lundi 29 avril 2024

KENTUKIS de Samanta SCHWEBLIN, 2018 (2021 en français) - par Nema M.


Alors que Nema est tranquillement affalée sur le canapé en train de bouquiner, tout à coup Sonia attrape Patouilloux, le chat blanc de Madame Portillon, ouvre la fenêtre et le jette dans le jardin. Nema sursaute :

- Ça va pas Sonia ? qu’est-ce qu’il t’a fait Patouilloux ?

- J’en ai marre, je suis sûre qu’il m’espionne et après il raconte tout à Madame Portillon, tout ce que je fais, tout ce que je regarde sur internet et même ce voyou regarde quand je m’habille dans ma chambre !

- D’abord tu n’as pas besoin de le laisser aller partout dans notre appartement. C’est toi qui l’incites à entrer dans ta chambre pour dormir avec toi quand il fait froid. Ensuite, ce n’est pas un Kentuki.

- Un quoi ???


Ceci n'est pas un Kentuki 💜
Ceci n'est pas un Kentuki 💜
Ceci n'est pas un Kentuki 💜
Ceci n'est pas un Kentuki 💜

Mais qu’est-ce donc qu’un Kentuki ?

Si vous avez des enfants en bas âge, vous savez qu’il existe des peluches connectées. Et peut-être avez-vous lu quelques articles parus en 2016-2017 sur les dangers de certains oursons connectés via Wi-Fi ou Bluetooth qui n’offrent pas de sécurité vis-à-vis du piratage de données personnelles. Plus exactement ce sont les applications qui servent à piloter ces peluches qui peuvent présenter des failles de sécurité et ne respectent pas toujours la loi sur la protection des données à caractère personnel.

Un Kentuki est une peluche. Imaginez une belle peluche, disons d’environ 40cm de haut en moyenne, avec de grands yeux qui peuvent s’ouvrir et se fermer et trois roulettes en dessous qui vont lui permettre de se déplacer. Il en existe de nombreux modèles : lapin, chat, corbeau, dragon, taupe… Tout un bestiaire d’adorables petites créatures qui font envie et qui présentent cet aspect mignon des jouets pour enfants, mais qui sont en fait bien autre chose. Voilà pour la partie physique externe et esthétique des Kentukis. Qu’il est tentant d’acheter une pareille merveille ! Environ 210 $ pièce. 

 

Derrière les yeux du Kentuki se dissimule une caméra et dans cette fourrure soyeuse se trouve quelque part un microphone capable de capter tous les sons environnants. La bestiole, qui peut donc capter des images et des sons, et qui dispose également d’un petit moteur pour se déplacer, est reliée via internet à une application accessible par un détenteur de droits. Il suffit d’acheter une carte de connexion avec code unique pour devenir en quelque sorte « l’âme » d’un Kentuki. Qu’on ne connaît pas a priori. Je veux dire qu’on ne sait pas de quel animal il s’agit et encore moins qui a acheté la peluche 😬😮. Après avoir installé l’application et tapé ce code de connexion, on peut voir, entendre et faire se mouvoir la bestiole via son ordinateur car on sera connecté à elle, à son petit moteur à sa caméra et à son capteur de sons. Mmmm, ça a l’air sympa d’acheter une carte de connexion pour voir, entendre et se mouvoir chez la personne qui a acheté un Kentuki. C’est la grosse surprise comme on ne sait pas de quel type de peluche il s’agit, ni qui est l’acheteur ?  

 

Donc côté acheteur de peluche, on déballe la merveille, on la charge sur son socle de rechargement et au bout d’un moment, miracle (si tout va bien) les yeux s’ouvrent ! Il y a quelqu’un qui a connecté le Kentuki ! C’est trop craquant, l’animal se déplace et suit son maître ou sa maîtresse dans l’appartement… Au bout d’un certain temps, c’est un peu frustrant de ne pas pouvoir communiquer avec l’engin, on sait qu’il y a quelqu’un derrière, quelqu’un qui est peut-être très loin dans un autre pays… Alors on peut essayer diverses techniques : le ouija par exemple peut donner de bons résultats mais il faut être patient, car une lettre à la fois ça prend du temps. En plaçant devant les yeux du Kentuki chéri un papier avec un numéro de portable ou une adresse mail on peut parfois avoir une prise de contact. Mais est-ce bien raisonnable ?

