Ce
film de Bernard MacMahon a été salué comme le premier documentaire officiel depuis le
crash du dirigeable, il y a 45 ans, imputable à un trop plein de
vodka dans les soutes.
Un film extrêmement classique dans la forme, chronologique, archives photos, vidéos, et interviews des
trois survivants. Dommage de ne pas les avoir réunis, de les avoir filmés dans un environnement austère, figé, ça aurait sympa qu'ils jouent un p'tit truc ensemble, pour le fun, pour fêter ça... On n'interroge pas un prix Nobel de chimie, mais des musiciens. Le batteur John Bonham
(décédé en 1980) participe au récit via une de ses rares
interviews audio. Le film se concentre sur la création du groupe et
la sortie des deux premiers albums. Un peu frustrant, on y reviendra…
Tiens, ça rappelle UN PARFAIT INCONNU [ CLIC ICI ] le biopic sur Dylan, qui se
traînait sur la fin exactement pour la même raison.
On commence par
un rapide panorama de l’après guerre, Londres dévasté par les
bombes, chacun explique comment il en est arrivé à la musique.
Jolies archives vidéos de Jimmy Page vers 10-12 ans, déjà sur
scène dans un groupe, ou Bonham filmé dans un salon au même âge
ou presque, sur un petit kit batterie, jouant aux balais, avec un pote
à la gratte. Défilent à l’écran des extraits d’émissions
avec Lonnie Donegan ou Johnny Burnette, Little Richard ou l’harmoniciste Sonny Boy Williamson.
John Paul Jones avait des parents chansonniers, son père jouait du
piano, le gamin a très tôt joué de l’orgue à l’église du
coin, improvisant à sa guise, « une très bonne école ». Bonham était lui fasciné par la force de frappe des
batteurs de James Brown. Plus tard, partageant
la même affiche que Mister Dynamite, Bonham sachant que les batteurs
le mataient depuis les coulisses, avait maltraité ses fûts avec
encore plus d’énergie pour leurs montrer qui c'est Raoul.
Toute
la première partie est intéressante, films super 8 de Page arrivant aux studios où il faisait des piges. Tous les lundi, à la bourse aux
musiciens, chacun venait glaner du boulot. Page ressort son carnet où
il notait scrupuleusement les sessions pour Bowie, Donavan, les Stones, les Who, les
Kinks, il fallait être ponctuel pour être réengagé. John Paul Jones, le plus capé des quatre, en plus de jouer de la guitare, du claviers, de la basse, écrivait des arrangements aux kilomètres.
Et puis j’apprends que sur la chanson « Goldfinger »
de Shirley Bassey, le fameux thème de James Bond, y’a Jones à la
basse et Page à la guitare. Ils n’en sont pas peu fiers !
Chacun
raconte de son point de vue (donc le même) la première
confrontation en 1967, sur l’impulsion de Jimmy Page, clairement
désigné comme l'âme du groupe, au bord de la Tamise, à la
résidence de Pangbourne, au premier étage. Page y revient
avec le réalisateur, c’est là que les murs ont tremblé pour la
première fois, longues jams sur « keep train a rollin’ ». Bernard MacMahon raconte que si Page n'avait pas honoré ce rendez-vous, le film ne se serait pas fait, c'était un test. On regrette d'ailleurs que les autres ne soient pas sortis aussi, se contentant de rester assis sur leurs chaises.
On
voit des photos de Jimmy Page et Peter Grant signant pour Atlantic
Records, avec Jerry Wexler.Page, qui a le culot d'expliquer au ponte Wexler qu’il a produit ce premier enregistrement, qu’il
ne veut pas de single, qu’il travaille pour le format album, tout
est mixé, les titres dans le bon ordre, bref, vous distribuez le
disque tel que, ou on ne fait pas affaire ! Et ça marche.
