Je dédie cet article à Madame Doudi… pour les yeux d'Alain Delon.
Dans les années 2000, le polar français a troqué les truands et condés, style beau linge et grand seigneur des années 70-80, pour des personnages plus noirs et violents, des flics écœurés, dépressifs et souvent ripoux. Ces gars mal dans leur peau, rarement lavés et rasés, jeans cradingues et blousons élimés, s'étripent avec des truands psychopathes et guère plus nets qu'eux. Olivier Marchal nous a offert de grands opus d'un genre hyperréaliste avec des films comme Gangsters, 36 quai des orfèvres…
Faut-il s'affranchir de films seventies et préférer ces nouveaux codes cinématographiques, comme on jette le bébé avec l'eau du bain ? Pas certain.
Le public découvrait après mai 68 un genre relativement nouveau : un cinéma plus politique et militant. André Cayatte et Yves Boisset disséquaient les mœurs ambiguës de nos financiers et politiciens véreux. Melville, Deray, Lautner et Verneuil travaillaient à assurer une succession au polard noir classique des années 50-60, univers où des truands adeptes du code d'honneur affrontaient des flics respectueux du code pénal : les malfrats intègres à la Lino Ventura (Le deuxième souffle de Jean-Pierre Melville) et les commissaires incorruptibles même si infiltrés à la Jean Gabin (Razzia sur la chnouf d'Henri Decoin) d'après un roman de José Giovanni.
En ces années giscardiennes, Alain Delon et Jean-Paul Belmondo naviguaient presque sans partage dans les films de grande audience. Les personnages évoluaient en borderline : Montand en ex flic alcoolo et corrompu dans Le cercle Rouge (Melville), magnifique. Mais il y avait Belmondo en flic ingérable et lorgnant sur l'inspecteur Harry limite facho (Le Marginal, Le Professionnel). Plusieurs de ses films aux ficelles complaisantes sont oubliables.Lautner – Audiard – Delon : Mort d'un pourri
En 1977, le duo Lautner – Delon reprend du service, ils avaient déjà collaboré dans le vénéneux Les Seins de glace et Il était une fois un flic. Ils adaptent le roman éponyme Mort d'un pourri de de Raf Vallet. Ce romancier avait déjà été porté à l'écran par Lautner dans le Pacha. Ce film, un peu trop dédaigné du fait de la composition convenue de Gabin, marquait pourtant à sa manière l'entrée en scène des gangsters sans foi ni loi (André Pousse) et des flics justiciers même (surtout) sans mandat. Le film baignait dans la fabuleuse B.O de Gainsbourg avec en leitmotiv "Requiem pour un con".
Mort d'un pourri marque la troisième et dernière collaboration entre Alain Delon et Georges Lautner.
Quant à la complicité Lautner – Audiard, là on entre dans la légende. Même si des intellos de la presse spécialisée estiment que Lautner – Audiard rime avec populaire et commercial, qui ne connaît pas une bonne centaine de répliques et de gags des comédies cultes comme les Tontons Flingueurs, les barbouzes et celles d'une bonne dizaine d'autres facéties policières écrites et filmées à quatre mains qui nous font toujours autant marrer? Même si elles ne sont pas Nietzschéennes (notamment la série ultime avec Belmondo), Lautner – Audiard est l'appellation contrôlée du dialogue qui fait mouche à chaque réplique et du scénario délirant avec silencieux (poum… poum poum).
Michel Audiard qui venait de voir disparaitre son fils François à 26 ans, fracassé sur un pilier d'autoroute, fut partant pour un scénario plus grave qu'à l'accoutumée. Il confiera plus tard que sans sa famille, dont son fils Jacques devenu cinéaste, il aurait tout laissé tomber. Et puis malgré le sujet sombre des turpitudes politico-financières, le dialoguiste n'économisera en rien ses jeux de mots et citations décalées toujours ajustées à la personnalité des acteurs.
Audiard sera le dialoguiste du scénario écrit avec la participation de Claude Sautet."Mais dis donc, ton histoire, c'est uniquement un dossier secret qui passe de mains en mains !"
"Il n'avait pas tort" (Georges Lautner dans ses souvenirs)
À 5 heure du mat', Philippe Dubaye (Maurice Ronet) sort du lit son ami Xavier Maréchal (Alain Delon) – lit partagé avec Françoise (Mireille Darc). Il lui avoue avoir tué un certain Serrano, un député infréquentable qui consigne sur un carnet toutes les malversations du tout pourri parisien. Mouillé pour des trafics immobiliers, Dubaye a rayé de la carte le maître chanteur et empoché le carnet compromettant.
