On ouvre délicatement le livret de la pochette et on lit alors les trente-six titres qui composent ce double compact édité par Capitol records, comprenant tout ce que Fats Navarro (1923-1950) a enregistré pour le compte du label Blue Note, entre le 26 septembre 1947 et le 8 août 1949, aux côtés du pianiste, compositeur et arrangeur Tadd Dameron. Dans les années 40, ces deux noms étaient indissociables, comme l'étaient ceux de Bird (= Charlie Parker) et Diz (= Gillespie), ou comme le seront plus tard ceux de Max (= Max Roach) et Brownie (= Clifford Brown)... Quant à Fats Navarro, c'est tout simplement l'un des plus grands trompettistes de tous les temps. Dit comme ça, ça fait très "panégyrique", et pourtant, à l'écoute de cette galette, que d'émerveillements ! L'on comprend alors pourquoi il est vite devenu la principale source d'inspiration de Clifford Brown... Une technique irréprochable, pour ne pas dire hallucinante, des sonorités à la fois claires et rondes... Dans cette double portion de bonheur (plus de deux heures de musique), l'on trouve comme invités, Sonny Rollins à ses débuts, tout jeune forcément, Wardell Gray, et bien d'autres encore. L'on retrouvera à ce titre la session de Bud Powell avec le trompettiste (initialement parue sous le titre The Amazing Bud Powell Vol.1).
Pour la première séance, celle du 26 septembre 1947, nous sommes en présence d'un sextette rutilant, avec des musiciens que les amateurs connaissent plutôt bien. Visez un peu : le saxophoniste ténor Charlie Rouse, le futur compagnon de Thelonious Monk, est présent, et puis il y a cette rythmique de rêve qui fout des frissons, rien qu'en lisant leurs noms : Nelson Boyd à la contrebasse et Shadow Wilson (1919-1959) à la batterie. Ce dernier, lui-aussi, travaillera aux côtés du "Moine" (= Thelonious Monk) dans cette session mémorable avec Milt Jackson). Par contre, le saxophoniste alto Ernie Henry m'est totalement inconnu. Quatre thèmes avec ce groupe (avec une prise "alternate" à chaque fois)."The Chase" démontre d'emblée la place singulière, pour ne pas dire centrale, de Tadd Dameron, dans un jeu d'accords tout en staccato. C'est forcément bop. C'est surtout terriblement entraînant (comment ne pas succomber aux rythmes de "The Squirrel"). Et puis, y a une chose essentielle dans ces enregistrements : l'on sent que ces gars-là jouaient parce que c'était LEUR musique, et que, à la manière d'un Montaigne et de son ami Etienne de la Boétie, ils jouaient ensemble, parce que c'était "eux" et pas d'autres.
Pour les sessions suivantes, il en va de même : les différents collectifs jouent entre quatre et cinq thèmes, guère plus (le 33 tours n'existait pas en ce temps-là). Mais l'avantage, comme très souvent, c'est que nous avons droit à une prise alternative, ce qui permet de mesurer tout le talent et surtout l'imagination de nos comparses, qui n'attaquent pas forcément le thème de la même manière. Les combos évoluent, entre quintette et sextette, voire octet et nonnette, avec l'ajout d'un percussionniste (tambourins, congas). A ce titre, ce qui est remarquable, c'est que même avec l'ajout d'un musicien ou deux, jamais l'on ne ressent l'égo. Les gars sont là pour servir la Musique avant toute chose. Tiens, c'est amusant. Pour la session du 13 septembre 1948, l'on trouve un octet, avec cette fois-ci Kenny Clarke aux fûts, Wardell Gray au sax ténor, Curly Russell à la contrebasse, Chino Pozzo aux congas, Allen Eager au sax ténor (c'est le deuxième)... et forcément Tadd Dameron au piano. L'aspect latin est central dès le début de la session : avec "Jahbero", l'on se croirait dans un film d'Orson Welles (il suffit de revoir Touch of Evil, et l'on comprendra...). Même ambiance chaude. L'imaginaire "cubain" fonctionne à plein régime. Pozzo est superbe d'inventivité, un sens inouï de l'espace et de l'à-propos. Dans "Lady Bird", Pozzo est absent. Il s'agit d'une ballade sur un tempo médium. Rideaux tirés, ambiance nocturne, l'on sent la composition en hommage à une femme de caractère, au tempérament bien trempé... Le sommet de la session étant peut-être cette ballade absolue de tendresse, "I Think I'll Go Away", chantée par Kenny Haggood...
Les sessions suivantes nous présentent le tromboniste Kai Winding, le saxophoniste ténor Dexter Gordon (session de janvier 1949). C'est enfin la session avec Miles Davis qui me surprend. Et pour moi, la révélation d'un guitariste extraordinaire : John Collins (1912-2001). Je crois que je vais m'intéresser de près à son cas... Cette session avec Miles et Tadd Dameron sans Fats Navarro (enregistrement du 21 avril 1949 à New-York) est une pure merveille. Surtout que les surprises ne manquent pas au fil de ces quatre plages. Et puis voilà une chanteuse à la voix légèrement plaintive et grave, dont je n'avais jamais entendu parler : Kay Penton (on l'entend sur deux plages, "What's New" et "Heaven's Doors are Wide Open"). Enfin, il est intéressant, de mon point de vue en tout cas, de comparer "John's Delight" (compo du pianiste) avec "On A Misty Night", superbe composition de Dameron, mais plus tardive. Amusant, parce que l'on trouve des échos surprenants entre les deux pièces (même intro, même ligne thématique, à quelque chose près...). Les sessions suivantes sont sur le disque 2 : Howard McGhee, autre formidable trompettiste, offre une chase formidable à Fats Navarro. Enfin, pour terminer, la session avec Bud Powell, Fats Navarro et Sonny Rollins que tout sérieux amateur connaît jusqu'aux bouts des ongles est là encore d'anthologie: la fameuse session du 8 août 1949, avec un jeune Roy Haynes, déjà impérial...
En résumé, ce double compact reprend trois galettes déjà éditées : Fats Navarro - The Fabulous vol.1 (Blue Note, 1947), Fats Navarro - The Fabulous vol.2 (Blue Note, 1949) et enfin The Amazing Bud Powell vol.1 (Blue Note, 1949)...
"The Chase" en second... régalez-vous !
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