La
suite on la connaît, leur manager Peter Grant mise sur les Etats Unis,
d’abord San Francisco et le Fillmore, puis plusieurs tournées
successives. Le premier album fait sensation, le second encore plus, qui sera enregistré entre deux concerts, les nouveaux titres étant testés
sur scène pour en éprouver l’énergie à reproduire en studio. Le phénomène est prêt pour l'Europe. On voit cette archive télé fabuleuse en
France (« How many more times ») où le public est tétanisé, ne semblant par
comprendre ce qu’il leur fond dessus, les gamins se bouchent les
oreilles face au vacarme. On apprécie que les titres soient diffusés
en intégralité, dont une version tellurique de « Dazed and
confused » à la télé anglaise en 69 (c'est pas chez Drucker qu'on aurait vu ça !), ou « What is and what should never be » (celle-ci je l'adore !).
Les archives ne sont
évidemment pas inédites, mais ça fait plaisir de voir ça sur
grand écran, ça explose dans les enceintes, limite criard, j'ai vu le film dans une petite salle sans doute mal équipée (le film est très mal distribué). Au chapitre mise
en scène, on retiendra cette image de Led Zep sur scène, en
extérieur, de nuit, avec à l’arrière plan la lune. Nous sommes
le 20 juillet 1969… Plant, les yeux émus dit : « Vous donnez un concert
et au-dessus, un homme marche sur la Lune ».
Bon, peut-on maintenant
aborder les sujets qui fâchent ?
Il y en a plus d’un. A
commencer, donc, par la période très courte décrite par le film.
Ce qui rend un peu redondante la deuxième partie, que dire d’autres
que : ils sont formidables, bla bla bla. Le point fort c’est
la musique, on en prend plein les esgourdes, quasiment tous les
titres issus des deux premiers LP. Mais je m’attendais à plus
d’analyses, de commentaires, de la technique, des histoires de
guitares, d’ampli, processus de création, la composition, d’enregistrement. On voit Jimmy Page en studio faire joujou avec les
canaux stéréo sur « Whole lotta love », mais c’est
tout. Il n’est évidemment pas rappelé que cette chanson est un
décalque de Willie Dixon (comme d’autres…) seul Robert Plant
explique avoir, oui, légèrement retouché les paroles originales.
Quid des fameuses triplettes de John Bonham ? Du mélotron de
John Paul Jones ? Les pédales d'effets de Page ? Pourquoi une
Fender ici, une Les Paul là bas ? On nous montre une belle
bagnole mais on n’ouvre pas le capot pour reluquer le moteur.
Si au
début du film sont cités les musiciens de leurs enfance (et Elvis,
il est où Elvis ?), les trois presque octogénaires ne parlent
jamais de leur contemporains. Ah si, à un moment Page parlent de deux potes Jeff et Eric. Les initiés comprendront qu’il s’agit
de Jeff Beck et Eric Clapton (qui ont tenu la guitare
avant lui dans les Yardbirds). Quid de John Mayall et du british boom
blues ? Et à propos de Clapton, où est passé Cream (dans le
genre j’explose le format blues, ça se pose là), Ten Years After,
Pink Flyod, et l’autre là, comment y s’appelle… Hendrix ?
On
a l’impression qu’entre 1968 et 70 en Angleterre il n’y avait
que Led Zeppelin qui faisait de la musique. Le film de MacMahon n'inscrit pas Led Zep dans le contexte musical de l'époque. Un môme qui irait voir le film (et y'en avait dans la salle) se dirait que Jimmy
Page a tout inventé à lui tout seul ! Il ne s’agit pas de
remettre en question l’influence du gars sur ce qu’on nommera
bientôt le hard-rock, ni la qualité des musiciens qui composaient
le groupe, m’enfin merde, d’autres au même moment n’étaient
pas manchots. Et on sait que tous ces gars se connaissaient, se
croisaient. Il est regrettable que sur deux heures de film, il n’y
ait pas un mot de la scène londonienne, incroyable vivier de
talents, tous plus ou moins inspiré par le blues américains.
