vendredi 28 mars 2025

BECOMING LED ZEPPELIN de Bernard MacMahon (2025) par Luc B (comme Bonham)



Ce film de Bernard MacMahon a été salué comme le premier documentaire officiel depuis le crash du dirigeable, il y a 45 ans, imputable à un trop plein de vodka dans les soutes.

Un film extrêmement classique dans la forme, chronologique, archives photos, vidéos, et interviews des trois survivants. Dommage de ne pas les avoir réunis, de les avoir filmés dans un environnement austère, figé, ça aurait sympa qu'ils jouent un p'tit truc ensemble, pour le fun, pour fêter ça... On n'interroge pas un prix Nobel de chimie, mais des musiciens. Le batteur John Bonham (décédé en 1980) participe au récit via une de ses rares interviews audio. Le film se concentre sur la création du groupe et la sortie des deux premiers albums. Un peu frustrant, on y reviendra… Tiens, ça rappelle UN PARFAIT INCONNU [ CLIC ICI ] le biopic sur Dylan, qui se traînait sur la fin exactement pour la même raison.

On commence par un rapide panorama de l’après guerre, Londres dévasté par les bombes, chacun explique comment il en est arrivé à la musique. Jolies archives vidéos de Jimmy Page vers 10-12 ans, déjà sur scène dans un groupe, ou Bonham filmé dans un salon au même âge ou presque, sur un petit kit batterie, jouant aux balais, avec un pote à la gratte. Défilent à l’écran des extraits d’émissions avec Lonnie Donegan ou Johnny Burnette, Little Richard ou l’harmoniciste Sonny Boy Williamson. John Paul Jones avait des parents chansonniers, son père jouait du piano, le gamin a très tôt joué de l’orgue à l’église du coin, improvisant à sa guise, « une très bonne école ». Bonham était lui fasciné par la force de frappe des batteurs de James Brown. Plus tard, partageant la même affiche que Mister Dynamite, Bonham sachant que les batteurs le mataient depuis les coulisses, avait maltraité ses fûts avec encore plus d’énergie pour leurs montrer qui c'est Raoul. 

Toute la première partie est intéressante, films super 8 de Page arrivant aux studios où il faisait des piges. Tous les lundi, à la bourse aux musiciens, chacun venait glaner du boulot. Page ressort son carnet où il notait scrupuleusement les sessions pour Bowie, Donavan, les Stones, les Who, les Kinks, il fallait être ponctuel pour être réengagé. John Paul Jonesle plus capé des quatre, en plus de jouer de la guitare, du claviers, de la basse, écrivait des arrangements aux kilomètres. 

Et puis j’apprends que sur la chanson « Goldfinger » de Shirley Bassey, le fameux thème de James Bond, y’a Jones à la basse et Page à la guitare. Ils n’en sont pas peu fiers !

Chacun raconte de son point de vue (donc le même) la première confrontation en 1967, sur l’impulsion de Jimmy Page, clairement désigné comme l'âme du groupe, au bord de la Tamise, à la résidence de Pangbourne, au premier étage. Page y revient avec le réalisateur, c’est là que les murs ont tremblé pour la première fois, longues jams sur « keep train a rollin’ »Bernard MacMahon raconte que si Page n'avait pas honoré ce rendez-vous, le film ne se serait pas fait, c'était un test. On regrette d'ailleurs que les autres ne soient pas sortis aussi, se contentant de rester assis sur leurs chaises.

On voit des photos de Jimmy Page et Peter Grant signant pour Atlantic Records, avec Jerry Wexler. Page, qui a le culot d'expliquer au ponte Wexler qu’il a produit ce premier enregistrement, qu’il ne veut pas de single, qu’il travaille pour le format album, tout est mixé, les titres dans le bon ordre, bref, vous distribuez le disque tel que, ou on ne fait pas affaire ! Et ça marche.

