Dans
une chronique récente de Philou consacrée à Bob-Marley – Exodus, on pouvait
lire "le meilleur album du XXème siècle", classement AOC suprême
attribué par Dieu sait qui (Ah si, par le Time Magazine) lors d'une crise
d'enthousiasme aussi subjective que sympathique. Et le Toon aussi est par
moment victime de ce besoin de porter au pinacle tel ou tel disque, vous savez
"l'enregistrement pour l'ile déserte", celui à sauver en priorité en
cas de guerre atomique, etc.
C'est
le cas aujourd'hui avec le duo Rimski-Korsakov et Fritz Reiner, mais je vous
rassure tout de suite, ça peut changer rapidement au bénéfice d'un autre must…
Nikolaï Rimski-Korsakov
Malgré
son allure de vieux professeur sévère, Nikolaï
Rimski-Korsakov est, comme Berlioz,
l'archétype de l'aventurier surdoué de la musique, de l'autodidacte humaniste,
bref encore un drôle de Bonhomme. Il faut dire que lorsque l'on est l'auteur du
"vol du
bourdon"…
Rien
ne destine à devenir musicien le jeune Nikolaï né en 1844 à Tikhvine. Pour sa
famille aristocratique, c'est un métier de saltimbanque ! Malgré ses dons, il
fait ses études à l'école des cadets de Saint-Pétersbourg
et intègre la marine impériale, un point c'est tout ! Il suit quelques cours de
violoncelle avec un certain Oulikh
qui va remarquer ses prédispositions et le confier à Feodor A. Kanille. Celui-ci le soutiendra quand le grand frère Voïn caftera pour que ces leçons
clandestines cessent. De fil en aiguille, le futur compositeur va rencontrer
des "poids lourds" de la musique russe : Balakirev et Glinka.
L'histoire ne peut plus faire marche arrière.
Pendant
les escales, et même en mer de 1862
à 1865, Nikolaï compose ses
premières œuvres orchestrales. À la fin de ce périple, Balakirev assure la
création de la première symphonie devant un public comblé et surpris de voir
l'auteur en uniforme (Ah, le règlement !). Pour
Rimski-Korsakov alors affecté à terre pour glander 3 heures par jour, la
vraie carrière débute, enfin celle de musicien…
Il
est membre du fameux groupe des "cinq" avec Balakirev (1837-1910), Borodine
(1833-1887), Moussorgski (1839-1881)
et le méconnu César Cui (1835-1918).
Son talent d'orchestrateur est sans égal, ce qui le rapproche en cela de
Berlioz. Il va d'ailleurs réorchestrer des chefs-d'œuvre de Moussorgski comme
"la nuit
sur le mont chauve" ou Boris Godounov, initiative érudite mais qui
dénature pour certains la rusticité et vaillance originales des partitions. Ses
ouvrages les plus remarquables sont "Shéhérazade", le "Capriccio
Espagnol", l'ouverture de "La Grande Pâque russe", les
opéras "Le
Coq d'or" et "Le Conte du Tsar Sultan", la symphonie
N°2 "Antar".
On
a pu lui reprocher un retour vers les formes classiques comme le contrepoint, et
une inspiration proche de celle de Liszt dans ses poèmes symphoniques. Oui ?
Bof ! Une grande partie de ses œuvres sont un peu oubliées certes, mais les
joyaux cités font toujours les choux gras du Best Of des orchestres. Et
puis Rimski-Korsakov fut un pédagogue de
renom qui forma, entre autres, le compositeur italien Ottorino Respighi que l'on croisera cette année.
- Non Luc, tu n'as pas
mal aux oreilles, et arrête de te payer ma tête !
Rimski-Korsakov
mourra en 1908 à Loubensk.