Concernant les fameuses archives… Mises à part deux
ou trois titres réellement en concert (dont le l’Albert Hall en
janvier 70), la plupart du temps on a des images de concerts plaquées
sur les versions studios des chansons ! On voit les efforts du
monteur pour donner le change, les coups de cymbales au bon moment,
parce que c’est un repère visuel, mais on est parfois chagriné par le manque de synchronisation, d’autant
que le grand écran ne pardonne pas les à peu près.
Robert Plant accompagné à la guitare par Al Pacino, en plein tournage de Serpico...
Alors certes, on
n’assiste qu’à la première année du groupe, les archives live
seront plus nombreuses ensuite, et de meilleure qualité. Mais on a l’impression que Bernard MacMahon fait ce qu’il peut
avec ce qu’il a sous la main, autrement dit, pas grand-chose. D’où
ma première question : pourquoi n’avoir pas étendu le film
au moins jusqu’au quatrième album, sorti fin 71 ?
Dans le
registre ripolinage de l’Histoire, voilà quatre gars qui
expliquent que la vie de musicien n’est pas facile, car loin de femmes
et enfants. Un thème qui revient souvent.
Robert Plant, plus proche de Bonham, parle des remords de son batteur
à quitter le domicile pour une énième tournée, on sait que le
gars était du genre casanier, que tout ce barnum lui
pesait, il s'en soulageait en plongeant toujours plus au
fond de la bouteille. Bref, quatre petits anges... Sauf que Led Zep est aussi célèbre pour sa
musique que pour ses frasques, des groupies prépubères à
la consommation immodérée de plein de produits divers et variés. Page plongera dans l’héro un peu plus tard, mais reléguer
sous le tapis cet aspect des choses, la gestion de la
célébrité sur des gars de 20 ou 22 ans, ne me semble pas d’une
grande honnêteté rédactionnelle.
Mais je l’ai dit au début, ce
BECOMING LED ZEPPELIN est le premier documentaire officiel sur le
groupe, qui a reçu la bénédiction des trois musiciens. Donc qui brosse sérieusement dans le sens du poil. Aucune fausse note ni de divergence. A tel point que même
ce voyou notoire de Peter Grant, qui a fait pour beaucoup dans
l’ascension du groupe, est à peine évoqué.
"Dans les coulisses du groupe légendaire"annonce l'affiche du film. Mouais, la porte s'entrouvre mais on reste sur le palier.
- Heu Claude, j'ai l'impression d'avoir entendu cette musique dans des
films de S.F. comme 2001 de Kubrick, Luc pourrait confirmer, c'est l'un
des films de sa vie…
- Exact Sonia. Curieusement la musique de ce compositeur de notre
temps, très caractéristique de son style, est connue par le cinéma. 2001
Odyssée de l'espace, évidemment, mais également Shining et même Eyes
Wild Shut…
- C'est envoutant et un peu flippant, ça paraît un peu simplet comme
composition…
- Hihi… Ben pourtant, pour ces deux œuvres parmi les plus marquantes,
les orchestres sont gigantesques et les partitions propices à s'arracher
les cheveux. Je vais expliquer au mieux pourquoi…
- Sur la jaquette il y a deux personnes, le violoniste, que nous
n'écoutons pas aujourd'hui et le chef… mais qui est qui ?
- Hannu Lintu est à gauche je pense… on dirait des frangins, je te
l'accorde… Un maestro finlandais… comme souvent dans ce blog !
Sur la lune face au monolithe (Requiem)
La découverte de l'art plus que novateur de
Ligeti
doit beaucoup à son utilisation par Stanley Kubrick lors de la
réalisation de
2001 Odyssée de l'Espace tourné et projeté entre 1967-1968. Pourtant, même si les
cinéphiles frissonnent lors des scènes dont l'illustration sonore était
le fruit des recherches acoustiques "spatio-temporelles" du maître
hongrois encore mal connu en occident, peu d'entre eux savent qu'un
conflit virulent opposa les deux créateurs 😊.
Kubrick pensait initialement faire appel à
Alex North, compositeur de la B.O. de Spartacus.
