LUNDI : Nema a partagé avec
nous un beau roman qui fait frémir, « Kentukis », petit nom des
peluches connectées qui voient tout, entendent tout, un livre très original de
l’argentine Samanta Schweblin. Reste cette
question : peut emporter un Kentuki au Kentucky ?
MARDI : Pat nous a aidés à s’y
retrouver dans l’œuvre de François Béranger, poète libertaire qui inspirera des
Renaud, Thiéfaine, Couture, parmi les douze albums enregistrés par militant revanchard
« Joue pas avec mes nerf » semble la bonne porte d’entrée.
MERCREDI : Bruno n’a pas chômé
en ce premier mai, à l’instar de Tommy Iommi empêtré dans une énième formation de
Black Sabbath, sur « The Eternal idol » quelques titres parviennent à
arracher la tapisserie, mais sera un cuisant échec commercial. Pas de quoi
ranger les SG au placard, mais cette fin des 80’s sera douloureuse…
JEUDI : avec Benjamin, c’était
jazz et cinéma, puisque le trompettiste biberonné à Miles Davis Erik Truffaz a
eu la bonne idée de sortir deux albums « Clap » et « Rollin »
où il reprend en petit comité quelques thèmes issus des films de Godard,
Verneuil, Sautet, et bien sûr l’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle.
VENDREDI : à propos de malle…
trop lourde à porter, on a revu un immense classique du cinéma muet, réalisé
par Friedrich Wilhelm Murnau il y a pile un siècle, ça ne nous rajeunit pas, et
pourtant quelle jeunesse et quelle vitalité dans la mise en scène de « Le
dernier des hommes » qui multiplie les prouesses visuelles, concentré d’émotions et d’innovations.
👉 On se retrouve la semaine prochaine avec
le bluegrass deNitty Gitty DirtBand, Bruno se lancera peut être dans une histoire
de Toto, une symphonie de Mozart, et au cinéma, unJosé Bovéplus vrai que
nature…
On
entend parfois dire qu’une mise en scène réussie c’est lorsque la caméra ne se
voit pas… Ce n’est pas faux. L’exemple emblématique est sans doute Howard
Hawks, ou des Chaplin, Huston, Walsh. Mais l’inverse n’est pas faux non plus ! Voir Orson
Welles, Max Ophüls, Alfred Hitchcock… Ces trois-là, pas cités par hasard, ont comme point commun d’avoir
biberonné chez FW Murnau, le réalisateur qui a mis la caméra au cœur de son
dispositif.
LE
DERNIER DES HOMMES se situe au carrefour de l’Expressionnisme et du drame
réaliste, ou mélodrame. Une intrigue extrêmement simple (un gars perd son
boulot et sa fierté avec) mais qui recèle de nombreux aspects, réalistes, oniriques,
psychiques, qui traite de la vieillesse, du déclassement, de la déchéance, de la honte. Voilà ce qui
s’abat sur le pauvre portier de l’hôtel Atlantic, un palace fréquenté par la
bonne société.
Il
en très fier de ce boulot, le portier**, au point de ne pas quitter son
uniforme lorsqu’il rentre chez lui le soir. Il peut ainsi se pavaner tel un général
d’opérette, ventre rond et rouflaquettes lustrées, salué dans sa cour
d’immeuble. Ses voisins se pressent dans les escaliers pour le voir passer, et lui, salue
de la main comme le ferait le pape ou la reine d’Angleterre. Même cérémonie le
matin, on vient assister au départ du portier, un homme qui a réussi, un homme
bon, regardez comme il relève une gamine bousculée et lui offre un bonbon. Le
portier se rend-il compte que
toutes ces révérences tiennent du plus du sarcasme que de l'admiration réelle ?
