vendredi 20 juin 2025

L’HOMME LÉOPARD de Jacques Tourneur (1943) par Luc B.



On a déjà évoqué ici le réalisateur Jacques Tourneur, à travers ses Films Noirs ou d’épouvante. L’HOMME LÉOPARD se situe dans la deuxième catégorie, le dernier film de la trilogie produite par Val Lewton. Petit rappel des faits, les deux hommes ont mis au point une recette simple, efficace, des films courts, pas chers, angoissants, exotiques. Le premier était LA FÉLINE (1942), qui avait généré un bénéfice de presque dix fois son budget, le champ’ avait coulé à la RKO dont les comptes étaient dans le rouge.

Comme on ne change pas une équipe qui gagne, les deux compères sortent coup sur coup VAUDOU et L’HOMME LÉOPARD (1943) utilisant les mêmes recettes. Sauf que des trois, ce LEOPARD MAN est le plus faible, le talent de Tourneur n’y éclate qu’avec parcimonie, la faute à un scénario un peu neuneu et prévisible. 

L’action se passe au Nouveau Mexique. Jacques Tourneur aimait ces histoires qui confrontaient deux cultures, aimait plonger ses héroïnes dans un contexte étranger, la meilleure démonstration étant l’infirmière de VAUDOU confrontée aux rites haïtiens. Bon, sauf qu’ici, de Los Angeles au Mexique, il n’y a qu’un pas.

Kiki Walker, une danseuse, accepte l’idée un peu stupide de son impresario Jerry Manning de faire son numéro avec un léopard, qu’il a loué pour 10 dollars à un cirque ambulant. C’est un fiasco. Le fauve apeuré par le public et l’horrible son des castagnettes se fait la malle. Dans les jours qui suivent, plusieurs jeunes femmes sont retrouvées mortes, déchiquetées par les griffes d’un félin…

Le son des castagnettes, et ce dès le générique, va rythmer le film, amenant cet élément exotique et finalement angoissant : première bonne idée. Comme lorsque Jerry Manning provoque les cris hystériques de Kiki et de son habilleuse, en arrivant dans sa loge avec la panthère en laisse. Un plan qui renvoie bien sûr à LA FÉLINE, qui le parodie presque puisque l’effet recherché ici est le comique et non l’horreur.

Les premières tensions arrivent avec la rivalité entre Kiki et Clo-Clo, une danseuse mexicaine (la joueuse de castagnettes). Superbe scène lorsqu’elle est alpaguée en rentrant chez elle par une tireuse de cartes, dont on ne voit que les mains sortir du noir, brandir un as de pique. Tourneur introduit des éléments de superstition. Il y a aussi ce gamin qui pour effrayer sa grande sœur Teresa, reproduit au mur, en ombre chinoise, le profil d’un léopard. Ce qui nous amène à la première mort violente du film, Teresa, partie chercher de la farine (en pleine nuit naturellement). 

Et qui a évidement peur du noir. Sur le chemin du retour, elle doit passer sous un pont de chemin de fer, plongé dans l’obscurité. L’art de Tourneur est dans toute cette scène où le danger n’est que suggéré : l’obscurité, Teresa semble aspirée par la nuit, le silence juste ponctué par le son des gouttes d’eau qui tombent dans un égout, les reflets fantomatiques de l’eau projetés dans le tunnel, le bruit assourdissant d’un train qui passe au dessus, puis les deux yeux du léopard qui brillent dans le noir. Superbe !

La mort de la fillette restera hors champ, juste des cris, des coups tambourinés à la porte, celle de la maison de Teresa, dont sa mère n'arrive pas débloquer le loquet, et un filet de sang... Tourneur joue beaucoup avec les ombres, les éléments baroques, les décors surchargés, les plantes luxuriantes en amorce. La suite de l’intrigue tient du polar. D’autres jeunes femmes trouveront la mort dans des circonstances analogues, et Jerry Manning commence à croire que l’agresseur n’est peut être pas le fauve du cirque…

C’est là où ça coince. L’enquête du shérif est ni faite ni à faire. C’est l’impresario Manning et la danseuse Kiki qui s’y collent (à cause des remords ?), avec l’aide d’un spécialiste des fauves, le directeur du musée local. Il y a trois malheureux suspects dans l’histoire, l’une sera tuée, l’autre a une bonne tête d’innocent, donc bonne pioche pour le troisième ! Le dénouement est assez prévisible, et la justification de l’affaire est franchement capillotractée (tirée par les cheveux). Résumée ainsi par Manning en regardant une fontaine dont le jet d’eau fait rebondir une balle : « Les gens sont bousculés par des choses qui les dépassent » (faisant donc référence à la baballe ballottée, c'est un peu court, jeune homme, on pouvait dire bien des choses...).