Alex North
est l'un des grands compositeurs de B.O. à Hollywood (je pourrai lui
consacrer un billet). Kubrick n'étant pas enthousiasmé par la
partition, la refuse et pense recourir à des musiques classiques
adaptées à la révolution narrative et visuelle du film. Trois
compositeurs "morts" et trois ouvrages sont retenus : l'ouverture
grandiloquente de
Ainsi parla Zarathoustra
de
Richard Strauss, l'Adagio
de la
Suite de Gayaneh
de
Aram Khatchatourian
(renommé pour la
danse du sabre
dans le même ballet) et, plus insolite à mon sens, mais ça jette,
le Beau Danube bleu, l'une des valses les plus réussies de
Johann Strauss II. Ok, que du haut de gamme, mais pour un film de 2h30, c'est
short…
Jupiter et au-delà (Atmosphères)
En août 1967, madame Kubrick avait entendu à la radio le
Requiem
de
Ligeti
qui lui avait fait forte impression. Elle en parle avec son réalisateur
de mari en recherche de musique d'avant-garde. Kubrick demande
aux services de la MGM de contacter
Ligeti
pour obtenir les droits de "compléter" son programme avec sa musique. De
quiproquos en quiproquos suivis de contrats indigents et mal ficelés,
Ligeti
donne un accord de principe pour "quelques mesures", pense-t-il. Il
laisse ses éditeurs C.F. Peters et
Universal Edition régler les détails juridiques. Il évoque auprès
de ses amis qu'on lui a demandé de participer à un film de S.F., rien de
plus… plutôt une promotion…
Lors de la projection, il chronomètre 32 minutes*, pas moins, de
"piratage" de sa musique à partir de quatre de ses œuvres essentielles :
Requiem,
Lux aeterna
,
Atmosphères,
Aventures
! On n'est plus vraiment dans un usage limité comme musique de fond
additionnelle 😊.
Ligeti
est furax et le ton monte. On parle procès, avocats (pas de duel, bien
heureusement).
Kubrick plaide que la musique de
Ligeti
s'ajoute bien par sa force ésotérique aux dialogues assez brefs dans le
film. Entre hommes de génie, on finit par s'entendre.
Ligeti
touchera des droits dans l'immédiat plus des compléments lors de
l'exploitation. Basta les juristes…
En 2001,
Ligeti
racontera "J'ai trouvé la façon dont ma musique était utilisée, merveilleuse.
C'était moins merveilleux que je n'aie été ni sollicité ni
payé". On connaît pourtant le suite : la réconciliation et le recourt
fréquent à la musique du compositeur dans plusieurs grands films de
Kubrick. (Grands, une lapalissade.)
1968 –
2001 Odyssée de l'espace
:
Lux Aeterna,
Atmosphères,
Aventures
et
Requiem.
1980 –
Shining:
Lontano,
1999 –
Eyes Wide Shut
:
Mesto, Rigido e Cerimonale de Musicaricercata
(piano solo)
(*) 1'40 minutes pour
Richard Strauss
(x3), 5'42 pour
Johann Strauss, et 5'15 pour
AramKhatchatourian. le disque de la B.O sur LP proposait chaque œuvre en entier…
(Clic)
L'édition complète présente les sections dans l'ordre du film
(Clic).
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György Ligeti
György Ligeti
est de ces compositeurs dont la carrière s'est essentiellement nourrie
de recherche théorique sur le solfège et le son, d'écriture d'un vaste
catalogue d'ouvrages très originaux et d'enseignement. N'étant ni chef
d'orchestre de métier ni instrumentiste virtuose, il ne sillonnera pas
la planète lors de tournées ne laissant qu'une place réduite à la
création. Cette sédentarité de pédagogue et son absence des salles de
concerts expliquent en partie une notoriété modeste, assurément
contrebalancée par l'intérêt mondial qu'a suscité sa musique mise tant
en valeur par Kubrick dans trois films parmi les plus fascinants
de l'histoire du cinéma.