La suite on la connaît, leur manager Peter Grant mise sur les Etats Unis, d’abord San Francisco et le Fillmore, puis plusieurs tournées successives. Le premier album fait sensation, le second encore plus, qui sera enregistré entre deux concerts, les nouveaux titres étant testés sur scène pour en éprouver l’énergie à reproduire en studio. Le phénomène est prêt pour l'Europe. On voit cette archive télé fabuleuse en France (« How many more times »où le public est tétanisé, ne semblant par comprendre ce qu’il leur fond dessus, les gamins se bouchent les oreilles face au vacarme. On apprécie que les titres soient diffusés en intégralité, dont une version tellurique de « Dazed and confused » à la télé anglaise en 69 (c'est pas chez Drucker qu'on aurait vu ça !), ou « What is and what should never be » (celle-ci je l'adore !).

Les archives ne sont évidemment pas inédites, mais ça fait plaisir de voir ça sur grand écran, ça explose dans les enceintes, limite criard, j'ai vu le film dans une petite salle sans doute mal équipée (le film est très mal distribué). Au chapitre mise en scène, on retiendra cette image de Led Zep sur scène, en extérieur, de nuit, avec à l’arrière plan la lune. Nous sommes le 20 juillet 1969… Plant, les yeux émus dit  : « Vous donnez un concert et au-dessus, un homme marche sur la Lune ».

Bon, peut-on maintenant aborder les sujets qui fâchent ?

Il y en a plus d’un. A commencer, donc, par la période très courte décrite par le film. Ce qui rend un peu redondante la deuxième partie, que dire d’autres que : ils sont formidables, bla bla bla. Le point fort c’est la musique, on en prend plein les esgourdes, quasiment tous les titres issus des deux premiers LP. Mais je m’attendais à plus d’analyses, de commentaires, de la technique, des histoires de guitares, d’ampli, processus de création, la composition, d’enregistrement. On voit Jimmy Page en studio faire joujou avec les canaux stéréo sur « Whole lotta love », mais c’est tout. Il n’est évidemment pas rappelé que cette chanson est un décalque de Willie Dixon (comme d’autres…) seul Robert Plant explique avoir, oui, légèrement retouché les paroles originales. Quid des fameuses triplettes de John Bonham ? Du mélotron de John Paul Jones ? Les pédales d'effets de Page ? Pourquoi une Fender ici, une Les Paul là bas ? On nous montre une belle bagnole mais on n’ouvre pas le capot pour reluquer le moteur.

Si au début du film sont cités les musiciens de leurs enfance (et Elvis, il est où Elvis ?), les trois presque octogénaires ne parlent jamais de leur contemporains. Ah si, à un moment Page parlent de deux potes Jeff et Eric. Les initiés comprendront qu’il s’agit de Jeff Beck et Eric Clapton (qui ont tenu la guitare avant lui dans les Yardbirds). Quid de John Mayall et du british boom blues ? Et à propos de Clapton, où est passé Cream (dans le genre j’explose le format blues, ça se pose là), Ten Years After, Pink Flyod, et l’autre là, comment y s’appelle… Hendrix ?

On a l’impression qu’entre 1968 et 70 en Angleterre il n’y avait que Led Zeppelin qui faisait de la musique. Le film de MacMahon n'inscrit pas Led Zep dans le contexte musical de l'époque. Un môme qui irait voir le film (et y'en avait dans la salle) se dirait que Jimmy Page a tout inventé à lui tout seul ! Il ne s’agit pas de remettre en question l’influence du gars sur ce qu’on nommera bientôt le hard-rock, ni la qualité des musiciens qui composaient le groupe, m’enfin merde, d’autres au même moment n’étaient pas manchots. Et on sait que tous ces gars se connaissaient, se croisaient. Il est regrettable que sur deux heures de film, il n’y ait pas un mot de la scène londonienne, incroyable vivier de talents, tous plus ou moins inspiré par le blues américains.

