trop !

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  2. C'est un peu pour cela que je l'ai mis, un peu de provoc' de ma part :o) Maggy a réagi de la même manière. Cela dit en écoutant le CD sans voir le gaillard, y a pas à dire.... ça le fait !!!

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  3. Bonsoir cher chroniqueur,

    Je vous propose une alternative de choix sur ce 3ème concerto de Prokofiev: Byron Janis accompagné de Kondrashin et de l'orchestre de Moscou, capté en live par Mercury. Je vous encourage à en lire le livret qui rapporte une anecdote for amusante au sujet de ce concert.

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  4. Merci Sylvain de mentionner ce disque. En effet une version survoltée et quelle prise de son !!!
    Hélas peu disponible sur le marché...

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