GyörgyLigeti
est né en 1923 à Târnăveni, ville historiquement austro-hongroise
mais intégrée à la Roumanie depuis 1920, puis de nouveau
rattachée à la Hongrie lors du deuxième arbitrage de Vienne de
1940 entre le Régent fasciste Horty allié d'Hitler
qui élargit son territoire en compensation de cette alliance maudite (La
Transylvanie nord entre autres). De confession juive, la famille
Ligeti
se sent peu menacée (à tort) et n'émigre pas car, hormis les lois
antisémites imposées par les nazis, comme l'accès à certaines fonctions,
Horty se refuse, contrairement à un Pétain, à organiser la
déportation des juifs et des tziganes.
Horty était un dictateur, mais considérait ces communautés
formées
avant tout de citoyens hongrois ! Hélas, entre mai et juillet 1944,
l'effroyable Eichmann, furieux de cette contestation, viendra
assurer le départ vers l'horreur de 430 000 "sous-hommes" et chasser
Horty du pouvoir.
György
verra ainsi son frère Gábor (16 ans) partir pour
Mauthausen-Gusen, son père, le Dr Sándor Ligeti et sa mère, la
DrIlona Somogyi pour Auschwitz, cette dernière sera la seule à
survivre, tout comme
György
envoyé dans une brigade de travail forcé d'un camp de concentration
pendant les mois de la Shoah hongroise. Le renversement d'alliance
de la Roumanie et l'arrivée de l'armée rouge mettront fin à cet
esclavage.
Ligeti
avait déjà commencé sa formation musicale en 1941 à l'Académie nationale de musique Gheorghe Dima de Cluj-Napoca, en Roumanie. En été, il part à Budapest consolider cet enseignement
de base auprès du pianiste et compositeur
Pál Kadosa, un élève de
Kodály, un disciple de
Bartók.
Kadosa
est également très influencé par le style rude de
Paul Hindemith.
Zoltan Kodály
Le terrible conflit terminé,
Ligeti
reprend ses études à l'Académie Franz Liszt de Budapest auprès de
Sándor Veresset Zoltan Kodály. Il en sort diplômé en 1949. Admirateur des travaux ethnologiques
de
Bartók
qui parcourait les campagnes pour enregistrer des musiques et chants des
paysans à l'aide de cylindres phonographiques afin de composer à partir de
ces thèmes populaires une musique d'essence nationaliste…
Zoltan Kodály
l'accompagnait dans cette quête.
Ligeti
poursuit pendant un an ce travail dans les bourgades de Transylvanie (sans
doute avec un matériel plus moderne) ou en transcrivant directement sur
une partition les matériaux mélodiques recueillis.
Après cette expérience, il est sollicité par
Kodály
comme professeur d'harmonie, de contrepoint et d'analyse musicale à
l'Académie Franz Liszt de Budapest. Il occupera ce poste prestigieux de
1950 à 1956, l'année de l'insurrection de Budapest matée
dans le sang par l'URRS… Il choisit de fuir à Vienne dont il prendra la
nationalité en 1967. Il doit abandonner toutes ses partitions… Par
ailleurs les nouveaux courants de composition déjà bannis comme dégénérés
par le nazisme et le stalinisme intéressent
Ligeti. En-tête le dodécaphonisme et le sérialisme devenus très à la mode (un
peu trop) comme une fin en soi, un tournant esthétique ringardisant des
siècles de musiques tonales.
Sándor Veress
Ligeti
commence à travailler pour
l'École de musique électronique de Cologne
auprès de
Stockhausen. Comme expliqué dans l'article consacré à
Edgar Varèse, le matériel électroacoustique a fait un bon en avant, notamment les
magnétophones et les appareils de mixages permettant de créer des sons
et des timbres très spécifiques…
Ligeti
ne semble pas apprécier cette musique "artificielle" et encore moins les
compétitions d'égos entre
Stockhausen
et
Kagel
pour s'imposer comme les fondateurs et chefs de file de la musique
moderne. Lassé de cette ambiance, il quitte le groupe vers 1960.