On retiendra une belle scène dans un cimetière (non mais franchement les filles, donner rendez-vous à son flirt dans un cimetière, à la tombée de la nuit ?!) où Tourneur joue sur le bruissement des arbres, le craquement d’une branche, l’écho d’une voix, un labyrinthe de buissons. Plus tard, le son qui monte crescendo des castagnettes lors du troisième meurtre, et bien sûr la scène finale avec la procession de pénitents en habits noirs et chapeaux à pointe.

Jacques Tourneur lui même était conscient du manque de profondeur de son scénario, « une série de vignettes qui ne tenaient pas ensemble ». On retiendra de Tourneur l’art de la suggestion, de savoir appliquer l’adage less is more (vu l’étroitesse des budgets il n’avait pas trop le choix), le travail sur le son, le fait qu’encore une fois ce sont les femmes qui tiennent l’affiche. Par contre, les personnages ne valent pas un clou, et l’interprétation ne brille pas spécialement.

Du triptyque fantastique, L’HOMME LÉOPARD est le plus faible, avec quelques bons moments tout de même, malheureusement situés dans le premier tiers du film.

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Autres films de Jacques Tourneur chroniqués : VAUDOU  ;  RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR



Noir et blanc - 1h06 - format 1:1.37 

A défaut d'une bande annonce correcte, cet extrait : 

jeudi 19 juin 2025

George ENESCU – Octuor (1900) – Vilde FRANG et ses ami.e.s (2017) - par Claude Toon



- C'est bizarre Claude, le nom de George Enescu (on prononce enescou je crois) ne m'est pas inconnu contrairement à ceux de tes compositeurs scandinaves aux patronymes imprononçables, hihi… Un grand violoniste je crois… et aussi compositeur apparemment !

- Oui Sonia un virtuose de l'archet, le professeur de Yehudi Menuhin entre autres… Il est moins connu comme compositeur. Je n'avais qu'un enregistrement d'une symphonie sur vinyle, un pressage roumain pourri…

- En préparant le billet, j'ai remarqué une discographie assez fournie de cet octuor, souvent associé à celui archi connu de Mendelssohn…

- En fait, j'ai découvert cette œuvre récemment (un cadeau de Noël de places de concert avec ce chef d'œuvre dont j'ignorais l'existence). 

- Il y a un CD tout juste sorti d'un courrier sur ton bureau ! Gidon Kremer, encore lui, et pourtant tu vas nous parler d'une autre violoniste, Vilde Frang, pour la première fois d'ailleurs…

- Gidon Kremer a complété son disque avec une autre œuvre d'Enescu, d'où cet achat… Il bénéficie déjà de nombreuses chroniques… Place à la nouvelle génération…


George Enescu (1881-1955)

 

Luc n'en loupe pas une ! Pat non plus ! En voyant sur la pochette la crinière blonde et le charme de Vilde Frang, ils m'ont chambré sur le thème "Hilary Hahn a été remplacée dans ton cœur de mélomane par une jeunette ? 😊". Pas drôle ! Hilary est à peine plus âgée que sa rivale norvégienne d'un talent tout aussi exceptionnel et parfois plus aventureuse dans ses choix discographiques. Quels marioles machistes ces deux-là ! Bref…

On s'interroge en examinant sur une carte le voisinage historique de la Roumanie avec la Hongrie et l'ex Tchécoslovaquie (la Bohème-Moravie  et sa capitale Prague). Pourquoi ce pays ne m'inspire que deux noms relativement célèbres, le compositeur George Enescu qui fait son entrée dans le Blog et le maestro ronchon mais génial Sergiu Celibidache. Ce dernier a été écouté dans la symphonie N°4 de Bruckner – son compositeur fétiche – et dans Milhaud (Index).

J'ai consulté le web via diverses occurrences pour chercher des concurrents au violoniste et compositeur natif des Carpates et ignoré de nos contrées, ce ne serait pas un scoop, j'avoue que la moisson est maigre. Inversement, il semble que le folklore de cette région ait influencé des confrères comme Bartók, Kodály, Janáček, Szymanowski ou même Chostakovitch. On en déduit que l'art et les recherches d'Enescu peuvent apparaître comme un trait d'union entre les traditions slaves et austro-hongroises.