Emilia, dont le fils est un geek qui vit à Hong Kong, a eu comme cadeau de sa part une carte de connexion. C’est quoi ce truc. Elle suit la notice pas à pas, un cadeau de son fils c’est précieux. Installation terminée. Kentuki chargé. Emilia découvre une sorte de tableau de commande sur son écran. Elle appuie sur « Réveil » et hop ! elle voit une fenêtre qui s’ouvre et elle découvre que le Kentuki qu’elle pilote se trouve dans une cuisine. Il y a une jeune femme dans la cuisine. Elle parle au Kentuki : heureusement un traducteur automatique retranscrit les paroles car c’est de l’allemand. La jeune femme présente un emballage sur lequel on voit une lapine avec un ruban rose et elle dit « tu es une adorable lapine ! ». Comme c’est étrange. Emillia appuie sur « dormir » et les yeux se ferment. Assez pour aujourd’hui.

Alina a suivi son petit ami Sven, un jeune artiste Suédois, pour un séjour dans une villa pour artistes. Mais Mandoza lui manque. Alors elle s’achète un Kentuki corbeau. Sven trouve cela plutôt sympa, ils vont même au restaurant avec. Ils le nomment Colonel Sanders. Mais Alina s’irrite petit à petit de voir ce machin lui courir derrière. Elle l’engueule, le traite de voyeur, et va faire même bien pire…

 

Marvin enverra son Kentuki SnowDragon voir la neige. Des Kentukis tenteront des relations amicales entre eux, enfin entre leurs « pilotes » : SnowDragon et Kitty03 par exemple. Grigor, toujours côté pilote et détenteur de droits, essaiera de faire un commerce lucratif de connexions en les pré-identifiant à l’avance, c’est-à-dire en donnant un descriptif de la bestiole et de la « famille d’accueil », du genre : joli petit chat dans maison aisée en Argentine… avant de les revendre. Enzo, côté détenteur de peluche, arrêtera de s’intéresser à sa taupe quand il aura compris que cette relation n’est rien à côté du contact avec de vrais personnes….

Dans l’ensemble la relation se dégrade au fil du temps : soit on en attend trop, soit on se rend compte que c’est juste du voyeurisme malsain, soit on en a marre de ce jouet, tout simplement. Cela finit assez mal.  


Samanta Schweblin

Roman très original, construit autour de nombreux récits du vécu de ces propriétaires de Kentukis ou de connexions dans différentes parties du monde. L’autrice, Samanta Schweblin est née en Argentine en 1978. Elle obtient des prix pour des recueils de nouvelles et organise des ateliers d’écriture créative. Merci à Isabelle Gugnon pour la traduction de cet ouvrage.

 

Ayant compris ce que sont les Kentukis, Sonia ouvre la fenêtre de la cuisine et laisse revenir Patouilloux qu’elle attrape tendrement en le couvrant de petits bisous…

 

Bonne lecture avec un bon vieux nounours en peluche sur les genoux, ou un vrai chat !


Gallimard - Collection: Du Monde Entier - 272 pages


dimanche 28 avril 2024

LE BEST-OF SUR LE TRÔNE (il a osé...)

 

MARDI : le Toon a relevé le défi de résumer en quelques lignes les intrigues de la série « Game of Thrones », une gageure, mais c’était surtout pour nous parler de la bande originale, richement composée et orchestrée par Ramin Djawadipar, qui a retenu les leçons de son maître Hans Zimmer. Claude démontre exemples à l'appui, que les B.O. haut de gamme rejoignent le catalogue dit "des grandes musiques", tous les genres confondus !     

MERCREDI : après Turlough O'Carolan et Alice Coltrane en début de mois, la harpe est de nouveau à la fête, Bruno a écouté le dernier enregistrement (live) de la canadienne Loreena McKennitt qui avec « The road back home » revenait aux racines folk et celtiques de sa musique. 

JEUDI : Claude Toon voit grand. La pièce « Pelléas et Mélisandre » de Maeterlinck, tragédie mettant en scène deux jeunes amants maudits, fascina les compositeurs du postromantisme, de Debussy à Sibelius en passant par Fauré. Arnold Schoenberg, lui, écrivit une bouleversante symphonie à programme, avant d'inventer les langages modernes : dodécaphonisme et sérialisme… Mais on ne sait toujours pas qui est le père du bébé de Mélisande morte en couche 😥.


 

VENDREDI : on a vu avec Luc le premier film de Florent Bernard, dit FloBer, « Nous, les Leroy » est une sympathique comédie sur le couple, la famille, les situations souvent drôles sont joliment écrites, mais le film pêche par une mise en scène quasi inexistante, qui se hisse à peine à la hauteur d’un téléfilm lambda. 