Atmosphères
composée en 1961 est très représentative de ses recherches
révolutionnaires dans l'usage de l'orchestre. Je vais y revenir…
Une nouvelle d'aventure commence, utiliser les concepts de la musique
électronique en les transposant dans des ensembles orchestraux ou
lyriques de grandes dimensions mais aux timbres et couleurs bien plus
chatoyantes des instruments naturels. Sa carrière deviendra une odyssée
mêlant composition et pédagogie,
Stockholm de 1961 à
1971, puis deux années en résidence à
l'université de Stanford, et enfin, de 1973 à 1989 à la Hochschule für Musik und Theater de
Hambourg ; 1989 année où il prend sa retraite. Sa santé déclinera
– on ne sait pas de quelle pathologie, une information de faible
intérêt. Polyglotte,
Ligeti
devient sans doute un mentor pour nombre de jeunes compositeurs jusqu'à
sa mort en 2006.
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Partition page 1 (cliquez sur la partition)
ATMOSPHÈRES
Essayons d'explorer la nature des recherches acoustiques de
Ligeti, principalement ce que le compositeur appellera la micropolyphonie.
Atmosphères
répond à une commande de la
Radio d'Allemagne du Sud-Ouest
(SWF) pour la saison 1961. Le maestro
Hans Rosbaud, grand défenseur de la musique du XXème siècle assure une brillante
première le 22 octobre (le concert est toujours disponibles en CD). Le
chef américain
Leonard Bernstein
crée l'œuvre avec sa
Philharmonie de New-York
en 1964 et la grave pour CBS très rapidement. Pour la petite
histoire, voici la version entendue dans le film
2001 Odyssée de l'espace…
Bernstein
applique un tempo rapide stimulant la transe souvent ressentie par les
cinéphiles lors du voyage "spatio-temporel" de l'astronaute, la
succession d'images psychédéliques d'un cosmos vu comme de la peinture
moderne animée, visions se reflétant dans le casque de Bowman.
Même un commentaire simple est un défi rédactionnel. Ce qui suit
pourra paraître hermétique. Les repères musicologiques que je tente
d'expliquer sont peu compréhensibles sans consulter un minimum la
partition d'Atmosphères
(Clic). Cela dit, les connaître n'apporte rien au charme que peut ressentir
l'auditeur. Les passionnés se demanderont "mais où Ligeti a-t-il été
chercher tout cela ?".
😊
- Dis-donc Claude, ta capture de partition là… même avec la loupe, on y
voit que dalle ! ne le prends pas mal mais…
Sonia n'a pas tort, publier ce "machin" mérite quelques explications…
Dès les premières mesures d'Atmosphères, comment définir ce que l'on entend ? est-ce un son bizarre et
uniforme, un bruit (voir les recherches de
Varèse entre le son et le bruit, le distinguo subtil 😊). Il nous est impossible de distinguer la hauteur d'une note et pas plus
celles d'un accord complexe. Quant au timbre global, quels instruments au
sein de l'orchestre pouvons-nous lui associer ?
À propos d'orchestration, la voici : un très grand orchestre (à la manière
d'un
Mahler ou d'un
Richard Strauss) : 4 flûtes (+4 piccolos), 4 hautbois, 4 clarinette (+1 clarinette basse),
3 bassons + contrebasson, 6 cors, 4 trompettes, 4 trombones, tuba, cordes
(14 violons I, 14 violons II, 10 altos, 10 violoncelles, 8 contrebasses -
effectif imposé). Pas de
percussion.
J'explique : nous écoutons un cluster qui s'étend sur 8 mesures. On
visualise sur la partition des portées qui ne supportent qu'une note* ou
deux. Chaque portée est dédiée à un ou deux instruments. Avec un
"microscope" 😀, on distinguerait : portée 1 : 2 flûtes (1,2), portée 2 : 2
flûtes (3,4), portée 3 : 2 hautbois (1,2), portée 4 : 2 hautbois (3,4), et
ainsi de suite, vous comprenez le principe… 2 clarinettes, 2 autres
clarinettes, etc. Pour les cordes : 7 couples de Violons I, idem pour les
violons II, 5 pour les altos et les violoncelles et enfin 4 pour les 4
paires de contrebasses !