En survolant la carrière d'Enescu né à Bucarest en 1881 on se permettra d'affirmer qu'Enescu est un homme dont l'espace vitale et créatif s'étend à toute l'Europe et pas uniquement à son pays d'origine. Fils d'agriculteur dans une région de Moravie à la vie rude (il sera l'unique survivant adulte d'une fratrie de huit gosses), son père, chanteur en choral, repère les dons du fiston et lui fait apprendre le violon dès ses quatre ans par un virtuose tzigane. Tous les tziganes jouent du violon, bien ou faux, usant de techniques de jeu disons... très personnelles et parfois frénétiques, des gammes modales locales, mais ils naissent avec un violon dans le berceau. 😊 "Tzigane" de Ravel est un hommage d'une virtuosité redoutable à cette culture "Rom" du violon. Le père confie son fils au compositeur roumain encore mal connu Eduard Caudella qui complète sa formation, mais surtout envoie le petit George à Vienne de 1888 à 1894. Pris en main par des professeurs réputés, Robert Fuchs en classe de composition et Joseph Hellmesberger pour perfectionner son jeu de violon. Eduard Caudella était un ancien élève du virtuose et compositeur belge Henri Vieuxtemps (Clic). Parti de son village douze ans plus tôt, Enescu donne déjà des concerts devant un public viennois admiratif du jeune prodige préadolescent…


André Gedalge (1856-1926)
 

Paris 1895. Après cet enrichissant et formateur séjour à Vienne, George Enescu s'installe dans notre capitale. La France va traverser l'une de ses périodes les plus dynamiques et novatrices de création artistique, citons, rien que pour la peinture : l'impressionnisme, puis le fauvisme, le cubisme, etc.. Debussy, Ravel, Fauré, Chausson, et quelques autres révolutionnent l'univers musical englué au XIXème siècle dans une surproduction d'opéras ou d'opérettes d'intérêts variés et souvent oubliables. Ne négligeons pas quelques belles productions de Gounod et de Massenet.

Jusqu'à sa majorité, Enescu fréquente Le Conservatoire supérieur où il étudie la composition avec Massenet et Fauré et le contrepoint avec André Gedalge* – dédicataire du futur octuor – et le violon avec Martin-Pierre Marsick, virtuose belge à qui l'on doit un arrangement en solo de la méditation de Thaïs. Parallèlement à ce travail estudiantin, Enescu compose pour divers genres notamment pour l'orchestre : quatre symphonies "d'école", le Poème Roumain créé au Châtelet, son opus 1, une 1ère symphonie et une suite orchestrale jouée à New-York par Gustav Mahler lui-même vers 1909. L'influence de ces maitres tant dans ces premiers ouvrages que la musique de chambre et les mélodies est patente.

À partir de 1909, George Enescu partage son destin entre la Roumanie et la France, sans compter des voyages en Europe et en Russie. (Pendant la Grande Guerre, la Roumanie est neutre puis rejoindra l'Entente. Il y résidera pendant ce conflit.) La paix revenue, il séjourne à Paris, à Meudon, en Roumanie et même partira un temps outre-Atlantique…

Son activité de chef d'orchestre rivalisera avec celle de violoniste virtuose qui lui permettra de se produire avec le gotha des chefs du XXème siècle de l'entre-deux Guerres : Stokowski, Pierre Monteux, Richard StraussPaul ParayEnescu l'hyperactif…

Il y aura la parenthèse douloureuse de la seconde guerre mondiale. Enescu ne peut quitter la Roumanie alliée de l'Axe et sous la coupe des dictateurs Mihai et Ion Antonescu (brutes sans lien de parenté), nationalistes, pronazis et antisémites. Loin de s'isoler, il compose intensément et se passionne pour la musique contemporaine, notamment celle de Constantin Silvestri, mieux connu comme chef d'orchestre. 


Yehudi Menuhin à 12 ans

En 1945, il retrouve les salles européennes et les concerts et intensifie ses fonctions pédagogiques. Citons quelques violonistes illustres qu'il guidera vers la postérité : Ivry Gitlis, Arthur Grumiaux, Michel Schwalbé, Christian Ferras, ces deux derniers occuperont l'un le poste de 1er violon de la philharmonie de Berlin et l'autre l'un des solistes de prédilection du maestro Herbert von Karajan… Et comment ne pas parler de Yehudi Menuhin, dont Enescu sera le professeur, le mentor, l'ami à qui l'on doit tout. Le maître et l'adolescent de 16 ans graveront entre autres le double concerto de Bach en 1932… les deux violonistes étant accompagnés par Pierre Monteux. (Somptueux d'émotion et d'élégance par la complicité, il est facile de s'affranchir de l'âge de la gravure.)

Curieusement, malgré un catalogue imposant, Enescu reste de nos jours éclipsé et rarement inscrit aux programmes des concerts. La discographie semble de plus en plus exhaustive et rend hommage à ce musicien humaniste disparu en 1955, à Paris. Il repose au Père-Lachaise. Enescu ne s'inscrivit jamais comme compositeur dans un courant dogmatique à la mode tel le sérialisme... d'où après sa disparition cette défaveur du public accentuée par le dédain des critiques résumant son héritage à celui un génial virtuose de l'archet. J'entends dans sa musique les échos d'un style postromantique tardif mais éclairé, influencé par le folk traditionnel des Carpates et de la culture tzigane...