Concernant les fameuses archives… Mises à part deux ou trois titres réellement en concert (dont le l’Albert Hall en janvier 70), la plupart du temps on a des images de concerts plaquées sur les versions studios des chansons ! On voit les efforts du monteur pour donner le change, les coups de cymbales au bon moment, parce que c’est un repère visuel, mais on est parfois chagriné par le manque de synchronisation, d’autant que le grand écran ne pardonne pas les à peu près.

Robert Plant accompagné à la guitare par Al Pacino, en plein tournage de Serpico...

Alors certes, on n’assiste qu’à la première année du groupe, les archives live seront plus nombreuses ensuite, et de meilleure qualité. Mais on a l’impression que Bernard MacMahon fait ce qu’il peut avec ce qu’il a sous la main, autrement dit, pas grand-chose. D’où ma première question : pourquoi n’avoir pas étendu le film au moins jusqu’au quatrième album, sorti fin 71 ?

Dans le registre ripolinage de l’Histoire, voilà quatre gars qui expliquent que la vie de musicien n’est pas facile, car loin de femmes et enfants. Un thème qui revient souvent. Robert Plant, plus proche de Bonham, parle des remords de son batteur à quitter le domicile pour une énième tournée, on sait que le gars était du genre casanier, que tout ce barnum lui pesait, il s'en soulageait en plongeant toujours plus au fond de la bouteille. Bref, quatre petits anges... Sauf que Led Zep est aussi célèbre pour sa musique que pour ses frasques, des groupies prépubères à la consommation immodérée de plein de produits divers et variés. Page plongera dans l’héro un peu plus tard, mais reléguer sous le tapis cet aspect des choses, la gestion de la célébrité sur des gars de 20 ou 22 ans, ne me semble pas d’une grande honnêteté rédactionnelle.

Mais je l’ai dit au début, ce BECOMING LED ZEPPELIN est le premier documentaire officiel sur le groupe, qui a reçu la bénédiction des trois musiciens. Donc qui brosse sérieusement dans le sens du poil. Aucune fausse note ni de divergence. A tel point que même ce voyou notoire de Peter Grant, qui a fait pour beaucoup dans l’ascension du groupe, est à peine évoqué.

"Dans les coulisses du groupe légendaire" annonce l'affiche du film. Mouais, la porte s'entrouvre mais on reste sur le palier.


couleur et N&B - 2h02 - format 1:1.85


jeudi 27 mars 2025

György LIGETI – Lontano & Atmosphères – (1967/1961) - Hannu LINTU (2013) – par Claude Toon

 
 

- Heu Claude, j'ai l'impression d'avoir entendu cette musique dans des films de S.F. comme 2001 de Kubrick, Luc pourrait confirmer, c'est l'un des films de sa vie…

- Exact Sonia. Curieusement la musique de ce compositeur de notre temps, très caractéristique de son style, est connue par le cinéma. 2001 Odyssée de l'espace, évidemment, mais également Shining et même Eyes Wild Shut…

- C'est envoutant et un peu flippant, ça paraît un peu simplet comme composition…

- Hihi… Ben pourtant, pour ces deux œuvres parmi les plus marquantes, les orchestres sont gigantesques et les partitions propices à s'arracher les cheveux. Je vais expliquer au mieux pourquoi…

- Sur la jaquette il y a deux personnes, le violoniste, que nous n'écoutons pas aujourd'hui et le chef… mais qui est qui ?

- Hannu Lintu est à gauche je pense… on dirait des frangins, je te l'accorde… Un maestro finlandais… comme souvent dans ce blog !


Sur la lune face au monolithe (Requiem)

La découverte de l'art plus que novateur de Ligeti doit beaucoup à son utilisation par Stanley Kubrick lors de la réalisation de 2001 Odyssée de l'Espace tourné et projeté entre 1967-1968. Pourtant, même si les cinéphiles frissonnent lors des scènes dont l'illustration sonore était le fruit des recherches acoustiques "spatio-temporelles" du maître hongrois encore mal connu en occident, peu d'entre eux savent qu'un conflit virulent opposa les deux créateurs 😊.

