dimanche 9 octobre 2011

MILES DAVIS : LE SORCIER NOIR EST MORT IL Y A 20 ANS, par FreddieJazz et Luc B.



Miles Davis est mort il y a 20 ans, le 28 septembre 1991. Il fait partie de ce cercle très fermé des grands génies de la musique. Ce n'est pas qu'un musicien, un compositeur, c'est un créateur, un précurseur, un défricheur, un explorateur ! Il faudrait des semaines entières pour faire le tour du personnage, contentons-nous de quelques repères, qui permettront à certains de briller lors des dîners en ville. Miles Davis, juste après guerre, commence à se faire un nom, et remplace Dizzy Gillespie (qui l'avait repéré) dans le groupe du saxophoniste Charlie Parker. Nous sommes en pleine période Be-Bop, que Miles Davis ne marquera pas de son empreinte. L'homme n'est pas un virtuose de technicité, il préfère le feutré, et le style bouillonnant du Bop ne lui sied guère. Changement de cap, et en 1949, il enregistre l'album BIRTH OF THE COOL, qui donnera naissance au style Cool Jazz, en rupture donc, avec le Bop. On ralentit les tempos, et on mise sur des arrangements plus sophistiqués. Et on s'inspire en écoutant des gens comme Ravel, Debussy, Prokofiev, Stravinsky. Le Sorcier Noir travaille avec l'arrangeur Gil Evans, qu'il retrouvera sur PORGY AND BESS, ou SKETCHES OF SPAIN enregistrés plus tard. Après le Bop, et le Cool, Miles Davis sera parmi les précursseurs du Hard Bop (Horace Silver, Art Blackey, Hank Mobley...) un jazz puissant, éruptif, auquel Davis reviendra dans les années 60. Mais pour le moment, il travaille à sa nouvelle révolution, en rappelant à ses côtés le pianiste Bill Evans : le Jazz Modal, avec MILESTONES (1958, en sextet avec Cannonball Adderley et John Coltrane) et l'album majeur KIND OF BLUE (1959). Le modal s'oppose au tonal,  des morceaux composés sur peu d'accord, donc peu de changement de ton, privilégiant les harmonies, une musique moins sanguine, mais propice à de longues improvisations des solistes. Il faut préciser qu'on ne fait pas une révolution seul, et le grand talent de Miles Davis est de dénicher des musiciens qui comprennent sa pensée, de monter des groupes sans jamais écraser les individualités. Et transcender les compositions des autres, car lui même écrira assez peu finalement. Citons John Coltrane, Wayne Shorter, Bill Evans, Herbie Hancock, parmi les plus réputés qui ont croisé le Sorcier.

A la fin de années 60, Miles Davis opère un nouveau virage, vers le jazz électrique, ou jazz-fusion, ou jazz-rock. Épaulé de John McLaughlin (guitare) ou Joe Zawinul (claviers, et futur WEATHER REPORT avec Wayne Shorter et Jaco Pastorius) il pose les bases d'une nouvelle musique, à travers deux albums essentiels : IN A SILENT WAY et BITCHES BREW, composés de morceaux très longs, des transes modales hypnotiques basées sur l'impro. C'est à cette époque que la musique rock prend aussi ce même virage (le prog, le psyché) et on a beaucoup glosé sur une collaboration entre le trompettiste et Jimi Hendrix. Ca ne se fera pas, hélas. Sur la fin des années 70, et début 80's, Miles Davis poursuit ses recherches sur la fusion, une musique plus funky, un précursseur de l'électronique (avec son bassiste Marcus Miller), citons YOU'RE UNDER ARREST en 1985 (et la reprise de "Times after times" de Cindy Lauper), et l'album TUTU en 1986 signe son grand retour (en terme de vente).