(*) André Gedalge : encore un compositeur complètement ostracisé et à la discographie inexistante.

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Vilde Frang
 

Évoquer l'octuor à cordes suggère en premier lieu celui juvénile et enflammé de Felix Mendelssohn composé en 1825, le jeune compositeur très précoce n'ayant que seize ans ! Dans ce bijou de vitalité, Felix utilise l'effectif (2 violons I, 2 violons II, 2 altos et 2 violoncelles) tel un orchestre de chambre à cordes, le premier violon a un rôle de soliste, ce qui rapproche l'ouvrage d'un concerto pour violon et cordes… George Enescu fera l'inverse, l'ensemble étant exploité à la manière d'un orchestre symphonique à cordes classique, il existe une transcription pour un effectif plus vaste. J'y reviendrai…

Le recours à cette formation n'a eu lieu que cinq fois dans le grand répertoire, chronologiquement : Felix Mendelssohn, Niels Gade (1886), George Enescu, Max Bruch, (1920-1996) et plus récemment, Airat Ichmouratov a composé un octuor inspiré d'une nouvelle de Stefan Zweig "Lettre à une inconnue", une œuvre bouleversante de 2017 (Clic).

 

Les premières mesures sont jetées sur le papier vers 1900. George Enescu n'a que quinze ans, comme son ancêtre du romantisme, Mendelssohn. Lors de sa composition de l'octuor, Enescu a vu grand en envisageant une durée de quarante minutes pour sa partition. Malgré ses dons innés, il travaillera donc avec lenteur en désirant s'affranchir des formes d'écritures classiques. Laissons l'auteur témoigner : "Je me suis épuisé à essayer de composer une œuvre musicale divisée en quatre segments d'une longueur telle que chacun d'eux risquait de se briser à tout moment. Un ingénieur lançant son premier pont suspendu au-dessus d'une rivière ne pouvait ressentir plus d'anxiété que moi lorsque je me suis mis à noircir mon papier." Il faudra attendre 1909 pour que la première ait lieu à Paris interprétée par l'association de deux des meilleurs quatuors de l'époque sous la direction du compositeur…


Orchestre Tzigane en 1870

Le programme a priori traditionnel en quatre mouvements est trompeur. Enescu a conçu en apparence son octuor à la manière d'un quatuor ou d'une symphonie, mais l'enchaînement des quatre parties se combine en une forme sonate globale voire unique ! De manière académique, chaque mouvement devrait posséder 3 à 4 thèmes principaux exploités dans une succession de type A(1&2)-B(3/4)-A en reprise et coda. Ce qui n'exclut en rien une facture légèrement contrapuntique et quelques variations pour égayer le flot mélodique. Or, Enescu use dans chaque partie d'un jeu thématique très libre réparti sans la rigueur spécifiée ci-dessus.

L'œuvre adopte la forme d'un grand allegro-sonate rappelant un poème symphonique. On dénombre de manière subjective une petite douzaine de motifs thématiques dont 7 dans le mouvement introductif… En ce début de siècle, le jeune Enescu ouvrait la porte à de nouvelles techniques de composition complémentaires à celles du XIXème siècle. Bartók ou Debussy et R. Strauss faisaient de même…

 

Notre violoniste maître du jeu dans cet octuor qui se joue sans chef a vu le jour en Norvège en 1986 à Oslo. Enfant surdouée, Vilde Frang étudie dans son pays et dès l’âge de douze ans elle se produit avec l’orchestre d’Oslo alors dirigé d’une baguette virtuose par Mariss Jansons !

La suite de sa carrière est exceptionnelle, enchaînant les concerts avec le hit des orchestres européens. En 2012, Vilde Frang connaît la consécration en jouant à Lucerne accompagnée par l’orchestre philharmonique de Vienne dirigée par Bernard Haitink !  Elle interprétait le concerto de Sibelius (œuvre redoutable avec laquelle Hilary Hahn avait débuté à 15 ans à Munich en complicité avec Lorin Maazel). Les camarades de concerts de musique de chambre de Vilde Frang sont Gidon Kremer et Yuri Bashmet, Martha Argerich, Renaud Capuçon et Gautier Capuçon au Festival de Chambéry, ainsi que Leif Ove Andsnes et Truls Mørk en Norvège. Les connaisseurs apprécieront 😊.

Pour interpréter cet octuor d’Enescu, Vilde Frang s’est entourée d’instrumentistes internationaux (voir sur le web) : Violons : Erik Schumann, Gabriel Le Magadure, Rosanne Philippens ; Altos : Lawrence Power, Lily Francis ; Violoncelles : Jan-Erik Gustafsson, Nicolas Altstaedt.