Kubrick pensait initialement faire appel à Alex North, compositeur de la B.O. de Spartacus. Alex North est l'un des grands compositeurs de B.O. à Hollywood (je pourrai lui consacrer un billet). Kubrick n'étant pas enthousiasmé par la partition, la refuse et pense recourir à des musiques classiques adaptées à la révolution narrative et visuelle du film. Trois compositeurs "morts" et trois ouvrages sont retenus : l'ouverture grandiloquente de Ainsi parla Zarathoustra de Richard Strauss, l'Adagio de la Suite de Gayaneh de Aram Khatchatourian (renommé pour la danse du sabre dans le même ballet) et, plus insolite à mon sens, mais ça jette, le Beau Danube bleu, l'une des valses les plus réussies de Johann Strauss II. Ok, que du haut de gamme, mais pour un film de 2h30, c'est short…


Jupiter et au-delà (Atmosphères)

En août 1967, madame Kubrick avait entendu à la radio le Requiem de Ligeti qui lui avait fait forte impression. Elle en parle avec son réalisateur de mari en recherche de musique d'avant-garde. Kubrick demande aux services de la MGM de contacter Ligeti pour obtenir les droits de "compléter" son programme avec sa musique. De quiproquos en quiproquos suivis de contrats indigents et mal ficelés, Ligeti donne un accord de principe pour "quelques mesures", pense-t-il. Il laisse ses éditeurs C.F. Peters et Universal Edition régler les détails juridiques. Il évoque auprès de ses amis qu'on lui a demandé de participer à un film de S.F., rien de plus… plutôt une promotion…

Lors de la projection, il chronomètre 32 minutes*, pas moins, de "piratage" de sa musique à partir de quatre de ses œuvres essentielles : Requiem, Lux aeterna , Atmosphères, Aventures ! On n'est plus vraiment dans un usage limité comme musique de fond additionnelle 😊. Ligeti est furax et le ton monte. On parle procès, avocats (pas de duel, bien heureusement). Kubrick plaide que la musique de Ligeti s'ajoute bien par sa force ésotérique aux dialogues assez brefs dans le film. Entre hommes de génie, on finit par s'entendre. Ligeti touchera des droits dans l'immédiat plus des compléments lors de l'exploitation. Basta les juristes…

En 2001, Ligeti racontera "J'ai trouvé la façon dont ma musique était utilisée, merveilleuse. C'était moins merveilleux que je n'aie été ni sollicité ni payé". On connaît pourtant le suite : la réconciliation et le recourt fréquent à la musique du compositeur dans plusieurs grands films de Kubrick. (Grands, une lapalissade.)

19682001 Odyssée de l'espace : Lux Aeterna, Atmosphères, Aventures et Requiem.

1980Shining  : Lontano,

1999Eyes Wide Shut : Mesto, Rigido e Cerimonale de Musica ricercata (piano solo)

(*) 1'40 minutes pour Richard Strauss (x3), 5'42 pour Johann Strauss, et 5'15 pour Aram Khatchatourian. le disque de la B.O sur LP proposait chaque œuvre en entier… (Clic) L'édition complète présente les sections dans l'ordre du film (Clic).

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György Ligeti

György Ligeti est de ces compositeurs dont la carrière s'est essentiellement nourrie de recherche théorique sur le solfège et le son, d'écriture d'un vaste catalogue d'ouvrages très originaux et d'enseignement. N'étant ni chef d'orchestre de métier ni instrumentiste virtuose, il ne sillonnera pas la planète lors de tournées ne laissant qu'une place réduite à la création. Cette sédentarité de pédagogue et son absence des salles de concerts expliquent en partie une notoriété modeste, assurément contrebalancée par l'intérêt mondial qu'a suscité sa musique mise tant en valeur par Kubrick dans trois films parmi les plus fascinants de l'histoire du cinéma.