Fritz Reiner
Des critiques sarcastiques ont toujours ironisé sur le faciès taciturne du chef autocratique dirigeant éternellement en "faisant la gueule" (sic) ! De petite taille, un rien bedonnant, un soupçon de bajoues, la gestique économe, bref Droopy avec une baguette…
Né
en 1888 à Budapest, Fritz Reiner, comme Eugène Ormandy, s'expatrie dès les années 20 aux USA où il va
diriger pendant 10 ans l'orchestre de
Cincinnati. Le chef est autoritaire certes, mais sa direction est précise,
claire et rigoureuse, un vrai serviteur de la partition. Il enseigne au Curtis Institute of Music dont on a si
souvent parlé dans ce blog et a notamment comme élève Leonard Bernstein. Il
soutient Bela Bartok réfugié et rongé par la maladie, et suggère à Koussevitzky la commande du "Concerto pour
Orchestre", un des chefs-d'œuvre ultimes du compositeur.
L'homme est tourné vers l'avenir et les techniques audiovisuelles. Il
existe plusieurs films de concert. En 1954,
la firme RCA décide d'enregistrer
les premiers disques stéréophoniques
de l'histoire, en "Living
Stereo" avec la technique "3 micros". C'est Fritz
Reiner qui va les graver avec le Symphonique
de Chicago dans un programme Richard
Strauss ("Une vie de Héros" le 6 mars, puis "Ainsi parla
Zarathoustra", le 8). Ces joyaux sont toujours au catalogue
tant pour la réussite technique bluffante que pour l'intelligence de
l'interprétation ! D'autres enregistrements de références vont ainsi paraître
pendant les dix ans (1953-1963) où le chef va conduire l'orchestre de Chicago
au sommet (la meilleure phalange yankee, et c'est encore vrai). Son répertoire
est immense de Bach à Stravinski, et contre toute attente à lire ce portrait,
son style est énergisant !
Pour le peu sensuel
Reiner (voir le petit documentaire en vidéo), on pouvait s'attendre à une
Shéhérazade… disons… un peu carrée. Il n'en est rien, mais n'anticipons pas. Fritz Reiner est mort à New York en 1963. Il a été marié 3 fois (caractère difficile ?).
Shéhérazade
Shéhérazade est écrit en 1888. Cette suite féérique, inspirée
des "contes des mille et une nuits", adopte la forme générale
d'une symphonie classique en quatre mouvements. Pour la petite histoire, en 1910, la troupe des ballets Russes
créera une chorégraphie à partir de cette musique sous la houlette de Nijinski avec, comme pour Le Sacre du Printemps, des décors et costumes de Léon Bakst. Tout le monde connaît l'histoire
de Shéhérazade qui, pour ne pas
périr après une seule nuit passée avec un sanguinaire sultan qui fait exécuter
ses amantes chaque matin, lui raconte tous les soirs une histoire qui se
prolonge sans fin de nuit en nuit. Le feuilleton n'est donc pas un concept
récent… ménager le suspense non plus ! Rimski-Korsakov centre sa création autour
de quelques personnages et péripéties des contes :
- La
mer et le bateau de Sinbad
- L'histoire
du prince Calendar
- Le
jeune prince et la jeune princesse
-
Fête à Bagdad, la mer et le naufrage du bateau sur le rocher du guerrier de
bronze.
L'écriture fait appel au principe du leitmotiv pour lier ces différents
épisodes et évoquer ainsi le stratagème de Shéhérazade. Le compositeur n'en
abuse pas, et se plaît à distiller diverses ambiances musicales propres à
chaque aventure, la furie de la mer ou les émois de la princesse et de son
soupirant. Il insuffle des émotions plus qu'il ne suggère des images précises grâce à des sonorités orientalistes, et à des
rythmes contrastés inspirés par la tradition épique russe et son folklore.