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Aparté : Les populations Rom au mode vie non sédentaire auront à subir l'horreur des exterminations des nazis et de leurs alliés comme la Hongrie et la Roumanie. Ils seront les cobayes favoris de Joseph Mengele, le médecin diabolique d'Auschwitz, notamment les petits jumeaux. Fermons cette terrifiante parenthèse en précisant que dans l'actuelle Slovaquie, un demi-million de Roms sont maltraités dans des ghettos 😥. En France, la terminologie administrative "gens du voyage" désigne plusieurs groupes itinérants socialement mal définis dont seulement 15 % de Roms.) Revenons vite à l'octuor en une époque où les Roms vivaient plus heureux même si modestement…

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Illustration recette cuisine 1905 😋

1 - Très modéré : [0:00] Analyser la composition est un défi franchement vain à l'écoute d'un récit musical qui semble couler de source, se nourrir d'airs populaires et bucoliques ; n'essayons donc pas de percer les énigmes de solfège pointu dispersées par Enescu dans sa partition.. De la première section jaillit un motif ample et élégiaque. Rien d'étrange que la ligne mélodique me fasse songer à Dvorak, notamment aux derniers quatuors. Chez les deux hommes nés dans des village ruraux, le désir de transcrire chansons et musiques festives de Slovaquie, de Hongrie ou des Carpates si proches trouve sa logique dans la présence ethnique tzigane importante dans ces régions.

[0:50] Après un tutti en accord ff, la seconde section prolonge sans les altos l'élégante chorégraphie introductive tout en évoluant vers un dialogue plus concertant. Elle se développe avec alacrité, échappant petit à petit à la nonchalance. |2:34] Changement d’ambiance pour un flot mélodique accelerando et vigoureux dérivé du motif initial… Un léger staccato-trille du 1er violoncelle marque le rythme.

|3:49] Nouvelle section… et je ne détaille plus car la partition est du domaine des pros. Comme écrit plus haut, la thématique varie sans cesse, enchante par son lyrisme, les intermèdes évitent les ruptures nettes au bénéfice de brèves transitions poétiques… Ainsi à [4:50] surgissent des pizzicati affirmés au violon, on ne les entendra plus… [6:19] Le style dansant s’interrompt pour décliner une mélodie gracile. Ce n’est pas un virage dans le mouvement mais juste une réflexion onirique. Les métamorphoses cantabilées se succéderont de manière indécise… [9:46] Est-ce le début d’une section conclusive mêlant le motif de début et une tendre coda agrémentée de pizzicati malicieux. 

Les forts en lecture de partition constateront le nombre impressionnant d'indications : des impératifs comme : cédez, subitement, serrez toujours, etc. plus explicites que les notations usuelles...


2 - Très fougueux (mi majeur) : L’annotation Très fougueux se comprendra tel Allegro furioso. On retrouve le principe du conflit entre motifs exaltés et ardents. Est-ce un scherzo au sens strict ? Difficile à dire nonobstant que l’on distingue trois sections plus délimitées que précédemment… La première associe une ligne mélodique au cordes aiguës et un staccato rugueux aux violoncelles et alto II. [2:49] La seconde en forme de trio anxiogène et guerrier nous évoque la férocité d’un Bartok. [3:59] Enfin, quelques glissandi prémonitoires des recherches de Ligeti débutent une étrange conclusion épique associant mélodies et marche soldatesque… 


3 - Lentement : Après l’ouragan du "scherzo" Enescu ouvre ses pensées de jeunesse. Poésie et lyrisme nous entraînent vers les forêts des Carpates (une simple métaphore de mon imagination). La tendresse est au rendez-vous pendant toute la durée du morceau, oscillante et passionnée.


Lawrence Foster
 

4 - Mouvement de valse bien rythmée : La valse est l'une des danses communes à toute l'Europe. Excellente idée du compositeur d'achever son octuor de cette manière et non par un traditionnel allegro ou rondo sophistiqué… Quel peps ! Sur ce rythme à trois temps Enescu conclut une œuvre qui ne nie en rien sa modernité de façon amusante et surtout en confirmant son attachement à une culture de terroir et d'une grande liberté compositionnelle. Et puis une valse en débutant à Vienne, voilà qui est incontournable 😃.

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Enescu avait sans aucun doute souhaité que son octuor soit transcrit pour un orchestre à cordes plus étoffé. Le chef d'orchestre américain Karl Krueger (1894-1979) le sollicita pour qu'une telle adaptation voit le jour, ce qui fut fait en 1950. Néanmoins, le compositeur, pour ne pas trahir l'esprit concertant de l'octuor écrit dans ses jeunes années imposa une règle : "Cette œuvre peut être jouée avec un orchestre à cordes complet, à condition que certains passages chantants soient confiés à des solistes. Je laisse au chef d'orchestre le soin de décider quels passages seront joués en solo."