Entre
son arrivée le soir et son départ le lendemain, il y a ce plan fabuleux sur l’immeuble
endormi. Un fondu enchaîné indique l’arrivée du jour, on voit les fenêtres qui s’ouvrent
une par une, les édredons qu’on aère aux balcons. Le décor est immense, sur
quatre étages, avec en fond une fausse perspective peinte pour donner
l’illusion de profondeur, truc assez classique dans le muet. Murnau filmera d’autres
plans fixes très larges dans le film, sur la ville qui grouille de passants,
trams, voitures…
Alors,
que lui arrive-t-il à ce fier portier ? Un jour de forte pluie, un client
arrive à l’Atlantic chargé d’une énorme malle que le portier peine à porter à
l’intérieur. Il s’assoie deux minutes pour reprendre son souffle, accepte le
verre d’eau d’un groom. Manque de bol, le directeur passe au même moment et
relève dans son carnet cette faute professionnelle. Le portier est convoqué par la direction, on
lui signifie son grand âge, il sera désormais relégué à l’entretien des toilettes… Pour cette scène, Murnau filme depuis l’extérieur du bureau, on voit mais on n'entend pas (si j'puis dire, le film est muet !) donc on a envie de s'approcher, de savoir, et c'est un travelling avant qui nous fait entrer dans le bureau, la caméra se substitue à notre regard, traverse la porte vitrée. Bluffant ! Un effet de raccord au montage qui inspirera Orson Welles dans CITIZEN
KANE (la caméra qui passe par le toit vitré du club).
Ce
que raconte Murnau, c'est la honte, la déchéance d’un homme, pire, son
effacement. Sans sa livrée, le portier n’est plus rien. Le statut
d’un homme se résume à sa fonction. Murnau filme le triste héros au vestiaire où on
lui retire son uniforme comme on dégrade un officier dans la cour des Invalides,
bouton après bouton. Le portier ne peut pas rentrer chez lui habillé en civil, ce serait trop humiliant, d'autant que ce soir-là il fête le mariage de sa fille en grandes pompes. Il vole donc un uniforme...
Murnau filme l’ivresse de la fête (et du personnage) par des jeux de
surimpressions, des images presque oniriques où le portier jongle avec une
énorme valise. Murnau se déchaîne visuellement quand il s’agit d’illustrer, le
lendemain, la phénoménale gueule de bois. Un assemblage d’images
floutées, superposées, déformées par les lentilles de l’objectif, cela tient
presque du collage surréaliste. Le portier encore imbibé d’alcool semble avoir
oublié son triste sort en revenant à l'hôtel, mais la réalité lui revient en pleine gueule quand il
voit son remplaçant devant la porte à tambours de l’Atlantic. Pour lui
désormais, ce sera la petite porte de service.
Préposé
aux toilettes, le portier passe ses journées prostré, seul, anonyme, il tend des serviettes à des clients qui ne le voient même pas. C’est un meuble au bout de la rangée de lavabos. Des plans simples mais d’une tristesse infinie. Il est devenu le dernier des
hommes. Il tentera de donner le change mais son
secret sera éventé, involontairement, par sa femme.
Murnau
filme la rumeur qui court dans l’immeuble. La séquence est d’une violence
folle, s’y concentre les jalousies, les frustrations, que Murnau va traduire
par des trouvailles incroyables. Avec son chef opérateur Karl Freund, il va
inventer la caméra déchaînée : la steadycam et la dolly avant l’heure. Une
petite caméra légère que l’opérateur promène grâce à un harnais, ou montée sur
des filins, ce qui va permettre des mouvements inédits. Pour montrer comment la
rumeur se propage, c’est carrément la caméra qui voltige
d’un balcon à l’autre.
Cette
innovation va totalement bouleverser la manière de faire du cinéma. Murnau
cherche à rendre sa caméra la plus mobile possible, la faire passer par les
fenêtres, les portes (voir ce plan à l’intérieur de la porte à tambours de l’hôtel).
Les décors ont été conçus pour permettre le déplacement de cette caméra hystérique, c’est elle qui
mène le récit. C’est moins le jeu de l’acteur (assez théâtral tout le même) que
la caméra et toute une batterie d’effets visuels qui traduisent l’état psychique du
personnage. Tous les axes de cadre sont convoqués : plongées / contre-plongées
(gloire / déchéance du héros), gros plans de visages, travellings ultra
rapides, et cette nouveauté : le plan subjectif. Un certain Alfred Hitchcock,
à l’époque chef-déco sur un tournage à Berlin, avait pu observer Murnau au travail.