La semaine prochaine, dès lundi, de la lecture avec Nema et la romancière Samanta Schweblin, mais aussi François Béranger qui s’invite chez Pat, Benjamin sera aux côtés du trompettiste Erik Truffaz, et Luc revisitera un classique de Murnau qui fête ses 100 ans (le film, pas son auteur…). Et Bruno bien sûr, pour sa chronique surprise !


R.I.P. Cinéaste Laurent Cantet (à gauche) 

Et puis un dernier salut au réalisateur Laurent Cantet, cinéaste exigeant, engagé, ancré dans le social, on lui devait "Ressources Humaines" qui l'a fait connaître en 2000, "L'Emploi du temps" l'année suivante sur l'affaire Romand, "Arthur Rambo" son dernier film en 2021, et bien sûr le formidable "Entre les murs", palme d'or à Cannes en 2008.  

R.I.P. Maestro Andrew Davis (à droite)

Le chef anglais Andrew Davis nous a quittés à l'âge de 80 ans d'une longue maladie… Spécialiste de la musique de son pays, Claude Toon lui avait consacré un billet pour nous faire découvrir un chef-d'œuvre, la 5ème symphonie de Ralph Vaughan Williams (Clic). Il aurait aimé nous dire adieu au son de ce pastoral "Garden of Summer" de son compatriote Frederik Delius. (Clic)


Bon dimanche.


vendredi 26 avril 2024

NOUS, LES LEROY de Florent Bernard (2024) par Luc B.

 

NOUS, LES LEROY est la première réalisation de FloBer (à ne pas confondre avec l’autre, Gustave) de son vrai nom Florent Bernard. Son film a plutôt (très) bonne presse, c’est une comédie qui effectivement fait rire, mais on nuancera tout de même le jugement.

Florent Bernard est avant tout un auteur, scénariste et dialoguiste jusque-là cantonné à la télévision, Youtube, podcast, on a vu son nom aux génériques de « Bloqués » (avec Orelsan), « La Flamme » (Jonathan Cohen), et récemment co-scénariste du film VERMINES de Sébastien Vaniček (que je n’ai pas été voir, y’a des araignées partout…). On retrouve sur l’écran pas mal de participations d’humoristes ou youtubeurs.  

Le point de départ rappelle un peu ON SOURIT POUR LA PHOTO de François Uzan, où un père de famille avait le projet de reprendre des photos de vacances 25 ans après, road trip nostalgique pour renforcer la cohésion de sa famille. C’est aussi l’idée de Christophe Leroy quand sa femme lui annonce souhaiter le quitter. Embarquer épouse et enfants dans un antique 4x4 Range Rover pour refaire le parcours sentimental de leur couple, revivre « les moments clés ». Évidemment, tout ne se passera pas comme prévu…

Le départ est un peu laborieux, la mise en situation bancale, d’autant que les acteurs ne semblent pas à leur aise. A croire que le film a été tourné dans l’ordre chronologique, que les acteurs ont dû trouver leurs marques. On a salué ici ou là la fibre comique de Charlotte Gainsbourg. Disons qu’elle peut faire rire si on lui donne des trucs drôles à jouer, mais elle ne fait pas le poids face à un José Garcia, plus à l’aise dans la déconnade, son débit, sa gestuelle. Et puis dans ce film tout semble un peu cheap à l’image, on y reviendra.

Mais une fois la mécanique lancée, une fois que le film trouve son rythme, les aventures des Leroy réservent de bons moments. D'abord avec une halte dans le premier appart que le couple a habité, aujourd’hui occupé par un fou furieux qui manie le marteau vengeur, ou plus tard la scène avec le caricaturiste à l’égo démesuré.

NOUS, LES LEROY ressemble à une succession de sketchs, comme celui dans le bus (les vibrations du véhicule font-elles vraiment bander les mecs ?!). La longue séquence au restaurant est véritablement réussie, avec ce gérant très gênant (Adrien Ménielle, auteur de bédé, de web séries) accroc au karaoké et aux blagues qui tombent à plat. Grande prestation de José Garcia sur un titre de Sardou.

C’est le plus du film : les seconds rôles. Outre le restaurateur, il y a le bon copain Claude, gentil mais un peu con, joué par Lyes Salem, qui vante les mérites du divorce car il peut boire une bière à minuit et demi sans qu’on le fasse chier ! Et puis on a Luis Rego en papy philosophe, ou cette femme qui ruine sa boite de vitesse, pensant qu’elle conduisait une automatique.

