Début
novembre 1918. Sur le front de la Grande Guerre, la boucherie s'essouffle, les
rumeurs d'armistice s'insinuent dans les tranchées. La glaise des collines de la Somme et de la Marne a perdu le goût de se nourrir de sang, d'os, de débris
humains, de ferraille. Elle a même englouti une tête de cheval, un beau morceau
enfoui dans le paysage lunaire qui sépare Édouard
Péricourt et Albert Maillard de la bande des pauvres gars teutons
d'en face qui se passeraient bien eux aussi d'une dernière tuerie pour la
gloire. Ils craignent un ultime assaut pour que les français s'emparent de leur cote 113.
Hélas pour eux, pour le lieutenant Henri
d'Aulnay-Pradelle, ce haut fait d'arme serait un petit plus pour sa gloriole
d'officier peu gradé, persuadé de traverser le carnage protégé par une bonne
étoile, et qui, comme à la belote, raisonne en dix de der, alors que l'esprit
du jour est plutôt à la "der des der"… Être promu capitaine pour le
11 novembre, ça ferait bien…
Pierre Lemaître plante son premier décor. L'auteur ne
va pas ajouter un roman historique complémentaire sur l'héroïsme ou l'absurdité
absolue du génocide militaire de la première guerre mondiale. Il ne va pas s'intéresser
aux lendemains qui devaient soi-disant chanter la Marseillaise et des Te deum,
mais aux vrais lendemains qui en fait ne seront qu'épisodes grinçants de la
comédie humaine, la poursuite de l'inhumanité, sans les baïonnettes.
Comme
dans les ouvrages précédents, la trame se concentre sur les aventures des personnages.
Au revoir Là-haut est un roman noir à tendance
sarcastique, le récit d'une double escroquerie dans une France qui patauge dans
une autre boue que celle des tranchées : l'exploitation de la victoire (très
provisoire) et du massacre dans la désorganisation d'une nation meurtrie.
À
l'heure fatidique, Édouard et Albert jaillissent de la tranchée… Des
cadavres entravent déjà la progression. Deux d'entre eux, des éclaireurs qui sont tombés
lors d'une reconnaissance, une riposte allemande qui aurait décidé de l'attaque.
Les deux soldats n'ont pas pu être tués par l'ennemi allemand, mais par qui
alors ? Albert a tort de se poser
une question aussi saugrenue. Henri
ne souhaite d'ailleurs pas qu'il phosphore ainsi et l'envoie réfléchir à la
question dans un cratère d'obus qu'un geyser de terre viendra combler,
enterrant vivant Albert en compagnie
de ladite tête pourrie du cheval… Un miracle en enfer : Édouard le sortira de là mais un éclat d'obus lui arrachera la mâchoire,
façon frisbee ! Bienvenue dans le monde des gueules cassées, de ceux qui
perdent toute identité en perdant leurs visages.
Pierre Lemaître signe un livre de personnages. Les lieux
sont seulement décrits par leurs fonctions. Henri d'Aulnay-Pradelle représente une fin de race en voie
d'extinction, pas de descendants, pas d'ascendants, juste un titre nobiliaire
agonisant et un château en ruine. Son orgueil, son égoïsme et un manque
pathologique de scrupule ne lui suggèrent qu'un objectif : restaurer son
blason, son château et sa lignée. Édouard
Péricourt est un fils bien né de M.
Péricourt, un père qui n'a que mépris pour un fils artiste et brillant
dessinateur. Un extravagant qui fait tâche dans son univers de nabab de la
finance, de pilier des ministères et amis d'autres personnages influents comme le
général Morieux. Albert Maillard est le
fils de sa mère. Évident direz-vos, sauf que Mme Maillard, à l'instar de M.
Péricourt se lamente sur son fiston qu'elle voit comme un éternel gamin
indécis, un "pas grand-chose".