Je vous propose en complément une interprétation d'une superbe beauté plastique, celle de Lawrence Foster à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Monte Carlo. Une gravure de 2009. Bien entendu, on ne retrouve pas la nervosité de l'octuor, le récit prend un ton romantique de belle facture…

Et pour écouter les gratoullis des années 30 ; Yehudi Menuhin et George Enescu dans le concerto de Bach...


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 


 

Vilde Frang

Lawrence Foster


mercredi 18 juin 2025

Joe Louis WALKER " Weight of the World " (2023) - R.I.P. 25.12.1949 - 30.04.2025 - [ by Bruno ]

 


     Il y a des gars, comme ça, qui en dépit d'un riche parcours parsemé d'anecdotes et de rencontres, d'infortunes et de succès, ont toujours gardé la tête froide. Louis Joseph Walker Jr. était de ceux-là.

     Né à San Francisco un 25 décembre 1949, le jeune Louis s'initie à la musique grâce aux disques de Blues de son père (un adepte du Blues animal de Howlin' Wolf), puis grâce à sa grand-mère qui l'intègre à la chorale de la congrégation pour chanter le Gospel. A huit ans, il commence son apprentissage à la guitare. Après quoi, il ne tarde pas à faire ses premiers pas avec les cousins et le voisinage.

     A seize ans, il quitte le domicile familial (1) et doit se débrouiller pour gagner sa croûte, sans pour autant lâcher la musique, ce Blues chevillé au corps. Et déjà, dans la seconde moitié des années soixante, en se produisant régulièrement avec quelques formations dans les clubs de San Francisco et d'Oakland, il gagne une petite réputation scénique. Une mince notoriété mais suffisante pour jouer ou ouvrir (avec "son" groupe) pour Steve Miller Band, John Mayall, John Lee Hooker, Otis Rush, Muddy Water, JJ Malone, Thelonious Monk, Earl Hooker, et même Jimi Hendrix. En 1968, il fait la connaissance de Mike Bloomfield, qui va devenir son ami et mentor. Bloomfield sera comme un grand-frère prévenant, et tout deux partageront même un appartement pendant près d'une année. Bloomfield lui présente Charlie Musselwhite qu'il va accompagner en tournée au début des années 70. Ce qui lui permet de se produire pour la première fois, hors de la Californie.


   Cependant, il finit par déchanter. La vie nocturne,
 les groupes sans lendemain, le fait de rester dans l'ombre de ceux qu'il accompagne, l'insécurité financière, et puis la déchéance de Mike Bloomfield, accro à l'héro, l'incitent à quitter la musique. Et en 1975, à 26 ans, il reprend des études (il finira diplômé d'Anglais et de Musique). Toutefois, bien que suivant scrupuleusement les cours, il ne peut réprimer son besoin viscéral de communier avec la musique. Une reprise qui le ramène à son enfance, en intégrant un groupe Gospel. En 1980, avec la formation The Corinthians, il enregistre l'album "God Will Provide" (album obscur, sorti sur un label qui l'est tout autant - introuvable).

     Ce n'est que quelques années plus tard, - la légende raconte que ce serait à la suite d'une prestation au New Orleans Jazz Fest -, que le démon du Blues l'étreint à nouveau. Sauf que désormais, le leader c'est lui. Ses prestations remarquées et saluées, avec son groupe, les Bosstalkers, incitent le jeune label d'Oakland, Hightone Records (qui a déjà fait un gros coup en signant et lançant Robert Cray), à lui proposer prestement un contrat d'enregistrement. Les trois albums qui vont suivre sont bien accueillis par la presse spécialisée, plaçant Joe Louis Walker parmi les meilleurs espoirs, avec Robert Crayde Blues contemporain de la décennie. Un live en deux volumes, "Live at Slim's", témoigne de l'énergie et de la maîtrise de Joe Louis. Il obtient la reconnaissance de ses pairs, et "pères" (du Blues), qui l'invitent à faire une apparition sur leurs disques ou à les rejoindre sur scène. Ainsi, à l'aube des années 90, sa place sur la scène Blues a pris une place considérable. Suffisamment pour que l'équipe "Gitanes Jazz Productions" de Verve l'invite à rejoindre leur écurie. 