 

György Ligeti est né en 1923 à Târnăveni, ville historiquement austro-hongroise mais intégrée à la Roumanie depuis 1920, puis de nouveau rattachée à la Hongrie lors du deuxième arbitrage de Vienne de 1940 entre le Régent fasciste Horty allié d'Hitler qui élargit son territoire en compensation de cette alliance maudite (La Transylvanie nord entre autres). De confession juive, la famille Ligeti se sent peu menacée (à tort) et n'émigre pas car, hormis les lois antisémites imposées par les nazis, comme l'accès à certaines fonctions, Horty se refuse, contrairement à un Pétain, à organiser la déportation des juifs et des tziganes.

Horty était un dictateur, mais considérait ces communautés formées avant tout de citoyens hongrois ! Hélas, entre mai et juillet 1944, l'effroyable Eichmann, furieux de cette contestation, viendra assurer le départ vers l'horreur de 430 000 "sous-hommes" et chasser Horty du pouvoir. György verra ainsi son frère Gábor (16 ans) partir pour Mauthausen-Gusen, son père, le Dr Sándor Ligeti et sa mère, la Dr Ilona Somogyi pour Auschwitz, cette dernière sera la seule à survivre, tout comme György envoyé dans une brigade de travail forcé d'un camp de concentration pendant les mois de la Shoah hongroise. Le renversement d'alliance de la Roumanie et l'arrivée de l'armée rouge mettront fin à cet esclavage.

Ligeti avait déjà commencé sa formation musicale en 1941 à l'Académie nationale de musique Gheorghe Dima de Cluj-Napoca, en Roumanie. En été, il part à Budapest consolider cet enseignement de base auprès du pianiste et compositeur Pál Kadosa, un élève de Kodály, un disciple de Bartók. Kadosa est également très influencé par le style rude de Paul Hindemith.  

 

Zoltan Kodály

Le terrible conflit terminé, Ligeti reprend ses études à l'Académie Franz Liszt de Budapest auprès de Sándor Veress et Zoltan Kodály. Il en sort diplômé en 1949. Admirateur des travaux ethnologiques de Bartók qui parcourait les campagnes pour enregistrer des musiques et chants des paysans à l'aide de cylindres phonographiques afin de composer à partir de ces thèmes populaires une musique d'essence nationaliste… Zoltan Kodály l'accompagnait dans cette quête. Ligeti poursuit pendant un an ce travail dans les bourgades de Transylvanie (sans doute avec un matériel plus moderne) ou en transcrivant directement sur une partition les matériaux mélodiques recueillis.

 

Après cette expérience, il est sollicité par Kodály comme professeur d'harmonie, de contrepoint et d'analyse musicale à l'Académie Franz Liszt de Budapest. Il occupera ce poste prestigieux de 1950 à 1956, l'année de l'insurrection de Budapest matée dans le sang par l'URRS… Il choisit de fuir à Vienne dont il prendra la nationalité en 1967. Il doit abandonner toutes ses partitions… Par ailleurs les nouveaux courants de composition déjà bannis comme dégénérés par le nazisme et le stalinisme intéressent Ligeti. En-tête le dodécaphonisme et le sérialisme devenus très à la mode (un peu trop) comme une fin en soi, un tournant esthétique ringardisant des siècles de musiques tonales.


Sándor Veress

Ligeti commence à travailler pour l'École de musique électronique de Cologne auprès de Stockhausen. Comme expliqué dans l'article consacré à Edgar Varèse, le matériel électroacoustique a fait un bon en avant, notamment les magnétophones et les appareils de mixages permettant de créer des sons et des timbres très spécifiques… Ligeti ne semble pas apprécier cette musique "artificielle" et encore moins les compétitions d'égos entre Stockhausen et Kagel pour s'imposer comme les fondateurs et chefs de file de la musique moderne. Lassé de cette ambiance, il quitte le groupe vers 1960. Atmosphères composée en 1961 est très représentative de ses recherches révolutionnaires dans l'usage de l'orchestre. Je vais y revenir…

 

