En 1943, Luchino Visconti (1906-1976), alors âgé de 36 ans, signe son premier grand film "Ossessione" ("Les amants diaboliques" en France), tiré du roman "Le facteur sonne toujours 2 fois" de James Mallahan Cain, publié en 1934.
" Ossessione " est considéré comme le premier film du courant néo-réaliste. Pour André Bazin (1918-1958), critique français de cinéma, le néo-réalisme est "l’école italienne de la libération" . Dans ce cas, "Ossessione" s’inscrit plus comme un film précurseur d’un courant qui durera de 1943 à 1955, courant marqué par des œuvres telles que " Rome, ville ouverte" de Roberto Rosselini (1945), ou "Le voleur de bicyclette" de Vittorio Da Sicca (1948).
Le néo-réalisme est un genre cinématographique marqué par la volonté de revenir à la réalité humaine et sociale en Italie. Sous la domination de Benito Mussolini, le cinéma travestissait et occultait la réalité. Ce qui n’est, hélas, pas le cas isolé de l’Italie, mais de tous les pays vivant une dictature, comme l’Espagne, sous Franco, ou l’Allemagne d’Hitler. Comme les studios Cinecitta étaient occupés par des réfugiés, les réalisateurs néo-réalistes filmaient dans la rue, sur les routes dévastées du pays vaincu, utilisant des passants comme figurants, et s’affranchissant de toute propagande fasciste.
Luchino Visconti est un nanti, il est issu de la haute aristocratie italienne, et doit à son père une éducation sévère mais juste, portée vers les arts, et à sa mère le goût de la vie mondaine et du faste. Visconti côtoie de grandes figures du monde des arts et lettres, notamment Puccini.
On lui doit des films inoubliables comme : "Senso" (1954), " Rocco et ses frères" (1960), "Le Guépard" (1963) ou encore "Ludwig ou le crépuscule des dieux" (1972).
Sa carrière cinématographique commence en 1936, ou il devient l’assistant de Jean Renoir (1894-1979), fils du célèbre peintre Auguste Renoir.
Luchino Visconti travaille donc au côté du réalisateur et scénariste français sur "Les bas-fonds" et "Partie de campagne" . A son contact et à celui de réfugiés politiques, ses convictions changent. Soucieux de réalisme et d’authenticité, Visconti va tourner son premier très grand film en pleine guerre, et briser l’image de l’Italie (vertueuse et travailleuse) voulue par Mussolini et la censure italienne. Dans "Ossessione" , il montre la misère, le chômage, la prostitution, mais surtout la passion amoureuse et dévastatrice. Qu’une telle œuvre ait pu voir le jour en cette période troublée est surprenant, mais il est vrai que le film de Visconti connaîtra de nombreux aléas, notamment dans sa distribution en Italie du Nord. Les autorités fascistes voulurent détruire la quasi-totalité des copies de ce long métrage qui montrait les corps, notamment celui de Massimo Girotti (1918-2003), qui était représenté comme un modèle de beauté et d’érotisme absolu. Clara Calamai (1909-1998), quant à elle, joue une femme qui s’éprend d’un jeune homme qu’elle prend pour amant alors qu’elle est mariée à un homme vieillissant qui ne la satisfait plus, et qu’ensemble ils vont fomenter le meurtre de l’époux gênant. Pas très représentatif de la politique Mussolinienne tout ça…
Au cours de la 2ème guerre mondiale, les négatifs du film "Ossessione" seront détruits par les nazis. Par chance, Visconti arrive à en garder une copie intacte, ce qui est une bonne chose pour nous, qui n’aurions jamais découvert ce très beau film autrement !
Voici l’histoire en quelques mots :
M.Girotti |
Un soir, Gino propose à Giovanna de s’enfuir avec lui, et de tout abandonner. Elle accepte, mais en cours de chemin, de peur de sombrer dans la misère, qu’elle ne connaît que trop bien, elle rentre chez son mari. N’en pouvant plus de devoir la partager avec un autre, Gino décide de partir et de s’engager dans la marine. Sa séparation d’avec Giovanna le broie de l’intérieur, et le jeune homme n’est plus tout à fait le même. Peu de temps après, il retrouve Bragana et Giovanna à Ancône. Bragana persuade Gino de revenir. Celui-ci, toujours follement épris de Giovanna accepte. Les 2 amants décident alors de tuer le mari gênant pour vivre leur passion au grand jour.
Ils provoquent donc un accident de voiture dans lequel Bragana meurt sur le coup. Alors qu’elle était censée les rapprocher, la mort de Bragana les éloigne l’un de l’autre …
Contrairement à la version de 1946 de Tay Garnett "Le facteur sonne toujours 2 fois" , avec Lana Turner et John Garfield, la version de Visconti du roman de James M. Cain se détourne de l’intrigue policière, et nous dévoile un drame psychologique et social, doublé d’une très belle histoire d’amour. Là où Lana Turner était glamour, en short blanc, talon aiguille, jouant les allumeuses devant un John Garfield tombé sous son charme, la version de Visconti nous montre une Clara Calamai qui travaille dur en cuisine, est provocante sans être sexy, mais cède facilement devant un beau vagabond.
Les regards enfiévrés se cherchent, les mains se frôlent, les corps s’enlacent dans la touffeur d’une Italie marquée par la misère et la pauvreté. Les amants se désirent et finissent par s’abandonner, sans honte ni vergogne. On est assez loin du film noir de Tay Garnett, même si certaines scènes de la version américaine font échos à celle de Visconti, comme celle des 2 amants fuyant le domicile, avec, sur la route, une femme fatiguée qui craint l’inconnu et la misère et décide de rentrer chez son mari.