Et puis Miles Davis, c'est tout de même un personnage ! La grande classe, élégant, beau, qui fit craquer Juliette Gréco à Paris, qu'il faillit même épouser, sauf que ramener une blanc-bec aux Etats Unis quand on est noir ébène, ça ne se faisait pas... On se souvient de son dos voûté, la trompette bouchée aux lèvres, les lunettes noires, immenses, toujours à mâchonner un chewing-gum. Sur scène, la manière dont il a de diriger ses musiciens laisse pantois, tous le regardent, le surveillent, pour ne manquer aucune indication. Car Miles Davis était intransigeant, avec lui-même, avec les autres, et avec le public. On sait qu'il pouvait lui tourner le dos, ou partir au bout de 20 minutes s'il ne sentait pas une salle ! Il faut souligner aussi son engagement politique, en faveur des droits civiques, ne jamais se considérer comme le clown noir au milieu des petits blancs, piège dans lequel sont tombés certains de ses collègues. Et malheureusement, il fait partie de ses musiciens qui se sont abîmés dans les addictions diverses, héroïne assez tôt, et coke dans les années 80. C'est une des personnalités les plus emblématiques de la musique, du jazz, une balise, un phare, comme Louis Armstrong dans les années 20, comme Charlie Parker dans les années 40, des types dont on dit qu'il y a un avant, et un après.

Bon j'arrête, y'a Freddie qui frétille, qui cogne  à la porte, qui trépigne, qui n'en peut plus de vous parler de sa dernière acquisition, un coffret live du fameux "second quintet" de Miles Davis...



Etant donné l'immense impact des différents ensembles de Miles Davis, cela fait presque un peu trop "sérieux" d'évoquer celui de son second grand quintette... Mais quiconque s'intéresse à la Musique et à cette période particulièrement riche en événements sait de quoi il en retourne. Le coffret que voici, édité par Sony Columbia, rappelle l'altitude vertigineuse prise par nos cinq musiciens. Car cette quinte royale composée de Miles, Wayne Shorter (sax), Herbie Hancock (piano), Ron Carter (basse) et Tony Williams (batterie), était en cette année de grâce 1967 (alors que John Coltrane venait de nous quitter brutalement...) le point culminant du "jazz". Malgré les tourmentes politiques (guerre du Vietnam) et le racisme qui continuait à faire des dégâts, Miles et sa troupe dominaient la stratosphère musicale d'une façon insolente...

Le quintet : Miles à droite, derrière Tony Williams aux fûts
Après deux albums studio enregistrés cette année-là SORCERER et NEFERTITI, nos cinq lascars partent à la conquête du vieux continent. Cette tournée européenne (dont c'est ici le premier volume) témoigne admirablement du niveau de créativité de ce groupe exceptionnel. En l'espace de quinze jours, le quintette connut l'une de ses périodes les plus folles, une phase créatrice sans précédent. Faut dire que comme ultime témoignage, ils réussirent là une ascension époustouflante, et ce, par tous les versants du jazz (free, modal, hardbop, freebop). Un truc de malade. Mais peut-on parler d'ascension ? Ces gars-là étaient toujours au sommet. Très souvent en tout cas. Quant à l'oxygène, seul produit dopant reconnu par les musiciens et amateurs de jazz, ici, il ne semble pas manquer à nos amis. Cette musique-là est tellement tendue, tellement élevée par la qualité des interventions et des improvisations que l'on se demande comment ces jeunes gens ont pu réaliser de tels exploits, de telles prouesses... Comment ont-ils pu gravir de pareils itinéraires sans montrer la moindre difficulté...  Et bien, c'est simple : Miles et ses quatre mousquetaires n'avaient pas besoin d'oxygène. Tout est là. Déjà le concert de Berlin (en septembre 1964) augurait du meilleur. L’apport de Wayne Shorter était déterminant. Tout comme celui de John Coltrane quelques années plus tôt. Les albums studio enregistrés quelques mois plus tard, tels que E.S.P (Extra-Sensorial Perception, sorte de clin d'oeil au label free d'Albert Ayler et de Pharoah Sanders...) puis MILES SMILES, apparaissaient d'emblée comme des « monuments » et faisaient montre du talent, de la puissance créatrice de chacun de ses membres (en tant que compositeurs et improvisateurs). Mieux, on avait là des albums dont la fulgurance et l'effet météore allaient marquer des générations d'auditeurs et de musiciens. Forever!