Le film me parait mieux écrit qu’il n’est réalisé. Florent Bernard est aussi monteur, on sent qu’il sait gérer un tempo, il y a du rythme dans le montage des répliques, ce qui permet notamment aux scènes de Charlotte Gainsbourg d’être drôles. Car sinon, elle joue exactement comme d’habitude, sans réelle expression. Le problème vient de la mise en scène pure, platounette, qui reste au niveau d’un téléfilm lambda, champ contre-champ classique, cadres composés à la va-vite.

On s’attache au personnage de Christophe Leroy, qui tente même pitoyablement de sauver son couple, qui ne tient qu’avec la présence des enfants encore dans le foyer. L'équilibre d'un couple tient-il aussi grâce aux enfants ? Telle est la question. Le portrait des deux grands ados est assez juste, on aurait pu creuser un peu plus le mal être de leur fille, qui semble posé là, parce qu'il fallait que tout le monde soit intérieurement malheureux.

Ce film, parfois touchant, mêle différents registres d’humour, flirtant avec l’absurde parfois (trop peu), le grivois, la comédie de situation. C’est un premier film sympathique, on sent que le réalisateur se cherche encore, souhaitons-lui de se trouver ! 

couleur  -  1h31  -  format 1:1.85  

 

jeudi 25 avril 2024

Arnold SCHOENBERG – Pelléas et Mélisande (1902) – John BARBIROLLI (1974) - par Claude Toon


- Tiens Claude, tu proposes une autre version de l'opéra Pelléas et Mélisande déjà chroniqué en 2018 ?

- Oui et de Claude Debussy Sonia. Mais là, il s'agit d'un grand poème symphonique de Schoenberg première manière. La pièce a inspiré nombre de musiciens…

- Ah bon ! Je m'y perds parfois… Et il y a d'autres adaptations du coup ? Ah oui, Gabriel Fauré ; une petite suite que tu as partagée dans le RIP du chef Seiji Ozawa…

- Au moins sept, les plus connus : Debussy, Schoenberg et Fauré que tu cites, mais aussi : Sibelius et Alexandre Desplat et, moins connus : William Wallace ou encore Mel Bonis, la plupart étant des musiques pour accompagner la pièce…

- John Barbirolli, le chef british de nouveau, déjà entendu dans, voyons… Mahler, Delius, Sibelius et Berlioz ! Un habitué dit donc…

- Et surtout une formidable interprétation de cette œuvre dont l'orchestration disons… chargée, ne souffre pas le manque de précision ! 



 

Pelléas et Mélisande est la pièce la plus célèbre de l'écrivain, poète et dramaturge belge francophone Maurice Maeterlinck (1862-1949), prix Nobel en 1911. Ce mélodrame "estampillé" comme tel a inspiré nombre de musiciens, mais pas que. On peut trouver la prose un peu datée pour ne pas dire affectée, mais elle marqua son époque et la carrière de son auteur.

Le synopsis du drame est à lire dans la chronique consacrée à l'opéra éponyme de Claude Debussy. Néanmoins, résumons l'affaire en deux mots. (Clic)

L'histoire se déroule dans un Moyen-Âge intemporel, les protagonistes n'ont ni passés connus, ni même une origine familiale très définie pour Mélisande. Petit-fils du vieux roi Arkel, le prince Golaud, lors d'une partie de chasse, rencontre près d'une fontaine une jeune femme perdue, craintive et en pleurs ; son nom : Mélisande. Elle a jeté une couronne dans l'eau… On n'apprendra rien sur ce qui l'a amenée en ce lieu… Golaud l'épousera, il est veuf et déjà père d'un garçonnet, Yniold. Golaud a un demi-frère Pelléas, jeune homme plein de vie, né d'un second mariage de Geneviève, fille de Arkel et mère de Golaud. Une génération sépare les deux hommes. Mélisande en pincera pour Pelléas moins taciturne que son mari violent. Ce dernier, fou de jalousie et de suspicion sur la nature charnelle de cette relation, tuera Pelléas. Mélisande en mourra de chagrin après avoir mis au monde une petite fille… et en refusant de dire si adultère il y a eu réellement, laissant ainsi planer le mystère sur la paternité du bébé !