Gueule
cassée, muet, hurlant sa souffrance, Édouard
va trouver amitié auprès d'Albert. Édouard, torturé par la blessure au
visage et à l'âme, tente le suicide, trouve refuge dans la morphine. Albert le soigne, devient
complice de son addiction. Albert est un angoissé poursuivi par l'œil de Caïn
de madame mère, flippant dès qu'il franchit la ligne du code ou de la loi :
trouver de la came, une nouvelle identité pour Édouard qui ne veut plus jamais revoir sa famille avec ses traits de
cauchemar, surtout pas Madeleine, sa
sœur, une jeune femme qui était, avant le conflit, la seule à accepter sa
fantaisie. Pour Les Péricourt Père
et fille, Édouard est déclaré mort
au combat. Albert déjoue la sagacité
de d'Aulnay-Pradelle qui le verrait
bien fusillé (plus de témoin gênant de la cote 133). Pierre
Lemaître évoque cette France exsangue, où les démobilisations durent
des mois, voire une année, les pensions qui ne sont pas versées. Le sang a été
versé sans compter mais le ministère compte ses sous pour compenser le martyre
des poilus. Dans cette pétaudière, Édouard
et Albert se réfugient à Paris, sans
pension possible pour le premier qui porte le nom d'un mort sans papier,
quelques maigres ressources pour le second qui enchaîne les petits boulots de
liftier ou d'homme sandwich.
Le
monde du roman est petit. Madeleine
est partie sur les ruines du front pour ramener le corps de son frère Édouard. On lui rend la carcasse du
premier venu. Bof, un macchabée ou un autre, d'autant que c'est d'Aulnay-Pradelle qui a géré
l'exhumation en pleine nuit et le transfert. Madeleine ne revient pas les mains vides, mais avec un cadavre à
sacraliser, et du coup un futur mari : d'Aulnay-Pradelle
!! M. Péricourt déteste cet
opportuniste vaniteux qui le lui rend bien. Du fric, un nom pompeux, du beau
monde, le trio gagnant pour la famille Péricourt
où tout le monde apprendra à se détester avec la même frénésie que celle des
conscrits qui s'étripaient dans les tranchées. Henri d'Aulnay-Pradelle
est un hyperactif, avec ses maîtresses (des amies de Madeleine aux boniches), au bordel en cas d'impossibilité pour ces
dames, et surtout pour monter des affaires crapuleuses. L'arnaque des marchés
publics n'est pas une invention nouvelle. D'Aulnay-Pradelle
met en place une société avec quelques seconds couteaux. Le capitaine casse les
prix pour obtenir un vaste projet de récupération des cadavres enfouis à la
hâte pendant les combats et ériger des cimetières militaires sur l'ancien champ
de bataille. Il rogne sur tout : la taille des cercueils vendus pour 1,80 m et fabriqués
pour des corps de 1,30 m, le personnel sénégalais mal payé et qui, ne sachant pas
lire, enfourne le soldat X dans la tombe Y… Bon, vous voyez le genre, ce ne
sont que quelques exemples. Lemaître
est diaboliquement imaginatif. Un cercueil en rab' avec de la terre pour faire
le poids, c'est quelques tuiles en plus sur le toit du château familial… Sauf
que la grosse tuile, d'Aulnay-Pradelle
ne la verra venir que trop tard…
D'Aulnay-Pradelle est de la
race de ceux qui ont voulu la guerre, qui en vivent avant, pendant et même
après. Mais si les corrompus sont fauteurs de guerre, la même guerre corrompt
les innocents qui la font. Édouard,
transformé en monstre de foire, aidé par la complicité docile d'Albert, va ne reprendre goût à la vie
que pour monter lui aussi sa petite arnaque. Heuuu non, une grosse et belle arnaque
qui va surfer sur son dégoût de la glorification de ce massacre planétaire où
les victimes se comptent en millions, où les mutilés font se détourner les
regards. Plongeant doucement dans la folie, il retrouve ses talents de
dessinateur pour créer un catalogue de monuments funéraires proposé à toutes
les communes de France pour pouvoir pleurer ses défunts les 14 juillet et les
11 novembre. Mais la livraison n'est pas envisagée… Albert va trembler de peur pendant toute l'opération en assurant le
financement grâce à son poste de comptable véreux dans la banque Péricourt. Ah mais oui bien entendu,
j'ai oublié de vous dire qu'il a été invité un jour dans cette famille
bourgeoise pour évoquer ses souvenirs avec Édouard,
en tant que vieux compagnon de bataillon. Un hasard inespéré même si Albert a été considéré comme un canard boiteux
pendant cette soirée mondaine, sous le regard narquois de D'Aulnay-Pradelle. En partant, il y a fait la connaissance de Pauline, une délicieuse petite bonne,
un rare personnage un peu sympathique dans ce cirque crapuleux. Revenons-en aux
monuments. Toute commande doit être accompagnée d'un acompte… Le plafond des dépôts
a été fixé par Édouard à un million de
francs avant de prendre le bateau pour les colonies en emportant la caisse.