     Avec "Blues Survivor" (1993), le Blues de Walker s'enrichit, se pare de nouvelles teintes classieuses issues de la Soul et du Jazz. Un très bel album (certains le considèrent comme l'un de ses meilleurs, voire tout simplement son meilleur) qui permet à Walker de s'ouvrir à l'international. Cependant, l'objet ne fait pas l'unanimité, certains puristes lui reprochant une production trop clinquante (de John Snyder) et une orchestration parfois "trop riche". Après un "JLW" passable (de 1994), "Blues of the Month Club", nimbé d'un léger parfum "Stax", avec mister Steve Cropper à la production, le présente particulièrement en verve. Et puis, comme c'est la tendance de ces années-là, il sort un album avec une pléiade de guests pour un résultat (forcément ?) bancal - brassant des moments forts avec d'autres convenus et autosuffisants, avec notamment quelques soli poncifs s'étirant inutilement. En dépit de certaines critiques tenaces, JLW rayonne lors de cette décennie clé, avec des albums qui, s'il peuvent parfois se révéler inégaux, offrent toujours des Blues de qualité, colorés de rhythm'n'blues, de Soul et plus rarement de réminiscences jazzy. Sans égaler en notoriété les "jeunes" Robert Cray, surtout, et Lucky Peterson, il est un acteur majeur d'un Blues moderne, contemporain, en entretenant une sorte de synthèse entre la tradition d'un Blues west coast et d'un Chicago-blues West side, avec quelques éclats rugueux certainement hérités des longues écoutes des disques du Wolf du paternel ; le tout agrémenté à l'envie d'ingrédients Soul, Rhythm'n'blues et Jazz, avec, exceptionnellement, quelques scories venues du Gospel. Parfois avec une approche nuancée pop, voire "FM", qui put déplaire. En même temps, ce développement d'un Blues moderne ne l'empêche aucunement de sortir une acoustique ou un dobro pour un Country-blues bien senti, et respectueux - entre Taj Mahal et Keb' Mo.


   Hélas, tout comme son collègue de la maison Verve, le  "modernisateur", Lucky Peterson, le nouveau siècle est un sombre tournant, un déclin. Des soucis de santé et personnels grèvent sa carrière. Entre des prestations pouvant virer à la semi-catastrophe et une partie de sa production discographique (qui demeure, malgré tout, assez conséquente) manquant de pertinence, le public commencent à se détourner de ce bluesman. Il y a pourtant quelques disques, comme ce remarquable "In The Morning", qui démontrent que le feu magique peut encore jaillir de Joe Louis Walker. Malheureusement, l'adhésion du public se réduit comme neige au soleil, et son instabilité, ses changements permanents de labels ne font qu'accélérer cette déliquescence, se désintéressement du public.

     Et puis, finalement, alors qu'on aurait pu croire que ce vieux marcheur n'avait plus vraiment rien de particulièrement intéressant à exprimer, se reposant essentiellement sur son passif, à 62 ans, il refait soudainement surface. Revenant quasiment du jour au lendemain, en 2012 avec le réjouissant "Hellfire", dans l'actualité d'un Blues moderne qui, décidément, n'en finit pas de se regénérer. Son intégration au sein du fameux label Alligator Records paraît lui avoir redonné énergie et confiance. A nouveau, sans complexes ni apriori, il brasse les genres pour créer sa propre mixture Blues. Jamais jusqu'alors, Joe n'avait sorti un disque aussi puissant. En général, la presse est unanime pour encenser ce retour. Le succès de l'album fait d'ailleurs suffisamment écho pour que Joe Louis Walker soit intronisé l'année suivante au Blues Hall of Fame, et nominé à quatre reprises aux Blues Music Awards 2013. Deux ans plus tard, toujours sur Alligator, "Honest's Nest" maintient le cap, taquinant même à quelques rares occasions le heavy-rock. Ce qui fâche certains qui l'accusent d'opportunisme. 

     Après un "Everybody Wants a Piece" (chez Provogue), un peu chargé par une production trop appuyée, pour un rendu assez "lourdaud", Joe se fait plus rare, jusqu'à un retour discographique sur Cleopatra Records ; label pas vraiment connu pour faire dans la dentelle et le subtil. Certes, si à plus de soixante-dix ans, Walker affiche une forme remarquable et enviable, cherchant encore à enrichir son vaste répertoire par à nouveau un bel éclectisme, ses deux réalisations (de 2020 et 2021) sont grevées par trop de morceaux aux traits forcés. 