(*) Celle du contrebasson. Nota : les trompettes, les trombones et
le tuba ne jouent pas pendant l'introduction.
Hans Rosbaud (1895-1962)
La tradition de la musique savante occidentale depuis quelques siècles
consiste à jouer sur la personnalité des timbres des instruments : la gaité
lumineuse de la flûte, la nostalgie du hautbois et de la clarinette, la
gravité du basson et des cuivres graves… etc. Par ailleurs les œuvres
comportent un récit musical composé de lignes mélodiques simples ou
complexes, on parle de polyphonie. Cette remarque s'applique aussi aux voix
humaines depuis l'antiquité, notamment le plain-chant de la Renaissance. Des
règles existent pour éviter des dissonances entre les motifs et thèmes
mélodiques : le contrepoint, fugue, canon, etc.
Ici, rien de tout cela,
Ligeti
rend inidentifiables les myriades de notes tenues, poursuit l'exposé sans
fin d'une phrase sans pulsation, sans mélodie ni timbres caractéristiques
hormis une dominante des couleurs liées aux cordes (les frémissements des
archets). J'évoquais la volonté du compositeur de créer une sonorité
désinstrumentalisée, de reproduire sans moyen électronique un agrégat
de timbres si chaleureux des instruments naturels. Soixante ans de succès de
cette étrange et sidérale musique démontre sa réussite à nous
stupéfier.
Par ailleurs, chaque portée impose de jouer une ou deux notes (si un ou
deux instruments) choisies dans 5 octaves, soit, en écriture chromatique :
60 notes ou sons différents disponibles. Toute la partition va évoluer en
respectant ce principe. Attention, elle ne se limite pas à maintenir le même
cluster pendant dix minutes en ne recourant qu'à des variations de niveau
(crescendo-decrescendo) ou de tempo. Une solution terriblement ennuyeuse 😳.
Non ! plusieurs sections diverses se succèdent sans pause.
[1:12] une première "variation" de timbres, plus farouche, enchaîne le
discours mais sans aucune rupture réelle.
Ligeti
recourt à un legato en continu.
[2:36] la ligne mélodique se met à osciller finement, inquiétante. Il n'y a
jamais dans le discours musical de saut de hauteur brutal.
Ligeti
nommait cette progression la "micropolyphonie". Le son évolue dans l'aigu
jusqu'à l'insupportable [4:14] juste avant (pour me contredire) de plonger
sans transition dans des graves abyssales !
[4:47]
Ligeti
renonce-t-il complètement à la polyphonie à l'écoute de cette démoniaque
lutte concertante entre cordes. Peut-être pas. Tout cela est
terrifiant.
[5:28] Toujours en opposition au calme sidéral de l'introduction, voici un
nouveau combat sans merci entre une majorité de cuivres tentant d'évincer
les autres pupitres…
[7:29] Ce que l'on pourrait considérer comme une coda prend la forme d'un
chassé-croisé entre groupe d'instruments d'où émanent toujours des masses de
timbres étranges…
On l'aura compris, l'essence de la mélodie et du mystère dans cette œuvre
novatrice prend ses racines dans les variations incessantes de timbres et de
puissance sonore.
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Shinning : les fantômes des fillettes massacrées ?
LONTANO
Lontano
(de l'italien "lointain") s'inscrit dans la continuité des travaux de
Ligeti
après son départ de Cologne, à savoir élaborer des œuvres au tissu
complexe que permettaient les nouveaux outils électroniques mais avec les
couleurs moins froides que celles des bandes magnétiques, celles des
instruments de l'orchestre classique. L'orchestration est très similaire à
celle prévue pour
Atmosphères, un grand orchestre sans percussions :
La création aura lieu avec l'Orchestre symphonique du
Südwestfunk Baden-Baden, dirigé par
Ernest Bour, autre maestro pionnier de la musique du XXème siècle. Le monde est
petit, Ernest Bour
succéda à
Hans Rosbaud
comme directeur de l'Orchestre de Baden-Baden de 1964 à
1979. Il assurera la création de la3ème symphonie
de
Gorecki(Clic), une des œuvres les plus appréciées par un large public malgré son style
pathétique et qui esthétiquement parlant affiche des similitudes avec
Lontano.