Une nouvelle d'aventure commence, utiliser les concepts de la musique électronique en les transposant dans des ensembles orchestraux ou lyriques de grandes dimensions mais aux timbres et couleurs bien plus chatoyantes des instruments naturels. Sa carrière deviendra une odyssée mêlant composition et pédagogie, Stockholm de 1961 à 1971, puis deux années en résidence à l'université de Stanford, et enfin, de 1973 à 1989  à la Hochschule für Musik und Theater de Hambourg ; 1989 année où il prend sa retraite. Sa santé déclinera – on ne sait pas de quelle pathologie, une information de faible intérêt. Polyglotte, Ligeti devient sans doute un mentor pour nombre de jeunes compositeurs jusqu'à sa mort en 2006.

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Partition page 1 (cliquez sur la partition)

ATMOSPHÈRES

Essayons d'explorer la nature des recherches acoustiques de Ligeti, principalement ce que le compositeur appellera la micropolyphonie.

Atmosphères répond à une commande de la Radio d'Allemagne du Sud-Ouest (SWF) pour la saison 1961. Le maestro Hans Rosbaud, grand défenseur de la musique du XXème siècle assure une brillante première le 22 octobre (le concert est toujours disponibles en CD). Le chef américain Leonard Bernstein crée l'œuvre avec sa Philharmonie de New-York en 1964 et la grave pour CBS très rapidement. Pour la petite histoire, voici la version entendue dans le film 2001 Odyssée de l'espaceBernstein applique un tempo rapide stimulant la transe souvent ressentie par les cinéphiles lors du voyage "spatio-temporel" de l'astronaute, la succession d'images psychédéliques d'un cosmos vu comme de la peinture moderne animée, visions se reflétant dans le casque de Bowman.

Même un commentaire simple est un défi rédactionnel. Ce qui suit pourra paraître hermétique. Les repères musicologiques que je tente d'expliquer sont peu compréhensibles sans consulter un minimum la partition d'Atmosphères (Clic). Cela dit, les connaître n'apporte rien au charme que peut ressentir l'auditeur. Les passionnés se demanderont "mais où Ligeti a-t-il été chercher tout cela ?". 😊

- Dis-donc Claude, ta capture de partition là… même avec la loupe, on y voit que dalle ! ne le prends pas mal mais…

Sonia n'a pas tort, publier ce "machin" mérite quelques explications…

Dès les premières mesures d' Atmosphères, comment définir ce que l'on entend ? est-ce un son bizarre et uniforme, un bruit (voir les recherches de Varèse entre le son et le bruit, le distinguo subtil 😊). Il nous est impossible de distinguer la hauteur d'une note et pas plus celles d'un accord complexe. Quant au timbre global, quels instruments au sein de l'orchestre pouvons-nous lui associer ?

À propos d'orchestration, la voici : un très grand orchestre (à la manière d'un Mahler ou d'un Richard Strauss) : 4 flûtes (+4 piccolos), 4 hautbois, 4 clarinette (+1 clarinette basse), 3 bassons + contrebasson, 6 cors, 4 trompettes, 4 trombones, tuba, cordes (14 violons I, 14 violons II, 10 altos, 10 violoncelles, 8 contrebasses - effectif imposé). Pas de percussion.

J'explique : nous écoutons un cluster qui s'étend sur 8 mesures. On visualise sur la partition des portées qui ne supportent qu'une note* ou deux. Chaque portée est dédiée à un ou deux instruments. Avec un "microscope" 😀, on distinguerait : portée 1 : 2 flûtes (1,2), portée 2 : 2 flûtes (3,4), portée 3 : 2 hautbois (1,2), portée 4 : 2 hautbois (3,4), et ainsi de suite, vous comprenez le principe… 2 clarinettes, 2 autres clarinettes, etc. Pour les cordes : 7 couples de Violons I, idem pour les violons II, 5 pour les altos et les violoncelles et enfin 4 pour les 4 paires de contrebasses !

(*) Celle du contrebasson. Nota : les trompettes, les trombones et le tuba ne jouent pas pendant l'introduction.