Symphonique de Chicago -
Fritz Reiner (1960)
Ce
qui surprend d'emblée en écoutant ce disque, c'est la clarté de la prise de son
de 1960, la respiration entre les pupitres, défi difficile dans cette
orchestration riche de cuivres et de percussions, sans compter la forêt de
cordes. Et puis la dynamique rappelle celle des meilleurs vinyles. Le livret
explique comment les ingénieurs choisirent une salle de concert à la scène
large pour favoriser l'effet stéréophonique, et réglèrent les trois micros en
faisant exécuter un passage pianissimo puis un autre fortissimo…
1
– Les cuivres nous agressent ! Fritz Reiner nous dresse le portrait d'un Sinbad
viril. Je ne sais pas si vous vous rappelez ce vieux film en technicolor avec Douglas Fairbanks en 1947, un héros plutôt bellâtre mais
prêt à affronter mille périls pour les beaux yeux d'une joli princesse. Ici, c'est
tout à fait cela, le maniérisme en moins. Le chef adopte une direction à la
fois farouche, pour souligner le coté aventureux de l'histoire, et ondulante
pour nous faire voguer sur cette mer. À travers les dialogues des hautbois et
des clarinettes avec les cordes tournoyantes, et par les interventions du
violon solo de Sidney Harth, on déguste cette alternance entre la douceur
poétique orientale et la fureur des développements orchestraux tempétueux
exposant le bateau de Sinbad aux éléments et au vent. Fritz Reiner joue la
carte de la musique pure. Je parlais plus haut des talents d'orchestrateur de
Rimski-Korsakov. La démonstration de sa maîtrise des couleurs sonores a lieu
dès les premières mesures.
2
– Le violon solo et la harpe introduisent avec simplicité et tendresse le
second mouvement. Fritz Reiner décide de contraster avec vigueur le dessin
orchestral de ce conte. Il y a entre les cordes et les bois comme un jeu de
cache-cache. C'est très vivant et tout à fait justifié pour cette histoire qui
évoque les mésaventures du Prince Calendar, en réalité un noble qui se
fait passer pour un "Kalender", personnage mi magicien mi fakir, un
peu baratineur. L'orchestre sautille, plaisante, Reiner fait preuve d'un humour
insoupçonnable dans ce passage où le magicien travesti narre des évènements à
venir par motifs musicaux interposés. La coda est brillantissime d'habilité et
de dramatisme.
La musique fait moins
kitsch !
|
3
– le chef adopte un tempo assez lent pour accompagner les élans amoureux du prince et de la
princesse. L'absence de pathos évite à ce passage sensuel de sombrer
dans un érotisme de pacotille, tout en conservant un discours touchant de
fraîcheur. La sonorité des cordes reste tendue, sans vibrato, élégiaque sans
débordement. Tout semble ludique, un jeu d'adolescents avec des couleurs irisées
apportées par les bois. Le développement central évoque une fête dans un
palais, mais une fête intime. Jamais Reiner ne se laisse tenter par une
débauche digne d'un péplum. La jeunesse, la joie et le crépuscule de l'orient
en une douzaine de minutes, les jeunes nobles s'assoupissent guidés par un
fébrile solo de violon. Magnifique !
4
– Les réputées énergie et transparence de l'orchestre de Chicago ne se démentent
pas dans la fête
à Bagdad. Les trompettes brillent au sein d'un orchestre enjoué et
discipliné à l'extrême par la battue cinglante de son chef. On se prend à
déambuler parmi les bazars et les
magiciens de rue dans une ivresse sonore résolue, une ivresse de soleil où
l'âme russe devient palpable. Reiner n'escamote aucun trait soliste de la flûte
piccolo à la caisse claire. La fête s'efface pour nous transporter de nouveau
sur le bateau de Sinbad. La mer est démontée, la mer se déchaîne, dans un
cataclysme symphonique dramatisé par les trilles des contrebasses et un ultime
coup de cymbale : le bateau se fracasse. Mais le tendre leitmotiv réapparait
pour conduire à une conclusion à la fois sereine et nostalgique. Fritz Reiner
ne fait pas durer inutilement les notes, l'équilibre et l'élégance de ces
phrases sont magiques.