Dans la version de Garnett, Cora (Lana Turner) et Frank Chambers (John Garfield), n’éprouvent pas vraiment de regrets à la mort de Nick Smith (Cecil Kellaway), ils vivent leur amour sans se préoccuper de rien. Pendant la 1ère convalescence de Nick (1ère tentative de meurtre avortée), ils vont à la plage et sont visiblement heureux. La mort du mari ne deviendra un obstacle pour eux que dans la mesure où le procureur les monte l’un contre l’autre, et que Cora se sent trahie par Franck.
Dans la version de Visconti, lorsque les 2 amants rentrent au domicile de Bragana, Gino est immédiatement saisi par le remord. Le seul fait de vivre sous le toit d’un mort lui fait horreur, il s’adonne à l’alcool pour oublier son geste néfaste et n’éprouve même plus de désir pour Giovanna, qu’il accuse de l’avoir poussé au crime. Même si le fond reste le même, la version de Visconti, charnel et passionnel, nous étreint le cœur, car on sent la souffrance et le désarroi de Gino, de même, on devine le désespoir de Giovanna, à la seule idée de perdre l’homme qu’elle aime. Le personnage incarné par Lana Turner dans la version de Garnett, n’offre pas ce désespoir ni cette fragilité. Elle est assez perfide et maligne, alors que Giovanna supplie Gino de ne pas la quitter, reste des heures à l’attendre à la terrasse d’un café lorsqu’il passe l’après-midi avec une autre femme, et menace (certes) de le dénoncer à la police, mais n’en fait rien du fait de son amour pour lui.
Je fais une petite parenthèse concernant le traduction française du titre du film "Ossessione" . Pourquoi l’avoir intitulé "Les amants diaboliques " ? J’ai beau y réfléchir, je ne comprends pas pourquoi on ne l’a pas traduit simplement par "Obsessions" , qui, à mon humble avis, aurait été plus approprié, puisque chaque personnage est obsédé par quelque chose : Giovanna est obsédée par Gino, Gino, quant à lui, ne cesse de penser à Giovanna, mais surtout, et après avoir commis l’irréparable, Gino est obsédé par le meurtre qu’il a commis. Quel avenir pour ces 2 êtres maudits ? Existe-t-il pour Giovanna et Gino une quelconque forme de rédemption, ou sont-ils marqués par la fatalité ?
A l’origine, Anna Magnani devait incarner le rôle de Giovanna, mais c’est finalement à la l’actrice Clara Calamai que reviendra le rôle de la femme adultérine. Elle retravaillera à 2 reprises avec Luchino Visconti dans "Nuits Blanches" en 1957 et "Les Sorcières" en 1967. Clara Calamai est connue pour avoir défrayé la chronique en 1942, où dans le film La "cena delle beffe" elle montre sa poitrine, chose qui n’avait jamais été fait dans le cinéma italien (ci contre..)
Pour incarner Gino, Visconti pense immédiatement à Massimo Girotti croisé sur le tournage de "La Tosca" , commencé par Jean Renoir en 1939, et terminé par Carl Koch. Concernant le choix de son acteur, Visconti dit qu’il a été "séduit par les yeux clairs et les brusques effarouchements de Girotti" . Sa personnalité exacerbée et son physique lui valent le rôle du vagabond dans "Ossessione". Tout comme Clara Calamai, Girotti retravaillera avec Visconti dans "Senso" (1954), "Les Sorcières" (1967) et "L’innocent" (1976).
Visconti, pour son premier film, signe une œuvre intense et sublime. La photographie, signée Domenico Scala et Aldo Tonti, rend à merveille la luminosité de la campagne italienne. Visconti film ses acteurs comme un virtuose, s’arrête sur les visages, capte un regard, lentement, tel un chef d’orchestre nous menant au dénouement final. Chaque moment passé entre les 2 protagonistes déborde de sensualité. L’érotisme, s’il est présent, est suggéré, ce qui n’en est que plus beau. Même si l’on peut déplorer certaines longueurs, elles sont nécessaires à l’aboutissement final, qui nous laisse sans voix, tant Visconti a su tirer partie de toute la tragédie du roman de James M. Cain.
Le roman " Le facteur sonne toujours 2 fois" a de nombreuses fois été porté sur grand écran. Outre les versions dont je vous ai déjà parlé, il existe également celle de Pierre Chenal "Le dernier tournant" (1939), celle de Bob Raffelson (1981), très sulfureuse, avec Jessica Lange et Jack Nicholson, ainsi que le film hongrois "Passion" (1998) de György Fehér, et le film malais "Buai laju-laju" (2004) de U-Wei Haji Saari.
"Ossessione" est un film à chair de peau, magnifiée par la présence animale de ses 2 interprètes principaux : Clara Calamai – Massimo Girotti.
Une très belle découverte, que l’on peut confronter au film culte de Tay Garnett, tourné 3 ans plus tard, même si, à un certain niveau, et malgré le fait que les 2 films soient tirés du même roman, il nous arrive d’avoir la sensation qu’il ne s’agit pas de la même histoire, tant la manière de tourner et la réalisation sont différentes. D’un côté, on a le glamour hollywoodien incarné par Lana Turner en femme fatale, doublé d’une spirale infernale, typique des films noirs d’époque, de l’autre, on a un film baigné de lumière et d’authenticité, à l’intensité dramatique. 2 styles, 2 écoles différentes, au service d’une même œuvre tragique et sombre.
Le "nanti" Visconti est l'auteur d'au moins six ou sept oeuvres maîtresses donr cet "Ossessione".
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