Hans Rosbaud (1895-1962)

La tradition de la musique savante occidentale depuis quelques siècles consiste à jouer sur la personnalité des timbres des instruments : la gaité lumineuse de la flûte, la nostalgie du hautbois et de la clarinette, la gravité du basson et des cuivres graves… etc. Par ailleurs les œuvres comportent un récit musical composé de lignes mélodiques simples ou complexes, on parle de polyphonie. Cette remarque s'applique aussi aux voix humaines depuis l'antiquité, notamment le plain-chant de la Renaissance. Des règles existent pour éviter des dissonances entre les motifs et thèmes mélodiques : le contrepoint, fugue, canon, etc.

Ici, rien de tout cela, Ligeti rend inidentifiables les myriades de notes tenues, poursuit l'exposé sans fin d'une phrase sans pulsation, sans mélodie ni timbres caractéristiques hormis une dominante des couleurs liées aux cordes (les frémissements des archets). J'évoquais la volonté du compositeur de créer une sonorité désinstrumentalisée, de reproduire sans moyen électronique un agrégat de timbres si chaleureux des instruments naturels. Soixante ans de succès de cette étrange et sidérale musique démontre sa réussite à nous stupéfier.

Par ailleurs, chaque portée impose de jouer une ou deux notes (si un ou deux instruments) choisies dans 5 octaves, soit, en écriture chromatique : 60 notes ou sons différents disponibles. Toute la partition va évoluer en respectant ce principe. Attention, elle ne se limite pas à maintenir le même cluster pendant dix minutes en ne recourant qu'à des variations de niveau (crescendo-decrescendo) ou de tempo. Une solution terriblement ennuyeuse 😳. Non ! plusieurs sections diverses se succèdent sans pause.

[1:12] une première "variation" de timbres, plus farouche, enchaîne le discours mais sans aucune rupture réelle. Ligeti recourt à un legato en continu.

[2:36] la ligne mélodique se met à osciller finement, inquiétante. Il n'y a jamais dans le discours musical de saut de hauteur brutal. Ligeti nommait cette progression la "micropolyphonie". Le son évolue dans l'aigu jusqu'à l'insupportable [4:14] juste avant (pour me contredire) de plonger sans transition dans des graves abyssales !

[4:47] Ligeti renonce-t-il complètement à la polyphonie à l'écoute de cette démoniaque lutte concertante entre cordes. Peut-être pas. Tout cela est terrifiant.

[5:28] Toujours en opposition au calme sidéral de l'introduction, voici un nouveau combat sans merci entre une majorité de cuivres tentant d'évincer les autres pupitres…

[7:29] Ce que l'on pourrait considérer comme une coda prend la forme d'un chassé-croisé entre groupe d'instruments d'où émanent toujours des masses de timbres étranges…

On l'aura compris, l'essence de la mélodie et du mystère dans cette œuvre novatrice prend ses racines dans les variations incessantes de timbres et de puissance sonore.

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Shinning : les fantômes des fillettes massacrées ?
 
 

LONTANO

Lontano (de l'italien "lointain") s'inscrit dans la continuité des travaux de Ligeti après son départ de Cologne, à savoir élaborer des œuvres au tissu complexe que permettaient les nouveaux outils électroniques mais avec les couleurs moins froides que celles des bandes magnétiques, celles des instruments de l'orchestre classique. L'orchestration est très similaire à celle prévue pour Atmosphères, un grand orchestre sans percussions :

4 flûtes (+ 2 piccolos, + flûte alto), 4 hautbois (+ cor anglais), clarinette en la, 3 clarinettes (+ clarinette basse, + clarinette contrebasse [ad libitum.]), 3 bassons, (+ contrebasson), 4 cors, 3 trompettes [en do] (+ 3 trompettes [ad libitum.]), 2 trombones (ténor-basse), tuba, cordes.