C’est pas tombé dans l’œil d’un borgne… En France, des gars comme Abel
Gance, Jean Renoir, Julien Duvivier, ont travaillé dans le même sens.
Le
portier est joué par Emil Jannings, considéré comme LE grand acteur du muet. On
notera la similitude avec son personnage déboulonné de son piédestal dans
L’ANGE BLEU de Josef von Sternberg, qu’il interprétait également. Il
impressionne de droiture et de fierté, puis fait pitié lorsque relégué au
statut de monsieur-pipi. Si LE DERNIER DES HOMMES commence dans la gouaille et le
festif, il se finit dans le drame le plus sombre.
Fait
rarissime, il n’y a aucun intertitre. Donc rien n’est raconté via le dialogue. Deux exceptions : la lettre qui licencie le portier est filmée en gros plan pour que le spectateur puisse aussi la lire, et à la fin, un écran à l’attention des spectateurs indique :
« l'auteur a eu pitié de son héros et a donc inventé un épilogue à peine
croyable ». Murnau interpelle directement le spectateur !
Je
ne vais pas vous raconter l’épilogue, à
peine croyable c’est bien le mot, qui pourrait être un truc posé là, qu’on peut
imaginer comme un rêve, un fantasme, ou tout simplement un pied de nez de Murnau
aux producteurs exigeant d’atténuer la noirceur du propos. Mais cet épilogue s’inscrit
parfaitement dans l’histoire, drôle et cocasse, teinté de mépris aussi (les
regards moqueurs des clients de l’hôtel), avec ce joli passage dans les toilettes (le
portier y est cette fois client) et un plan de fin presque chaplinesque, on
pense à LES LUMIÈRES DE LA VILLE.
Petit
calcul de tête, parce que je suis bon en maths : nous sommes en 2024… je
retranche la date du film, ça fait donc, heu... 2024 - 1924, deux et deux quatre et je retiens six... 100 piges ! Ce
film a été réalisé il y a un siècle !
LE
DERNIER DES HOMMES est un film incroyable, novateur, virtuose, Friedrich
Wilhelm Murnau y utilise toutes les possibilités d’une caméra pour raconter son
histoire. Il fait partie des rares metteurs en scène qui ont inventé un
langage, repoussant les contraintes techniques, il a mis sa caméra au cœur du
récit, influençant quasiment tout le siècle à venir***. Ce n’est plus un film,
c’est un manifeste !
Si j'ai parlé de ce film en termes de technique, de style, ne soyez pas effrayé ! Il ne faut pas le voir uniquement comme un objet de laboratoire pour rat de cinémathèque, c'est aussi et surtout un superbe mélodrame, une formidable histoire universelle et passionnante.
*****************************
** Les
personnages n’ont pas de noms, juste des fonctions.
***
L’utilisation du numérique permet aujourd’hui de créer de nouvelles formes de cinéma, pour le meilleur ou pour le moins bon, je pense aux animés de Pixar, MATRIX des Wachowski, ENTER THE VOID de Gaspard Noé, les 300 de Zack Snyder et autres machins Marvel, READY PLAYER ONE de Spielberg et autres AVATAR, ou le récent EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE (2022). La différence, c'est que Murnau n'avait qu'une antique caméra, de la pellicule, sa bite et son couteau.
Pas de bande annonce disponible, hélas, mais la première séquence qui donne une idée de la richesse visuelle, puis un montage de scènes (qualité moyenne).
Le public s’installa sur des fauteuils confortables, le pop-corn
dans les mains ou le bras approchant timidement la main d’une jeune fille. Dans
les rangées parallèles se distinguent plusieurs types de cinéphiles aux
préoccupations distinctes.
Vous avez le cinéphile du dimanche, pour lequel les
salles obscures servent surtout de prétexte à de timides mais prometteurs
rapprochements. Du cinéma d’horreur aux comédies romantiques, le septième art
mériterait presque le titre de première agence matrimoniale du monde,
l’histoire s’y écrivant souvent autant sur que devant l’écran.
Vous avez ensuite le cinéphile parasite, celui qui est
entré là parce qu’il n’avait rien de mieux à faire. C’est lui que vous entendez
mâcher bruyamment son pop-corn, commenter chaque scène avec la fulgurante
assurance des imbéciles, ou tenter de dompter les sauvages qu’il a engendrés.
La salle de cinéma est un temple dans lequel tous devraient entrer avec le
respect réservé aux lieux de culte.
Derrière chaque film, il y a des hommes s’étant consacrés
à la plus haute mission de l’être humain, l’accomplissement d’une œuvre. Un
film, c’est un morceau du portrait d’une époque, l’hommage rendu à un certain
état d’esprit, à des mythes ou à un temps passé. La verve d’Audiard fut le
symbole d’une certaine gouaille française, les films de Claude Sautet
immortalisèrent un Paris encore propre et chaleureux. Puis il y eut la légèreté
du cinéma italien, l’avant-gardisme parfois pompeux de Godard, les gangsters
hilarants des « Tontons Flingueurs ».
Ce fut la grande époque du cinéma Français et européen,
celle où le vieux continent pouvait réunir les tout jeunes De Niro et Depardieu
sur le même tournage. Les spectateurs s’installèrent donc, les dernières
paroles s’éteignant en même temps que l’éclairage. Pendant quelques heures,
cette foule devint l’otage consentant du réalisateur, les spectateurs furent
les prisonniers fascinés par l’esthétique visuelle et l’histoire proposée. Il y
eut des larmes de rire et d’émotion, des sursauts de surprise et quelques
bâillements d’ennui. L’art véritable développe une magie unique mais rarement
universelle, toute grande œuvre provoqua des réactions diamétralement opposées,
avant que le temps n’impose sa valeur.
De Godard à Blier, de Verneuil à Lautner, nos fiertés
nationales furent parfois incomprises. Alors que le cœur de la foule vibra au
rythme de la tragédie sentimentale de « César et Rosalie », alors que
le pacha Gabin délivrait la quintessence de son charisme crépusculaire ou que
Lino Ventura provoquait des éclats de rire à chaque expression de sa politesse
bourrue, une autre splendeur s’unit à l’image pour décupler son pouvoir de
fascination. La musique est à un bon film ce que la grandiloquence est à la
littérature ou la flatterie à la séduction, un outil qu’il faut savoir utiliser
au bon moment. L’effet est parfois si réussi que les quelques notes écrites par
Philippe Sarde en mars 1970 évoquent immédiatement l’embardée fatale de la
voiture de Michel Piccoli dans « Les choses de la vie ».
Puis il y’a ces bandes-son ayant presque éclipsé les
films qu’elles servaient, comme la grâce fantomatique de la trompette de Miles
Davis sur la BO de « Ascenseur pour l’échafaud ». C’est le privilège de
certains grands films d’être sublimés par de grands musiciens, comme c’est le
privilège des grands réalisateurs de voir leurs personnages incarnés par de
grands acteurs. Sergio Leone eut Ennio Morricone, George Lautner eut Serge
Gainsbourg, Louis Malle eut Miles Davis. Malheureusement pour ce dernier, ce
trompettiste ayant imposé son rang de roi transcendait alors tout ce qu’il
touchait. C’est à l’écoute de Miles, plus précisément de l’album « Kind of
blues » qu’Erik Truffaz trouva sa voie musicale.
Il est vrai qu’un titre comme « Flamenco sketches »
aurait pu faire une excellente bande son de film. Puis il y eut le mysticisme
jazz fusion de « In a silent way » et le déluge jazz rock de « Bitches
brew ». Grâce à l’œuvre du roi Miles, Erik Truffaz comprit que la
tradition n’était pas un carcan où s’enfermer, mais un guide permettant de
repérer le meilleur de la modernité. Suivant le chemin tracé par le père du
cool, le trompettiste français fit danser son swing léger sur les rythmes
agités du rock, la froideur rêveuse de l’électro, les saccades urbaines du hip
hop et bien sur la grandiloquence intimidante de la musique classique. Comme
pour le roi Miles, son souffle nuageux convient mieux à la grâce classique ou
électronique et aux mélodies bops ou modales, qu’aux secousses du rock et du
hip hop.
C’est pour cela que, sortis il y’a peu, les albums « Rollin »
et « Clap » donnent à la beauté de son souffle toute sa dimension.
Comme l’introduction de cette chronique le laisse deviner, ces deux disques
sont des albums de bandes-son de films jazzifiés. Ceux qui, comme moi,
considèrent que la musique de « Ascenseur pour l’échafaud » fait
partie des plus grandes œuvres de Miles Davis, ne seront pas surpris de
découvrir la beauté de ces reprises. Il y a d’abord le cinéma de Claude Sautet,
qui permet à la trompette de Truffaz d’enlacer les mots sentimentaux de Romy
Schneider (récités ici par Sandrine Bonnaire) sur « Lettre de Rosalie »,
avant d’évoquer l’accident de voiture le plus bouleversant du cinéma Français
sur « Les choses de la vie ». Nous sommes là en pleine douceur modale, le
trompettiste susurrant les mots universels du blues sentimental.
N’allez pourtant pas croire que ces disques sont des
exercices austères d’hommage à un art devenu décadent (le cinéma français et
européen), le jazz ne pouvant s’empêcher de jouer avec les modèles qu’il se
donne. Plus proche du chaos jazz rock de l’album « Bitches brew » que
du reggae léthargique de Gainsbourg, « Requiem pour un con » donne
une fièvre révoltée à ce qui fut d’abord une bande son cynique. La légèreté de « Fantomas »
devient ensuite un prétexte pour une improvisation post bop du plus bel effet, « Ascenseur
pour l’échafaud » permet à Truffaz de se mesurer à son modèle, « In
heaven » voit une guitare bluesy à souhait imprimer un rythme hypnotique
au tango dans lequel la voix envoûtante de Bertrand Belin enlace la douce
vapeur produite par le mélodieux trompettiste.
Musique amoureuse de cinéma, grandeur du cinéma
ressuscité par la magie de la musique, « Clap » et « Rollin »
développent des mélodies douces comme des rêves, « Lonesome cowboy »
terminant ce voyage telles les dernières notes d’un générique de fin. Le bruit
du réel s’impose ensuite de nouveau à nos oreilles, qui sont devenues sensibles
comme des yeux trop longtemps plongés dans l’obscurité. Nous sortons alors de
ce voyage cinémato jazzistique la tête pleine de rêves et le cœur empli d’une
douce sérénité. Preuve que « Clap » et « Rollin » sont des
disques qui se savourent comme de bons films et procurent des émotions aussi
intenses.
Ecouter ces disques, c’est laisser son esprit faire le lien entre
deux arts majeurs.
Tony Iommi est dans la panade. Depuis
le départ de Ronnie James Dio, rien ne va plus. Pourtant, ce n'est
pas faute d'avoir relevé ses manches, d'avoir pris le taureau
(infernal) par les cornes. Mais, visiblement, dans les années 80,
tout ce qu'il entreprend semble voué à l'échec.
En 1983, il fonde de grands espoirs sur sa collaboration avec Ian
Gillan qui déjà fait couler beaucoup d'encre avant la moindre prestation (et qui aurait déjà fait couler beaucoup de boissons alcoolisées le soir où Tony, Geezer et Ian se rencontrent dans un pub pour parler affaires - le gérant aurait dû les mettre dehors et Ian avoue ne se souvenir de rien...). Hélas, la déception est brutale. « Born
Again » - doté au passage de l'une des pochettes les plus
laides du groupe (qui en a déjà pas mal à son actif ) imposée par le manager Don Arden - a des
allures de fruit pourri. La production, indigne d'un groupe de cette envergure (Gillan dira qu'il vomit en voyant la pochette, puis de nouveau en écoutant le disque), entre la tronçonneuse et une rame de métro, ne fait qu'enfoncer un peu plus dans la boue certains morceaux qui manquent déjà de tomber dans la caricature. En partie par la faute d'un Gillan qui en fait des tonnes. Quant à la scène, c'est également le début d'une longue traversée du désert. Bien que les premiers concerts avec Gillan enthousiasment même les plus sceptiques, et notamment tous ceux refroidis par l'album, ça devient rapidement un calvaire. Bill Ward plonge à nouveau dans un profond alcoolisme, ce qui rend son remplacement impératif et pressant. Point de départ d'une valse de batteurs qui va grever le groupe pendant une quinzaine d'années. Tandis que Gillan oublie les paroles des chansons du Sab', compensant par des cris intempestifs (il aurait même séché sur "Smoke on the Water"). Finalement, Gillan se casse pour participer à la reformation du Mark II (il avouera plus tard qu'il n'était pas taillé pour ce registre) [1]. Puis, c'est au tour de Geezer Bulter de tirer sa révérence.
Désormais seul à bord, c'est l'occasion pour Iommi de
s’atteler à la confection d'un album solo. Il souhaite
inviter un chanteur différent à chaque chanson. Pour le premier
essai, il invite une vieille connaissance (1), Glenn Hughes. Le
résultat est si probant, que Iommi décide d'enregistrer
l'intégralité de l'album avec lui (sur la liste initiale, il y aurait eu Robert Plant et Coverdale, tous deux alors indisponibles). Ragaillardi par la tournure que prend son album solo, le guitariste moustachu croit
apercevoir le bout du tunnel. Ses vieux compagnons de route l'ont lâché ? Qu'importe, il va prendre sa revanche avec un formidable album solo. Cependant, le management, et en
particulier Don Arden -le père de Sharon Osbourne -, n'en a strictement rien à
faire d'un album solo. Ce qu'il veut, c'est un album de Black
Sabbath. Et ce sera un album de Black Sabbath (!).
« Seventh Star » devient
donc le douzième album du Sabbat Noir, et le premier avec un seul
membre d'origine. Et aussi le premier avec, enfin, le claviériste Geoff Nicholls, officiellement intégré au groupe. C'est une réussite, même
si les avis sont partagés. Certains critiques lui reprochant de
lorgner vers le Hard-FM (??). Les mêmes qui ont reproché au
précédent d'être trop brutal ? Paradoxalement, ce sont
généralement les « gros » médias qui lui font une
mauvaise presse, au contraire des revues plus spécialisées.
Certains focalisant sur l' appropriation du patronyme « Black
Sabbath » par Iommi, qu'ils jugent injuste., estimant qu'il n'y a pas suffisamment
de membres d'origine au m² pour justifier l'appellation "Black Sabbath". On va même traiter Iommi de despote, alors que s'il peut indéniablement se montrer autoritaire (jusqu'à montrer les dents), c'est bien dans un travail de composition communautaire qu'il se révèle généralement le meilleur. Malheureusement, si Hughes est quasi
impérial sur l'album, sur scène il est lamentable (un responsable du staff des tournées, excédé par son manque de professionnalisme, finit par craquer et lui envoie un beau crochet dans la face, lui ouvrant une arcade sourcilière). Dans ces conditions désastreuses, il n'y aurait eu que trois ou cinq concerts (les versions quantitatives diffèrent) effectués avec Hughes.
Dans l'urgence, le bassiste Dave Spitz (présenté à Iommi par Lita Ford, avant qu'elle ne lui claque la porte au nez, considérant que son amant est bien plus intéressé par son album solo que par elle) appelle un copain de New-York pour effectuer le remplacement au pied-levé. Ray Gillen, appelé à la rescousse, n'a guère le temps de se préparer et les prestations scéniques en pâtissent. Ce qui ne fait que renforcer la déconvenue d'un public qui s'attendait à retrouver Glenn Hughes. De plus, certains soupçonnent que la famille Osbourne - et en particulier Sharon - essaie de tout faire pour saboter sa tournée aux USA. C'est qu'une vilaine rivalité s'est installée entre Don Arden et sa fille. Depuis quelques années, cette dernière a décidé de se rebeller, refusant de suivre toutes les directives de son père. Papa Arden, courroucé, aurait même lancé ses chiens sur sa propre fille en visite, et enceinte. Charmante famille...