Par amitié, Xavier fournit un alibi, planque le carnet et fait connaissance de Valérie Agostinelli (Onella Muti), la maîtresse de Dubaye, Dubaye qui se fait buter la même nuit par un inconnu.
Comme dans Plein soleil de René Clément ou La Piscine de Jacques Deray, Maurice Ronet aura toujours été éclipsé par Delon, son concurrent en sex-appeal viril ; il va donc encore manger les pissenlits par la racine à mi-parcours.
Xavier se retrouve impliqué dans l'affaire, harcelé par les commissaires Moreau et Pernais (Michel Aumont et Jean Bouise). Ça continue… Xavier rencontre dans sa quête de l'assassin de Philippe un homme d'affaires glaçant Nicolas Tomski (Klaus Kinski), Lansac une ordure classieuse (François Chaumette) et tout un tas de "braves gens" habillés comme des princes mais qui chacun, à l'évidence, n'a aucun intérêt à ce que le carnet délateur ne tombe dans des mains mal intentionnées, surtout celles des autres.
Au bal des crapules, Xavier finira par obtenir du véreux Fondari (encore un pourri mais plus rugueux, Julien Guiomar) le nom du coupable (dans la liste ci-dessus, mais je ne dirai rien) et le descendra… pour sauver un… flic. Delon ne perd jamais son sang-froid et évite le ballon, évidemment.
Si ce n'est pas un casting d'enfer tous ces acteurs-là ! Ceux de mon âge les ont découverts en salle, les générations suivantes sur le petit écran ou en DVD.Le style Lautner
Lautner abandonne les beaux quartiers haussmanniens pour l'univers minéral et vitré de la Défense ou du quartier Montparnasse historique éventré par les buildings, les bureaux "paysagés". Des espaces glacés et glaçants propices aux joutes oratoires entre personnages qui font œuvre de politesse mondaine mais se haïssent. Ohh, on pourra sourire en voyant Delon échapper la même nuit à des tueurs, se faire assommer à côté du cadavre de Philippe, et taxer des bagnoles pour survivre, et malgré cela arborer à l'aube un costume crème impeccable ! Au moins l'action gratuite ne se substitue pas à l'intrigue. L'écriture cinématographique rigoureuse, métronomique, sans plan inutile ou jeux de caméra acrobatiques, nous plonge dans le réalisme de l'affairisme de l'époque sans négliger l'intérêt dramatique. L'action est ailleurs, d'un appartement saccagé à des bureaux visités pour le mortel malheur de leurs occupants qui travaillent trop tard, et cela au grand bonheur des malfaisants (néologisme d'Audiard). Les cadavres tombent la nuit comme des mouches et cela paraît naturel, quasiment nécessaire, voire indispensable… "Deux députés morts en 24 H, ça ne vous paraît pas beaucoup ?".
La caméra de Lautner ne cherche jamais l'épate, l'effet spécial ou le "truc" que personne n'a encore fait. Il filme avec une précision d'anthropologue des types et des "gonzesses" accrochés à ce qu'ils croient juste, mais qui s'agitent dans un bourbier de salauds. Les poursuites en voitures sont tragiquement réalistes, brèves mais mortelles. La mise en scène délaisse les cascades bluffantes mais vaines d'un Bruce Willis à venir ou d'un Belmondo qui en avait fait sa signature.
La parité des sexes n'était pas encore la règle. Les femmes demeurent des faire-valoir, picolant (Christiane, la légitime de Philippe – Stéphane Audran), lisant des magazines en attendant leurs hommes pour sortir la boîte à pansements et assurer un haut standing sexuel, mourant avec distinction et bien maquillée. On est aux antipodes de Gangsters où Anne Parillaud, hâve, pâle et défaite*, affronte les sévices pervers de flics dégénérés par l'addiction à tout ce qui fait mourir jeune. (*) Voltaire.
Et puis le scénario est fichtrement d'actualité en nos jours de "crise" organisée. Tomski (Klaus Kinski) symbolise la mondialisation, "Avant que s'installe l'internationale du prolo, on a mis en place l'internationale du pognon" pour reprendre ses mots. Il n'y a plus de "parrain" mais un melting-pot de pantins otages de leur système. Ce richissime hollandais volontairement apatride (ce n'est pas antinomique pour ce type, amoral bernard-l'hermite errant dans une Rolls ou un château du Loiret) est l'archétype du truand BCBG et officiel d'un capitalisme qui a troqué les tranchées pour les trafics d'influence. "Nous n'avons plus d'amis, nous avons des partenaires. Nous n'avons plus d'ennemis nous avons des clients".