Ernest Bour ()
L'écriture de
Lontano
s'inscrit dans la lignée de la "micropolyphonie" : pas de thèmes mélodiques usuels mais des d'agrégats et des tuttis
chromatiques obtenus de groupes d'instruments. Le flot musical naît d'un
effet de superposition de sonsglobaux aux timbres a
priori indéfinis, mais bigrement poétiques.
Question "micropolyphonie",
Ligeti
s'éloigne de la radicalité de
Atmosphères. J'avais mentionné l'intérêt qu'il portait à la polyphonie vocale
ancienne telle celle du plain-chant de la Renaissance. Du contrepoint, il
reprend en partie l'usage du canon très peu présent dans
Atmosphères.
Ligeti
étudia le canon de la Renaissance et du Baroque (Ockeghem
(XVème siècle),
Bach). Au XVIème siècle, La polyphonie atteignait une inflation du
nombre de lignes de chant et donc de chanteurs requis avec les messes à 40
et 60 voix de
Alessandro Striggio.
(Clic)
Ces riches entrelacs vocaux ont-ils influencé
Ligeti
? Le
requiem
de 1963-65 avec ses solistes et son chœur à vingt voix le laisse
supposer. Tout comme
Lux aeterna
de 1966, plus modeste avec un chœur à 16 voix a cappella, le
Requiem
est l'une des musiques retenues par Kubrick pour
2001.
Flûtes, clarinettes, bassons se succèdent pour introduire un à un ce
canon (flûtes : 1,2,3,4 – clarinettes : 1,2,3,4,etc…)
Les timbres instrumentaux sont ici parfaitement identifiables. Le
frémissement des violons prolonge dans un autre registre cette méditation.
Des combinaisons instrumentales s'éloignent (comme voulu par l'imaginaire de Ligeti - "lontano") alors que d'autres émergent, un discours tout en mouvance.
Cette sinuosité dans le périple musical de type "choral", somptueuse et féérique, se révèle comme l'un des
nouveaux procédés d’écriture propres à
Lontano, en parallèle du niveau sonore, de la "polyphonie" de timbres, des
hauteurs des "accords". Le calme domine les sections initiales et
conclusives, deux parties séparées sans transition brutale par une suite
de lents crescendo-decrescendo itératifs et sauvages, glaçant dans
Shining, pendant lequel les cordes entrelacent leurs phrases mélodiques
inquiétantes, pour ne pas dire terrifiantes lors du recours à des extrêmes
aigus insoutenables.
Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que
conseillée.
Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la
musique… d'autant que les deux œuvres ont des passages notés
pppp
INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool.
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DISCOGRAPHIE
Les disques consacrés à
Ligeti
sont légion mais la brièveté de ses œuvres conduit à des programmes très
variés. Je vous suggère deux merveilles réunissant
Atmosphères
et
Lontano
sur la même galette…
Le top du top. Ceux qui imaginent que ces œuvres sont des bizarreries
déjà dépassées, ils ont bien tort. Sans doute le meilleur orchestre du
monde, la
Philharmonie de Vienne, ne se limite pas à jouer le répertoire classique et des valses le 1er
de l'an. En 1990,
Claudio Abbado
le dirige dans les deux ouvrages. Les couleurs offertes par des
instrumentistes respectant une discipline de fer face à la sophistication
exigée font de cet album une référence (DG – 6/6) Prise de son
fabuleuse. Compléments intéressants.
En 2002, le chef
Jonathan Nott
enregistre le 2ème album de
Ligeti-Project. Il dirige lui aussi une phalange superlative, la
Philharmonie de Berlin. À titre purement personnel, à l'engagement absolu d'Abbado,
Nott
préfère souligner que cette musique présente une infinité de facettes
expressives : l'onirisme à la limite du cauchemar… (Warner Classics
– 2002 – 5/6).