Réussiront-ils ? Ah là j'en ai déjà trop dit…
Et
puis, à l'école des pigeons aveuglés par la vanité, M. Péricourt sera le gagnant, en voulant ériger un monument
fastueux dans le 17ème arrondissement sur lequel il pense régner… comme
sur trop de choses d'ailleurs. Un monument hors de prix, hors du catalogue,
mais tout aussi virtuel. Moralité, ne jamais mépriser et sous-estimer un
fils.
Pierre Lemaître ne méprise aucunement les malheureux
sacrifiés dans cette guerre insensée. Comme un Flaubert,
il met en scène des monstres qui s'agitent dans un merdier. L'intrigue est
intense, se rapprochant de l'esprit d'un bon polar. C'est en cela que Lemaître
s'écarte du roman historique. Tous les personnages acoquinés avec D'Aulnay-Pradelle sont veules,
menteurs, ventripotents, fayots… Des adipeux en sueur chantait Brel dans un
tout autre sujet. Un régal pour les amateurs d'humour noir.
Car
L'humour macabre est fort présent à toutes les pages dans ce grand roman plus
développé que dans les thrillers comme Alex. Le verbe est élégant, cinglant, les
situations font mouches. Dans ce roman d'action, l'histoire peut par moment
sembler tourner en rond. Pas du tout, Pierre Lemaître
imagine une spirale diaboliquement construite qui va encercler et écraser inexorablement
Péricourt, D'Aulnay-Pradelle et leurs sbires. Surtout n'oublions pas Joseph Merlin : un grand gaillard
négligé et crade, bâti comme le monstre de Frankenstein, petit fonctionnaire besogneux
et sans envergure. Joseph Merlin est
le grain de sable, l'imprévisible, celui qui va enquêter sur le foutoir qui
règne dans la mise en place des cimetières. C'est très dérangeant pour les
affaires, ces types moches et honnêtes qui transmettent des rapports au ministère.
Ces sans grades génétiquement incorruptibles, à la Columbo, qui fouillent,
mesurent, enquêtent même sous la pluie battante et la boue à mi-mollet… et qui,
chose impensable pour une canaille comme D'Aulnay-Pradelle
ne peuvent pas être achetés, même à prix d'or.
J'avais
aimé Alex et Cadres
noirs, pour Au revoir
Là-haut, j'ai adoré… On a lu par-ci par-là que l'académie
Goncourt aurait dû récompenser un jeune talent méconnu. Je ne partage pas ce
point de vu. Un prix doit récompenser l'ouvrage le plus accompli de la
sélection finale. Le grand mérite de ce livre est de ne jamais aller à la
facilité de la langue tout en restant très agréable et facile à lire…
Bon, enfin un article qui donne envie de lire un livre,
RépondreSupprimerle soir dans les alpages, devant un bon feu de cheminée.
Mais uniquement pour ceux qui ont quelques centaines de livres
empilés sur le tas :"urgent, à lire impérativement"
ce qui est mon cas.
Heureusement, je n'ai pas la télé sur le mont Bénant
(crypté, uniquement pour les initiés)
Tout est dit dans cet excellent commentaire sur un non moins superbe livre! Bravo Mr Toon! J'avais moi aussi fort apprécié les thrillers précédemment parus de Lemaître (mon auteur français préféré dans ce genre , avec Karine Giebel!) et ai été complètement séduit par ce roman.
RépondreSupprimerMerci Jean-Pascal.
RépondreSupprimerKarine Giebel, un nom qui ne me dit rien. Je vais mener l'enquête.