Ce film n'atteint pas l'épure formelle des chefs d'œuvres de Melville : le Samouraï ou le Cercle Rouge. Qu'importe, il est le témoin d'une époque, celle des mises en scène où3 le récit primait sur l'action découpée trop souvent de nos jours en effet visuels secs, en flashs de 4 images / 24 par plan qui poussent à la consommation d'antimigraineux. Quant à la trame politique, elle est prétexte pour frisson cinématographique, sans doute, visionnaire ? Certainement.
La Bande originale – Philippe Sarde, Stan Getz
Philippe sarde avait déjà collaboré avec Lautner pour la B.O. de Les seins de Glace écrite en dodécaphonique (Schoenberg au cinéma !). Une bonne idée risquée pour illustrer ce film d'une ambiance angoissante et spectrale. Il récidive dans Mort d'un pourri avec une B.O fabuleuse et totalement autonome par sa qualité et son unité thématique. L'enregistrement coutera les yeux de la tête. Sarde, perfectionniste, n'hésitera pas à réitérer les prises avec Stan Getz et le Symphonique de Londres. Rien n'est trop beau !
Sarde voulait une osmose entre la sonorité implacable mais sensuelle du saxo de Stan Getz et le regard de Delon, un subtile mélange de volonté et de nausée de l'homme blessé cherchant à venger l'ami abattu.
Dans le regard d'Alain Delon : le saxo et le piano fusionnent avec les cordes lascives et nocturnes. La musique semble inorganisée, errante, à l'image de la quête de notre héros. Un premier style : le jazz symphonique.
Paris, cinq heures du matin : le générique commence par un déchirant solo (voir vidéo) repris par des cordes frémissantes. Paris en arrière-plan fixe semble immobilisé dans la froideur matinale avant le drame.Valérie : un souffle fragile du saxo, quelques cordes voluptueuse, le visage d'ange et les yeux bleutés d'Ornella Mutti, deux perles innocentes et courageuses dans une nuit de brutes.
Un homme dans la ville : un bandonéon, une flûte, toujours ces cordes mélancoliques, un homme seul, merveilleuse ballade diaphane, le seul morceau sans Stan Getz.
Mort d'un pourri : piano, basse et drums. Stan Getz accorde les thèmes pour cette mélopée de fin de nuit. Second style : un quartet classique, clair avec le saxo élégant et concertant. Paris du drame, où la nuit rejoint le jour dans un crépuscule perpétuel.
Elysées-Matignon : une formation en quintet, maracas, vibraphone et orgue. La musique des chassées-croisées de nos braves politiciens et escrocs qui magouillent aux accents latinos comme des pantins, une agitation dérisoire. Le passage le plus swing voire ironique de l'album.
12 plages d'une telle cohérence et qualité artistique que cet album peut vraiment être écouté isolement du film.
(Stan Getz : saxophone Ténor – Andew Laverne : clavier – Rick Laird : Basse – Billy Hart : batterie - Efrain Toro : percussions – Marcel Azzola : bandonéon et les musiciens de l'Orcheste Symphonique de Londres dirigés par Carlo Salvina) Le verbe Audiard
Dans ce film grave on pourrait s'attendre, de la plume acidifiée d'Audiard, à des répliques moins sarcastiques. Et bien non. Une petite sélection :
Ornella Mutti et un taxi:
- Taxi, taxi ! Au secours !!
- C'est pas ma direction
Delon - Mireille darc
- Attends !Tiens écoute, on sonne à la porte. Je te rappelle
- Ne raccroche pas ! Si j'entends des coups de feu, je ne mettrai qu'un couvert
Une réceptionniste de Night-club rupin :
- Beaucoup de politiciens, d'aimables clowns, quelques duchesses, pas mal de putes... La qualité française quoi !
Delon :
- Certains élus du peuple vont connaître une petite traversée du désert, au pas de course, rassure-toi. Quand ils reviendront, ils se seront fait le masque républicain, comme les vieilles putes se font retendre les fesses.
Stéphane Audran (moins de 24 h après la mort de son cher époux) :
- J'aimerais bien moi, rester honnête… mais pauvre, c'est dur.
- Quand on ne peut pas s'envoyer ce qu'on veut, on s'envoie ce qu'on peut !
Delon déchirant un document devant Ornella Mutti..
- Philippe… ? Mais qu'est-ce qu'il faisait avec ces gens là ?
- De la politique !
On pourrait continuer très loin………………Vidéos
Générique et premier quart d'heure du film :
Le film
La B.O.F.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire