- C'est bizarre Claude, le nom de George Enescu (on prononce enescou je crois) ne m'est pas inconnu contrairement à ceux de tes compositeurs scandinaves aux patronymes imprononçables, hihi… Un grand violoniste je crois… et aussi compositeur apparemment !
- Oui Sonia un virtuose de l'archet, le professeur de Yehudi Menuhin entre autres… Il est moins connu comme compositeur. Je n'avais qu'un enregistrement d'une symphonie sur vinyle, un pressage roumain pourri…
- En préparant le billet, j'ai remarqué une discographie assez fournie
de cet octuor, souvent associé à celui archi connu de Mendelssohn…
- En fait, j'ai découvert cette œuvre récemment (un cadeau de Noël de places de concert avec ce chef d'œuvre dont j'ignorais l'existence).
- Il y a un CD tout juste sorti d'un courrier sur ton bureau ! Gidon Kremer, encore lui, et pourtant tu vas nous parler d'une autre violoniste, Vilde Frang, pour la première fois d'ailleurs…
- Gidon Kremer a complété son disque avec une autre œuvre d'Enescu, d'où cet achat… Il bénéficie déjà de nombreuses chroniques… Place à la nouvelle génération…
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George Enescu (1881-1955) |
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Luc n'en loupe pas une ! Pat non plus ! En voyant sur la
pochette la crinière blonde et le charme de
Vilde Frang, ils m'ont chambré sur le thème "Hilary Hahn
a été remplacée dans ton cœur de mélomane par une jeunette ?
😊". Pas drôle !
Hilary
est à peine plus âgée que sa rivale norvégienne d'un talent tout aussi
exceptionnel et parfois plus aventureuse dans ses choix discographiques.
Quels marioles machistes ces deux-là ! Bref…
On s'interroge en examinant sur une carte le voisinage historique de la
Roumanie avec la Hongrie et l'ex Tchécoslovaquie (la Bohème-Moravie et
sa capitale Prague). Pourquoi ce pays ne m'inspire que deux noms
relativement célèbres, le compositeur
George Enescu
qui fait son entrée dans le Blog et le maestro ronchon mais génial
Sergiu Celibidache. Ce dernier a été écouté dans la
symphonie N°4
de
Bruckner – son compositeur fétiche – et dans Milhaud (Index).
J'ai consulté le web via diverses occurrences pour chercher des concurrents
au violoniste et compositeur natif des Carpates et ignoré de nos contrées,
ce ne serait pas un scoop, j'avoue que la moisson est maigre. Inversement,
il semble que le folklore de cette région ait influencé des confrères comme
Bartók,
Kodály,
Janáček,
Szymanowski
ou même
Chostakovitch. On en déduit que l'art et les recherches d'Enescu
peuvent apparaître comme un trait d'union entre les traditions slaves et
austro-hongroises.
En survolant la carrière d'Enescu né à Bucarest en 1881 on se permettra d'affirmer qu'Enescu est un homme dont l'espace vitale et créatif s'étend à toute l'Europe et pas uniquement à son pays d'origine. Fils d'agriculteur dans une région de Moravie à la vie rude (il sera l'unique survivant adulte d'une fratrie de huit gosses), son père, chanteur en choral, repère les dons du fiston et lui fait apprendre le violon dès ses quatre ans par un virtuose tzigane. Tous les tziganes jouent du violon, bien ou faux, usant de techniques de jeu disons... très personnelles et parfois frénétiques, des gammes modales locales, mais ils naissent avec un violon dans le berceau. 😊 "Tzigane" de Ravel est un hommage d'une virtuosité redoutable à cette culture "Rom" du violon. Le père confie son fils au compositeur roumain encore mal connu Eduard Caudella qui complète sa formation, mais surtout envoie le petit George à Vienne de 1888 à 1894. Pris en main par des professeurs réputés, Robert Fuchs en classe de composition et Joseph Hellmesberger pour perfectionner son jeu de violon. Eduard Caudella était un ancien élève du virtuose et compositeur belge Henri Vieuxtemps (Clic). Parti de son village douze ans plus tôt, Enescu donne déjà des concerts devant un public viennois admiratif du jeune prodige préadolescent…
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André Gedalge (1856-1926) |
Paris 1895. Après cet enrichissant et formateur séjour à Vienne,
George Enescu
s'installe dans notre capitale. La France va traverser l'une de ses périodes
les plus dynamiques et novatrices de création artistique, citons, rien que
pour la peinture : l'impressionnisme, puis le fauvisme, le cubisme, etc..
Debussy,
Ravel,
Fauré,
Chausson, et quelques autres révolutionnent l'univers musical englué au XIXème
siècle dans une surproduction d'opéras ou d'opérettes d'intérêts variés et
souvent oubliables. Ne négligeons pas quelques belles productions de
Gounod
et de
Massenet.
Jusqu'à sa majorité,
Enescu
fréquente Le Conservatoire supérieur où il étudie la composition avec
Massenet
et
Fauré
et le
contrepoint
avec
André Gedalge*
– dédicataire du futur octuor – et le violon avec
Martin-Pierre Marsick,
virtuose belge à qui l'on doit un arrangement en solo de la
méditation de Thaïs. Parallèlement à ce travail estudiantin,
Enescu
compose pour divers genres notamment pour l'orchestre :
quatre symphonies
"d'école", le
Poème Roumain
créé au Châtelet, son opus 1, une
1ère symphonie
et une
suite orchestrale
jouée à New-York par
Gustav Mahler
lui-même vers 1909. L'influence de ces maitres tant dans ces premiers
ouvrages que la musique de chambre et les mélodies est patente.
À partir de 1909,
George Enescu
partage son destin entre la Roumanie et la France, sans compter des voyages
en Europe et en Russie. (Pendant la Grande Guerre, la Roumanie est neutre
puis rejoindra l'Entente. Il y résidera pendant ce conflit.) La paix
revenue, il séjourne à Paris, à Meudon, en Roumanie et même partira un temps
outre-Atlantique…
Son activité de chef d'orchestre rivalisera avec celle de violoniste
virtuose qui lui permettra de se produire avec le gotha des chefs du XXème
siècle de l'entre-deux Guerres :
Stokowski,
Pierre Monteux,
Richard
Strauss, Paul Paray…
Enescu
l'hyperactif…
Il y aura la parenthèse douloureuse de la seconde guerre mondiale.
Enescu
ne peut quitter la Roumanie alliée de l'Axe et sous la coupe des dictateurs
Mihai et Ion Antonescu (brutes sans lien de parenté),
nationalistes, pronazis et antisémites. Loin de s'isoler, il compose
intensément et se passionne pour la musique contemporaine, notamment celle
de
Constantin Silvestri, mieux connu comme chef d'orchestre.
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Yehudi Menuhin à 12 ans |
En 1945, il retrouve les salles européennes et les concerts et intensifie ses fonctions pédagogiques. Citons quelques violonistes illustres qu'il guidera vers la postérité : Ivry Gitlis, Arthur Grumiaux, Michel Schwalbé, Christian Ferras, ces deux derniers occuperont l'un le poste de 1er violon de la philharmonie de Berlin et l'autre l'un des solistes de prédilection du maestro Herbert von Karajan… Et comment ne pas parler de Yehudi Menuhin, dont Enescu sera le professeur, le mentor, l'ami à qui l'on doit tout. Le maître et l'adolescent de 16 ans graveront entre autres le double concerto de Bach en 1932… les deux violonistes étant accompagnés par Pierre Monteux. (Somptueux d'émotion et d'élégance par la complicité, il est facile de s'affranchir de l'âge de la gravure.)
Curieusement, malgré un catalogue imposant,
Enescu
reste de nos jours éclipsé et rarement inscrit aux programmes des concerts.
La discographie semble de plus en plus exhaustive et rend hommage à ce
musicien humaniste disparu en 1955, à Paris. Il repose au
Père-Lachaise.
(*) André Gedalge : encore un compositeur complètement ostracisé et à la discographie inexistante.
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Vilde Frang |
Évoquer l'octuor à cordes suggère en premier lieu celui juvénile et
enflammé de
Felix Mendelssohn composé en 1825, le jeune compositeur très précoce n'ayant que seize
ans ! Dans ce bijou de vitalité,
Felix
utilise l'effectif (2 violons I, 2 violons II, 2 altos et
2 violoncelles) tel un orchestre de chambre à cordes, le premier violon
a un rôle de soliste, ce qui rapproche l'ouvrage d'un concerto pour violon
et cordes…
George Enescu
fera l'inverse, l'ensemble étant exploité à la manière d'un orchestre
symphonique à cordes classique, il existe une transcription pour un effectif
plus vaste. J'y reviendrai…
Le recours à cette formation n'a eu lieu que cinq fois dans le grand répertoire, chronologiquement : Felix Mendelssohn, Niels Gade (1886), George Enescu, Max Bruch, (1920-1996) et plus récemment, Airat Ichmouratov a composé un octuor inspiré d'une nouvelle de Stefan Zweig "Lettre à une inconnue", une œuvre bouleversante de 2017 (Clic).
Les premières mesures sont jetées sur le papier vers 1900.
George Enescu
n'a que quinze ans, comme son ancêtre du romantisme,
Mendelssohn. Lors de sa composition de l'octuor,
Enescu
a vu grand en envisageant une durée de quarante minutes pour sa partition.
Malgré ses dons innés, il travaillera donc avec lenteur en désirant
s'affranchir des formes d'écritures classiques. Laissons l'auteur témoigner
: "Je me suis épuisé à essayer de composer une œuvre musicale divisée en
quatre segments d'une longueur telle que chacun d'eux risquait de se
briser à tout moment. Un ingénieur lançant son premier pont suspendu
au-dessus d'une rivière ne pouvait ressentir plus d'anxiété que moi
lorsque je me suis mis à noircir mon papier." Il faudra attendre 1909 pour que la première ait lieu à Paris
interprétée par l'association de deux des meilleurs quatuors de l'époque
sous la direction du compositeur…
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Orchestre Tzigane en 1870 |
Le programme a priori traditionnel en quatre mouvements est trompeur.
Enescu
a conçu en apparence son
octuor
à la manière d'un quatuor ou d'une symphonie, mais l'enchaînement des quatre
parties se combine en une forme sonate globale voire unique ! De
manière académique, chaque mouvement devrait posséder 3 à 4 thèmes
principaux exploités dans une succession de type
A(1&2)-B(3/4)-A en reprise et coda. Ce qui n'exclut en rien une facture légèrement contrapuntique et quelques
variations pour égayer le flot mélodique. Or,
Enescu
use dans chaque partie d'un jeu thématique très libre réparti sans la
rigueur spécifiée ci-dessus.
L'œuvre adopte la forme d'un grand allegro-sonate rappelant un poème
symphonique. On dénombre de manière subjective une petite douzaine de motifs
thématiques dont 7 dans le mouvement introductif… En ce début de siècle, le
jeune
Enescu
ouvrait la porte à de nouvelles techniques de composition complémentaires à
celles du XIXème siècle.
Bartók
ou
Debussy
et
R. Strauss
faisaient de même…
Notre violoniste maître du jeu dans cet octuor qui se joue sans chef a vu
le jour en Norvège en 1986 à Oslo. Enfant surdouée,
Vilde Frang
étudie dans son pays et dès l’âge de douze ans elle se produit avec l’orchestre d’Oslo alors dirigé d’une baguette virtuose par
Mariss Jansons !
La suite de sa carrière est exceptionnelle, enchaînant les concerts avec le
hit des orchestres européens. En 2012,
Vilde Frang
connaît la consécration en jouant à Lucerne accompagnée par l’orchestre philharmonique de Vienne
dirigée par
Bernard Haitink ! Elle interprétait le concerto de
Sibelius (œuvre redoutable avec laquelle
Hilary Hahn
avait débuté à 15 ans à Munich en complicité avec
Lorin Maazel). Les camarades de concerts de musique de chambre de
Vilde Frang
sont
Gidon Kremer
et
Yuri Bashmet,
Martha Argerich,
Renaud Capuçon
et
Gautier Capuçon
au Festival de Chambéry, ainsi que
Leif Ove Andsnes
et
Truls Mørk
en Norvège. Les connaisseurs apprécieront 😊.
Pour interpréter cet octuor d’Enescu,
Vilde Frang
s’est entourée d’instrumentistes internationaux (voir sur le web) :
Violons :
Erik Schumann,
Gabriel Le
Magadure,
Rosanne Philippens ; Altos :
Lawrence Power,
Lily Francis ; Violoncelles :
Jan-Erik Gustafsson,
Nicolas Altstaedt.
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Aparté : Les populations Rom au mode vie non sédentaire auront à subir l'horreur
des exterminations des nazis et de leurs alliés comme la Hongrie et la
Roumanie. Ils seront les cobayes favoris de Joseph Mengele, le médecin
diabolique d'Auschwitz, notamment les petits jumeaux. Fermons cette
terrifiante parenthèse en précisant que dans l'actuelle Slovaquie, un
demi-million de Roms sont maltraités dans des ghettos 😥. En France, la terminologie administrative "gens du voyage" désigne
plusieurs groupes itinérants socialement mal définis dont seulement 15 %
de Roms.) Revenons vite à l'octuor en une époque où les Roms vivaient plus heureux
même si modestement…
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Illustration recette cuisine 1905 😋 |
1 - Très modéré : [0:00]
Analyser la composition est un défi franchement vain à l'écoute d'un récit
musical qui semble couler de source, se nourrir d'airs populaires et
bucoliques ; n'essayons donc pas de percer les énigmes de solfège pointu
dispersées par
Enescu
dans sa
partition.. De la première section jaillit un motif ample et élégiaque. Rien
d'étrange que la ligne mélodique me fasse songer à
Dvorak, notamment aux derniers quatuors. Chez les deux hommes nés dans des
village ruraux, le désir de transcrire chansons et musiques festives de
Slovaquie, de Hongrie ou des Carpates si proches trouve sa logique dans la
présence
ethnique tzigane importante
dans ces régions.