   Mais en 2023, il rentre chez Forty Below et sort un superbe album : "Weight of the World". Un disque plus en phase avec l'ère "Gitanes Jazz - Verve", revitalisant un Blues dit "contemporain", trouvant, encore une fois, un juste équilibre entre la tradition d'un Blues classieux, entre West-coast et South side, et une ouverture sur l'extérieur. Un disque en partie mu par une forte envie de vivre, de respirer, de profiter de la vie, malgré les années précédentes ternies par l'anxiété, les doutes et les confinements successifs. La voix révèle parfois quelques menues faiblesses, la guitare est souvent moins vive et percutante, la saturation (crémeuse) de l'ère Alligator n'est plus, les rythmes sont en général un peu plus lents, pourtant ce dernier disque n'en est pas moins stimulant, revigorant comme un soleil printanier. Même la tristesse sous-jacente de "Hello, It's the Blues", ballade aux accents de gospel, suggérant la sensibilité de Nina Simone, finit par réchauffer ; le morceau est la vision de Blues de Walker, de sa faculté à soutenir lorsque, dans les moments durs, pénibles, on a besoin de réconfort, d'être soutenu. Même son solo de guitare acoustique (cordes nylon) charrie en même temps tristesse, mélancolie et félicité. Tandis que "Don't Walk Out That Door" est une chanson de rupture teintée d'espoir, d'optimisme. Saine vibration Soul, chassant les ombres d'un monde en perdition, saturé d'égoïsme et de cupidité. 

     La chanson éponyme elle-même est à mi-chemin de la ballade et d'une Soul stimulante, véhiculant l'espoir de jours meilleurs. Sans ostentation ou pathos, avec son orchestration veloutée, mesurée et rayonnante, elle est comme le sourire d'une jeunesse insouciante, pas encore corrompue par les maux et les vices des hommes, croquant la vie à pleines dents. Est-ce encore du Blues stricto sensu ? Qu'importe ! 

     Le vigoureux "Waking Up the Dead", malgré son Farfisa, est plus dans les codes. Dans le genre Chicago blues des Muddy Waters et Howlin' Wolf. Et le vif "Count Your Chickens" s'enveloppe d'un manteau funky et de parfums à la Lucky Peterson. Tandis que sur "Blue Mirror", Joe retrouve une seconde (ou cinquième) jeunesse. Sa guitare pétarade sur ce Boogie à faire saliver d'envie Francis Rossi et feu Rick Parfitt. Six minutes intenses où Joe démontre pourquoi il fut longtemps considéré comme l'un des grands guitaristes de Blues.

     Du côté de chez "Stax", "Is It a Matter of Time ?", aurait pu être une pièce de choix des sessions de "Blues of the Month Club". Du côte de chez Encino (3), le soyeux "You Got Me Whipped", clôturant l'album dans une atmosphère feutrée et apaisante, permettant de rappeler combien, là aussi, JLW est également parfaitement à l'aise dans ce genre d'exercice.

     Au contraire d'une grande majorité de musiciens, Joe Louis Walker, s'il était loin d'égaler en notoriété Robert Cray, aura tout de même réussi à clore sa carrière discographique par un excellent album, que certains considèrent comme l'un de ses meilleurs. Malgré des soucis de santé, il continue à se produire jusqu'en 2024 (dont plusieurs dates en Europe, et en France, profitant des festivals), jusqu'à ce que sa maladie cardiaque l'oblige à tout arrêter. Il décède le 30 avril 2025.

     Maintenant que Joe Louis Walker est parti, peut-être qu'on va réaliser le grand bluesman qu'il était - il aura tout de même gagné à six reprises un Blues Music Award, en plus de son intronisation au Blues Hall of Fame. Osant se remettre en question, cherchant à se renouveler, sans se renier, toujours mu par une saine curiosité entraînant une certaine ouverture d'esprit, qui rejaillissait sur un Blues personnel, à la fois évolutif et pourtant jamais déraciné. Certes, quelques albums moyens pénalisent une longue discographie de plus de vingt albums, mais il y a suffisamment de pépites pour l'ériger parmi les acteurs notables d'un Blues contemporain. De ceux qui n'ont pas cherché la sécurité en se calant dans un style figé, rabâchant indéfiniment les mêmes recettes. 


(1)  On a parfois pu lire que, sans plus de précisions, ses parents l'auraient mis à la porte. Cependant, comme beaucoup de biographies se rapportant aux bluesmen, on a aussi pu lire de tout et (parfois) n'importe quoi dans les articles le concernant (presqu'une tradition dans le Blues, qu'avait d'ailleurs voulu reprendre les trois loustics de ZZ-Top en brouillant volontairement les pistes). Certains ayant même relaté une incorporation dans l'armée. Ou encore une colocation avec Mike Bloomfield qui se serait terminée peu avant le décès de ce dernier. 

(2) le label qu'avait intégré John Mayall, mais aussi celui de Charlie Musselwhite, Kevin Bacon, Sugaray Rayford, Philip Sayce, Danielle Nicole et de Sam Morrow.

(3) Ouais, ça ne sonne pas terrible, c'est juste une référence au quartier de Los Angeles où une partie de l'album a été enregistré. Aux studios Forty Below, dans le quartier d'Encino.