La création aura lieu avec l'Orchestre symphonique du Südwestfunk Baden-Baden, dirigé par Ernest Bour, autre maestro pionnier de la musique du XXème siècle. Le monde est petit, Ernest Bour succéda à Hans Rosbaud comme directeur de l'Orchestre de Baden-Baden de 1964 à 1979. Il assurera la création de la 3ème symphonie de Gorecki (Clic), une des œuvres les plus appréciées par un large public malgré son style pathétique et qui esthétiquement parlant affiche des similitudes avec Lontano.

 

Ernest Bour ()

L'écriture de Lontano s'inscrit dans la lignée de la "micropolyphonie" : pas de thèmes mélodiques usuels mais des d'agrégats et des tuttis chromatiques obtenus de groupes d'instruments. Le flot musical naît d'un effet de superposition de sons  globaux aux timbres a priori indéfinis, mais bigrement poétiques.

Question "micropolyphonie", Ligeti s'éloigne de la radicalité de Atmosphères. J'avais mentionné l'intérêt qu'il portait à la polyphonie vocale ancienne telle celle du plain-chant de la Renaissance. Du contrepoint, il reprend en partie l'usage du canon très peu présent dans Atmosphères. Ligeti étudia le canon de la Renaissance et du Baroque (Ockeghem (XVème siècle), Bach). Au XVIème siècle, La polyphonie atteignait une inflation du nombre de lignes de chant et donc de chanteurs requis avec les messes à 40 et 60 voix de Alessandro Striggio. (Clic) Ces riches entrelacs vocaux ont-ils influencé Ligeti ? Le requiem de 1963-65 avec ses solistes et son chœur à vingt voix le laisse supposer. Tout comme Lux aeterna de 1966, plus modeste avec un chœur à 16 voix a cappella, le Requiem est l'une des musiques retenues par Kubrick pour 2001.

Flûtes, clarinettes, bassons se succèdent pour introduire un à un ce canon (flûtes : 1,2,3,4 – clarinettes : 1,2,3,4,  etc…) Les timbres instrumentaux sont ici parfaitement identifiables. Le frémissement des violons prolonge dans un autre registre cette méditation. Des combinaisons instrumentales s'éloignent (comme voulu par l'imaginaire de Ligeti - "lontano") alors que d'autres émergent, un discours tout en mouvance.

Cette sinuosité dans le périple musical de type "choral", somptueuse et féérique, se révèle comme l'un des nouveaux procédés d’écriture propres à Lontano, en parallèle du niveau sonore, de la "polyphonie" de timbres, des hauteurs des "accords". Le calme domine les sections initiales et conclusives, deux parties séparées sans transition brutale par une suite de lents crescendo-decrescendo itératifs et sauvages, glaçant dans Shining, pendant lequel les cordes entrelacent leurs phrases mélodiques inquiétantes, pour ne pas dire terrifiantes lors du recours à des extrêmes aigus insoutenables.


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique… d'autant que les deux œuvres ont des passages notés pppp


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 


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DISCOGRAPHIE

Les disques consacrés à Ligeti sont légion mais la brièveté de ses œuvres conduit à des programmes très variés. Je vous suggère deux merveilles réunissant Atmosphères et Lontano sur la même galette…

Le top du top. Ceux qui imaginent que ces œuvres sont des bizarreries déjà dépassées, ils ont bien tort. Sans doute le meilleur orchestre du monde, la Philharmonie de Vienne, ne se limite pas à jouer le répertoire classique et des valses le 1er de l'an. En 1990, Claudio Abbado le dirige dans les deux ouvrages. Les couleurs offertes par des instrumentistes respectant une discipline de fer face à la sophistication exigée font de cet album une référence (DG – 6/6) Prise de son fabuleuse. Compléments intéressants.

En 2002, le chef Jonathan Nott enregistre le 2ème album de Ligeti-Project. Il dirige lui aussi une phalange superlative, la Philharmonie de Berlin. À titre purement personnel, à l'engagement absolu d'Abbado, Nott préfère souligner que cette musique présente une infinité de facettes expressives : l'onirisme à la limite du cauchemar… (Warner Classics – 2002 – 5/6).