[0:50] Après un tutti en accord ff, la seconde section prolonge
sans les altos l'élégante chorégraphie introductive tout en évoluant vers
un dialogue plus concertant. Elle se développe avec alacrité, échappant
petit à petit à la nonchalance. |2:34] Changement d’ambiance pour un flot
mélodique accelerando et vigoureux dérivé du motif initial… Un léger
staccato-trille du 1er violoncelle marque le rythme.
|3:49] Nouvelle section… et je ne détaille plus car la partition est du
domaine des pros. Comme écrit plus haut, la thématique varie sans cesse,
enchante par son lyrisme, les intermèdes évitent les ruptures nettes au
bénéfice de brèves transitions poétiques… Ainsi à [4:50] surgissent des
pizzicati affirmés au violon, on ne les entendra plus… [6:19] Le style
dansant s’interrompt pour décliner une mélodie gracile. Ce n’est pas un
virage dans le mouvement mais juste une réflexion onirique. Les
métamorphoses cantabilées se succéderont de manière indécise… [9:46]
Est-ce le début d’une section conclusive mêlant le motif de début et une
tendre coda agrémentée de pizzicati malicieux.
Les forts en lecture de partition constateront le nombre impressionnant d'indications : des impératifs comme : cédez, subitement, serrez toujours, etc. plus explicites que les notations usuelles...
2 - Très fougueux (mi majeur) : L’annotation Très fougueux se
comprendra tel Allegro furioso. On retrouve le principe du conflit entre motifs exaltés et ardents.
Est-ce un scherzo au sens strict ? Difficile à dire nonobstant que l’on
distingue trois sections plus délimitées que précédemment… La première
associe une ligne mélodique au cordes aiguës et un staccato rugueux aux
violoncelles et alto II. [2:49] La seconde en forme de trio anxiogène et
guerrier nous évoque la férocité d’un
Bartok. [3:59] Enfin, quelques glissandi prémonitoires des recherches de
Ligeti
débutent une étrange conclusion épique associant mélodies et marche
soldatesque…
3 - Lentement : Après l’ouragan du "scherzo"
Enescu
ouvre ses pensées de jeunesse. Poésie et lyrisme nous entraînent vers les
forêts des Carpates (une simple métaphore de mon imagination). La tendresse
est au rendez-vous pendant toute la durée du morceau, oscillante et
passionnée.
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Lawrence Foster |
4 - Mouvement de valse bien rythmée : La valse est l'une des danses communes à toute l'Europe. Excellente idée du compositeur d'achever son octuor de cette manière et non par un traditionnel allegro ou rondo sophistiqué… Quel peps ! Sur ce rythme à trois temps Enescu conclut une œuvre qui ne nie en rien sa modernité de façon amusante et surtout en confirmant son attachement à une culture de terroir et d'une grande liberté compositionnelle. Et puis une valse en débutant à Vienne, voilà qui est incontournable 😃.
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Enescu
avait sans aucun doute souhaité que son octuor soit transcrit pour un
orchestre à cordes plus étoffé. Le chef d'orchestre américain
Karl Krueger
(1894-1979) le sollicita pour qu'une telle adaptation voit le jour, ce qui
fut fait en 1950. Néanmoins, le compositeur, pour ne pas trahir
l'esprit concertant de l'octuor écrit dans ses jeunes années imposa une
règle : "Cette œuvre peut être jouée avec un orchestre à cordes complet, à
condition que certains passages chantants soient confiés
à des solistes. Je laisse au chef d'orchestre le soin de décider
quels passages seront joués en solo."
Je vous propose en complément une interprétation d'une superbe beauté
plastique, celle de
Lawrence Foster
à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Monte Carlo.
Une gravure de 2009. Bien entendu, on ne retrouve pas la nervosité
de l'octuor, le récit prend un ton romantique de belle facture…
Et pour écouter les gratoullis des années 30 ; Yehudi Menuhin et George Enescu dans le concerto de Bach...
Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée. Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…
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INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. |
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Vilde Frang |
Lawrence Foster |
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