avec Wayne Shorter
Dès la pièce d'ouverture du premier concert (Antwerpen, Belgique, 28 octobre 1967), "Agitation" annonce par des signes avant-coureurs (perturbations de l'humeur, euphorie contrôlée, cascades de notes ciselées, rythmes impairs à n'en plus finir) une présentation que les admirateurs de ce quintette ne seront pas surpris de retrouver. La richesse au niveau des idées est inouïe. En 5'27, c'est expédié, et les voilà déjà en orbite, dessinant les uns autour des autres, sous l'effet d’une gravitation inouïe des thématiques inoubliable. "Agitation", mais aussi "Footprints", "Round Midnight", "No Blues" (ce titre en dit long…), "Gingerbread" (disc 1 seulement), "I Fall In Love Too Easily" (disc 2), "Masquarelo", "On Green Dolphin Street" (disc 2 seulement), "Walkin’" (disque 3)… L'on remarquera que les morceaux, hors mis "No Blues", dépassent à peine les 8 minutes, contrairement aux soirées au Plugged Nickel (22 et 23 décembre 1965), au cours desquelles les musiciens n'hésitaient pas à explorer plus longuement les harmonies de ces thèmes issus du répertoire de KIND OF BLUE et MILESTONE.

Herbie Hancock
Après le concert d'Antwerpen (28 octobre), c'est celui de Copenhague (Tivoli, disc 2), carrément inédit, et donné le 02 novembre. Le quintette reprend les mêmes thèmes, mais donne à chaque fois une nouvelle interprétation, toujours différente (introduction, exposition du thème, improvisation). Enfin, et c'est là à mon sens le sommet de ce premier volume, nous avons droit à l'intégralité du concert de la Salle Pleyel (Paris, le 06 novembre 1967). Des enregistrements pirates existaient déjà (édités par Jazz Door et un obscur label italien...). Petite anecdote: personnellement, je me souviens très bien de cette soirée durant laquelle Frank Bergerot, admirable chroniqueur de jazz, nous présentait un de ses ouvrages consacrés à Miles. Il nous fit alors écouter un extrait d'un de ces bootlegs. C'était celui de Paris... J'en tombais à la renverse. Aussitôt, je réussis à trouver le disque en question, mais la qualité de l'édition italienne laissait à désirer. Outre ses nombreuses coupures, les morceaux ne paraissaient pas toujours dans l'ordre... Ici, c'est enfin chose réparée. Non seulement, nous est restituée la qualité sonore de l'ORTF, l'ordre chronologique des morceaux, mais nous avons également droit à deux pièces totalement inédites ("Agitation" et "Footprints", disc 2) qui ne figuraient dans aucun bootleg auparavant... Ce concert à la Salle Pleyel est à ce point monumental - plus d'une heure de musique. Nous avons là une version d'anthologie de "Round Midnight", la célèbre composition de Thelonious Monk (avec un Herbie Hancock complètement inspiré, pour ne pas dire déjanté, et donnant grâce à l'émulation de Tony Williams, l'un des soli les plus époustouflants de l'histoire du jazz). Quant à "Masquarelo", il met en valeur le génie du saxophoniste, qui après l'exposition du thème par Miles, prend une toute autre direction, improvisant sur une thématique qui évoquera du Ravel ou du Stravinsky, notamment à partir des 3'31, le jeu de Shorter et l'accompagnement de Tony Williams (petits rouleaux de vagues sur la caisse claire, c'est d'une tendresse et d'une finesse remarquables, puis l'enchaînement onirique de Herbie Hancock relève de la pure magie. C'est franchement hénaurme... A noter que tout au long de ces séances, Ron Carter est d'une puissance et d'un soutien indéfectible. Je ne saurais mâcher mes mots : nous sommes vraiment en présence d'un concert historique. Mieux, un moment de libération à nul autre pareil.


Ce coffret 4 CD sous forme digipack (3 CD + 1 DVD) est malheureusement de qualité très moyenne (design, fragilité du packaging...). On est loin de la qualité du coffret Plugged Nickel...). Cela dit le livret - une vingtaine de pages - est bien détaillé - photos et notes de pochette d'Ashley Kahn et Michael Cuscuna -, il rappelle les circonstances de la tournée européenne, le fait aussi qu'en cette fin d'année 67', le collectif de Miles délaissait peu à peu le matériel thématique (standards) pour privilégier les compositions du groupe. Pour le dvd, l'on a droit à deux concerts - celui de Karlsruhe (07 novembre 1967) et celui de Stockholm (31 octobre 1967)-. Qualité sonore et visuelle très correcte (noir et blanc).

"I fall in love too easily" par le quintet de Miles Davis, en 1967. 


Miles Davis Quintet, the bootleg series n°1, LIVE IN EUROPE 1967





Le concert de Berlin, mentionné dans cette chronique avait fait l'objet d'un article dans le Déblocnot : Miles Davis, Live in Berlin - 1964

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