Les finances s'amenuisent. Le manager, Don Arden (encore lui), a des problèmes avec le fisc et son avocat demande à Iommi un peu d'aide financière pour assurer les frais de justice. Bonne poire, on parle d'un prêt d'environ 50000 £ qu'il ne reverra jamais (un bien beau pactole pour l'époque). Désemparé, le Brummy se retourne vers l'ancien manager, Patrick Meehan, celui-là même qui s'était fait lourder pour avoir détourner à son profit, une partie des revenus du Sab' (on parle de plusieurs centaines de milliers de livres sterling).
Malgré tout, Iommi, Nicholls et Ray Gillen rentrent en studio pour un nouvel album. Les séances se passent mal, entraînant le départ de Jeff Glixman, pourtant responsable du précédent. Dave Spitz ayant plus la tête dans les jupons de sa fiancée (restée à New-York) et Gillen ne s'investissant guère dans les paroles, on fait appel à Bob Daisley. Depuis sa collaboration avec Ozzy, l'Australien est autant connu pour ses talents de musicien que de compositeur et de parolier. Ainsi, en plus de jouer sur toutes les parties de basse, Daisley, en collaboration avec le discret Nicholls, signe toutes les paroles. Bien que crédité et ayant effectivement officié aux premiers sessions, Spitz n'est plus présent sur le produit fini ; toutes ses parties ont été refaites par Daisley. Après un second changement de producteur, Chris Tsangarides (l'un des producteurs les plus courus dans le milieu du Heavy-metal et du Hard-rock des années 80) finissant la tâche, la confection de l'album arrive à sa fin quand Gillen se barre.
Echaudé, Iommi ne veut pas renouveler l'expérience de partir en tournée avec un nouveau chanteur, qui n'aurait pas été présent sur aucun des disques de Sabbath. Et donc illégitime pour une frange conservatrice du public. C'est là qu'intervient Tony Martin. Un Brummy, pareil aux sabbathiens d'origine. Le nouveau venu enregistre donc toutes les parties vocales, en devant se caler autant que possible sur les lignes de chant de Gillen. Un album fait dans la douleur. Probablement le plus pénible à réaliser pour Iommi. Jusqu'à la pochette où il reçoit un refus catégorique des ayants droits du sculpteur Auguste Rodin, d'utiliser "L'Idole éternelle" (1899) pour illustrer la pochette du disque. Iommi se replie sur deux jeunes mannequins, peints de la tête aux pieds, prenant une pose similaire à l'illustre œuvre. Apparemment, aucun des participants et instigateurs ne savaient que la peau doit aussi respirer - personne n'avait même vu "Goldfinger" où, parce qu'elle est intégralement recouverte d'une peinture d'or, une jeune femme meurt par asphyxie -, et en conséquence, les deux jeunes gens, tombés malades, sont hospitalisés d'urgence.
Malgré tout, ce treizième album finit par atterrir dans les bacs. Hélas, il ne reçoit pas un bon accueil de la presse. L'Anglaise ne l'épargne pas et détruit le pauvre Tony Martin en le traitant de "sous-Dio". S'il est indéniable qu'il y a des similitudes surgissant de part et d'autre, il serait stupide de focaliser sur cet élément. D'autan que Martin (Anthony Martin Hardfold), possède suffisamment de beaux atouts vocaux pour rivaliser avec des mentors du genre. Et c'est bien un chanteur, et non un hurleur névrosé aux esgourdes encombrées.
On va aussi reprocher au disque de s'être trop écarté du style qui avait fait sa notoriété la décennie précédente. Drôle d'époque où on encense rapidement, avec emphase, des disques caricaturaux et bancals, sans réel relief, au feeling parfois aussi pauvre que la production. Et où, a contrario, on s'applique à démolir consciencieusement tout ce qui peut être affilié à l'ancienne garde (avec quelques exceptions).