L'album
est complété par le chant du Rossignol
de Stravinski capté en 1956. Mais cela est une autre histoire
comme aurait dit Shéhérazade…
Discographie alternative
ou… pour aller à la rencontre de Rimski-Korsakov
Mon
enthousiasme récent pour la lecture épique et dynamisée de Fritz Reiner ne me fait
pas oublier ma découverte de Shéhérazade avec l'enregistrement d'Herbert Von Karajan datant de 1967. La beauté du son du Philharmonique de Berlin, la fluidité
des mélodies, la sensualité (pas trop esthétisante) du chef font merveille dans
cet enregistrement. Une très belle prise de son concourt à placer cette
réalisation en tête de la discographie. Cette gravure est la pièce maîtresse
d'une anthologie en 2 CD parue dans la collection "panorama" chez Dgg.
Autres intérêts, la plupart des grandes pages comme : "Capriccio
Espagnol", "La Grande Pâque russe", les suites du
"Le Coq
d'or" et de "Le Conte du Tsar
Sultan", et la symphonie N°2 "Antar" sont présentes sur
ce double album dans des interprétations excellentes d'Igor Markevitch, Lorin
Maazel ou Namee Järvi à la tête de grands orchestres.
On
pourra préférer le double album Decca
réunissant les enregistrements d'Ernest
Ansermet avec son orchestre de la
Suisse Romande. La symphonie "Antar" a été remplacée par des pièces
moins connues. Un très bel opus.
Vidéos
A gauche : un extrait d'un ballet utilisant le disque de Fritz Reiner (le début de la première partie). La chorégraphie est de Jean-Christophe Maillot pour la troupe des Ballets de Monte Carlo. La danseuse étoile est Bernice Coppieters (cheveux argentés), d'origine belge et modèle en 1992 pour le photographe controversé Helmut Newton. Donc au programme : La mer, le bateau de Sinbad.
A droite, un court et
incroyable documentaire sur Droopy - Fritz Reiner jouant Beethoven (Commentaires
amusants des musiciens et sous-titrés).
XXX
Pour les amateurs, l'intégrale du disque est
disponible :
Il est vrai que la version de Karajan est très belle ,même si je préfère l'ouverture de "la grande pâque russe" ,mais je reste quand même sur la version de Igor Markevitch ( et non Markevtich !^^ ), je rajouterais ma pierre à l'édifice de cette oeuvre mainte fois gravé dans la cire la version de Seiji Osawa chez "le chien devant le phonos" couplé avec "les danses polovtsiennes du Price Igor" de Borodine ! Mais à chacun ses goûts !
RépondreSupprimerOups, il faut que je corrige pour le pauvre Igor.
RépondreSupprimerL’enregistrement d'Ozawa a été réédité un temps au japon par TOSHIBA, autant dire qu'il est introuvable malgré des qualités indéniables... donc difficile à retenir dans une sélection.
Il faudra que je parle un jour de Jean Martinon que tu évoques sur FB, un grand chef français un peu oublié....
Dans les années 50, j'ai vu un film qui s'appelait "Scheherazade", (américain ?) en technicolor, qui romançait la vie de N. Rimsky Korsakov : école de la marine, duels entre cadets, la mer, le grand voilier, une idylle en escale, la composition musicale, etc. J'avais dans les 6 ans, ma seule connaissance musicale était la chanson et ce fut ma découverte de la musique, mais il m'a fallu des années par la suite pour identifier ce que j'avais vu et entendu,. C'est en recherchant la trace de ce film à la bande son inoubliable pour moi que je tombe sur ce blog. Si quelqu'un peut m'aider à le retrouver, merci d'avance !
RépondreSupprimerBonjour Jacqueline,
RépondreSupprimerPlus d'un an pour vous répondre, le système de notification Blogger n'est pas une merveille pour avoir connaissance des messages laissés par nos lecteurs au delà de 1 à 2 semaines après parution...
Je pense qu'il s'agit de "Song of Scheherazade", un film de Walter Reisch.de 1947 avec Jean-Pierre Aumont dans le rôle de Nikolai Rimsky-Korsakov et Yvonne de Carlo...
Je ne l'ai jamais vu :o)
A ma grand surprise, on le trouve en DVD mais en anglais uniquement....