Pourtant, "Eternal Idol" a aisément passé les ans. Sans prétendre être un classique du groupe emblématique, il demeure un (très) bon disque de heavy-metal. Du genre qui, malgré sa soumission à la gloire de la lourdeur et de la grosse saturation, ne grille pas les conduits auditifs ; du genre exempt de chanteur qui s'obstine à brailler comme une banshee, la peau coincée dans la braguette,hurlant de douleur. Un album peut être charnière, qui remet le pied à l'étrier dans le Sabbath d'antan, celui de "Sabbath Bloody Sabbath" et celui de "Heaven and Hell" (oui, avec Dio), le tout imprégné par le poids du mésestimé et pourtant brillant "Seventh Star". Omis de toutes les playlists dédiées à l'année 1987 (sauf celles de l'époque concernée), "Eternal Idol" semble avoir bien mieux vieilli que tant d'autres disques de cette cuvée (métalliques) portés aux nues.
Toutefois, s'il y a un reproche notable à lui faire, c'est la batterie d'Eric Singer, dépourvue de définition, qui résonne souvent ici plus comme une dégringolade de caissons qu'autre chose. Les cymbales sont noyées dans le mixage ou carrément absentes.Le swing de Bill Ward fait cruellement défaut. Néanmoins, il y a un certain souffle épique qui émane de ce disque. Un souffle libéré dès la première salve avec l'entêtant "The Shining". Magnifique pièce de heavy-rock, relativement pesante mais tempérée, presque lumineuse, alternant entre des arpèges saturés et des gros riff bien gras (Iommi's trademark) sur lesquels Martin tisse des filins de chants lyriques et habités.
La suite est nettement plus sombre avec le théâtrale "Ancient Warrior", nimbé de sulfureuses réminiscences orientales et proche d'une incantation invitant de sombres entités lovecraftiennes. Ou le bien nommé "Nightmare", un morceau de 1984 sorti du placard, composé à l'origine pour faire partie du nouveau film de Wes Craven : "A Nightmare on Elm Street" ("Les Griffes de la Nuit"). Ce morceau évolue comme un lourd golem éclopé et revêche, passant sa frustration de n'être qu'une imitation, dans la colère et le crime. Toutefois, tout comme un golem, le morceau rame, ne parvient pas à s'extraire de la terre, à prendre son envol. Au contraire du morceau éponyme, enfant légitime de "Black Sabbath" (la chanson). Inquiétant, empestant le souffre et la nuit froide et humide, la déviance de démoniaques cérémonies où l'officiant est déchiré entre une perverse extase et une terreur confinant à la folie.
Mais c'est bien des morceaux plus vigoureux, un tantinet épiques, qui sont en force. Même si la SG de Iommi est toujours aussi boueuse et assez pachydermique, le vif "Hard Life to Love" ferait presque concurrence aux groupes du Sunset Strip sur leur propre terrain (mais sans fanfreluches, Spandex et brushing), tandis que "Glory Ride" hésite à franchir le pas pour épouser un Heavy d'obédience FM. Il aurait suffit pour cela, de modérer la frappe de Singer (sans aucune nuance sur ce morceau, il se contente de frapper comme un sourd) et supprimer la Fuzz gargantuesque de Iommi.
"Born to Lose" (inspiré par toutes les embûches des dernières années ?) et encore plus "Lost Forever" décollent les tapisseries. Ce dernier marchant crânement sur les plates bandes de Judas Priest, histoire de lui rappeler qui est le patron.
Finalement, l'album se vend encore moins bien que le précédent. Le Black Sabbath millésimé 87 perd une bonne partie de son public d'outre-Atlantique et même à la maison, en Angleterre, où la presse a été particulièrement acerbe. Au contraire du reste de l'Europe, où son public ne cesse pas de grossir. Ce qui va permettre à Tony Iommi, et donc Black Sabbath, de persévérer et de survivre. Même si lui-même et ses nouveaux compagnons de route ne sont pas encore tirés d'affaires...
[1] Des années plus tard, Gillan et Iommi retentent l'expérience, avec l'aide de Nicko McBrain, de Jason Newsted et de Jon Lord, pour un simple Ep : "Who Cares". Bien plus naturel, Gillan y chante sans forcer. Les morceaux n'en sont que meilleurs et font regretter qu'il n'y ait pas eu de rab.