Si vous n'avez pas tout compris à mon galimatias, voici l'arbre généalogique proposé dans le billet Debussy

Une sombre forêt, un château lugubre et ses cryptes, une fontaine, des nobles décadents, tous les ingrédients de la tragédie à la mode à la fin du romantisme du XIXème siècle sont réunis pour que les personnages s'affrontent. Le livret est idéal pour les opéras de l'époque dans lesquels, notoirement, le baryton (Golaud) imagine tout, même le pire, pour empêcher le ténor de séduire la soprano (Pelléas et Mélisande).

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Schoenberg en 1900
 
 

Une courte biographie d'Arnold Schoenberg est à lire dans la chronique dédiée au Concerto pour violon interprété par Hilary Hahn, l'un des premiers billets, en 2011 (Clic). La destinée hors norme de ce compositeur, peintre et théoricien du solfège mériterait d'être détaillée. Mais Maurice Maeterlinck ayant déjà monopolisé l'avant-propos, je reviendrai sur le parcours de Schoenberg dans une autre chronique consacrée à ses Gurrelieder. Pelléas et Mélisande est une œuvre de sa première période créatrice, ne compliquons pas l'affaire.

Arnold Schoenberg nait en 1874 à Vienne et grandit en plein crépuscule du romantisme post wagnérien. Jeune, il ne sait pas qu'il deviendra à sa manière, vers 1912, le "Beethoven" du début du XXème siècle en révolutionnant le langage musical par son invention du dodécaphonisme et du sérialisme. En cela, il rejoint Claude Debussy et Igor Stravinski dans le petit groupe des compositeurs promoteurs de la musique contemporaine (perso j'ajouterai Bartok). La comparaison avec Ludwig van vise la composition et la création en 1805 par celui-ci de la symphonie "héroïque" qui clôt définitivement l'âge classique par ses dimensions et sa fougue tragique. Surgi des idées des lumières, le romantisme, épique, combatif et poétique, s'imposera pendant un siècle.

Schoenberg ne suit aucune formation musicale académique. Cet autodidacte assiste néanmoins à des cours de contrepoint au conservatoire de Vienne auprès de Alexander von Zemlinsky (né en 1872). Il se lieront d'amitié. Zemlinsky, trop oublié de nos jours, mettra lui aussi en musique des poèmes de Maeterlinck. Il rencontre également les jeunes Alban Berg et Anton Webern avec lesquels il travaillera sur la rupture avec l'univers tonal et tous s'associeront en créant la Seconde École de Vienne, une autre histoire… Avant la rupture avec la tonalité par l'écriture du Pierrot Lunaire, une suite de 21 lieder d'après des poèmes de Albert Giraud traduits par Otto Erich Hartleben, faisant appel au parlé-chanté et aux premiers principes du dodécaphonisme et à l'atonalité, Schoenberg compose dans le style en plein bouleversement de la fin du XIXème siècle.

Schoenberg admire passionnément les œuvres de Richard Strauss et de Richard Wagner, fasciné par l'usage immodéré par ce dernier du chromatisme, expérience qui préfigure le dodécaphonisme en mettant en lumière les limites de la tonalité classique en termes de couleurs et de timbres, sans parler des formes sonates. Pour un aperçu de ces nouvelles techniques de composition, rendez-vous dans l'article consacré au concerto "à la mémoire d'un ange" de Berg interprété au violon par Isabelle Faust (Clic).


John Barbirolli

L'influence des grandes œuvres de la fin du romantisme est manifeste dans ses premières compositions. Citons-en trois : La nuit transfigurée, un sextuor transcrit pour orchestre à cordes, une œuvre qui reprend la thématique du couple d'amoureux plongé dans la tourmente d'un adultère pardonné par la sincérité des sentiments ; les GurreLieder commencés en 1900 avec son effectif orchestral et vocal monumental, sa durée imposante, font songer à la symphonie-oratorio N°2 "Résurrection" ou à la cantate Das klagendelied de Mahler ; quant à Pelléas et Mélisande, la puissance de l'orchestration s'impose en concurrente de celle des opulents poèmes symphoniques de Richard Strauss tel Une vie de héros de 1898.

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En France, en 1902, Claude Debussy compose son unique opéra Pelléas et Mélisande. Le succès est assez modeste au début. (Clic) Schoenberg n'est pas au courant de cette production et réfléchit de son côté, et la même année, à l'écriture d'un opéra sur le même livret ! Richard Strauss lui avait suggéré cette composition lyrique mais, sur les conseils de Zemlinsky, l'opéra deviendra une imposante symphonie en quatre parties comme il est encore d'usage, mais en réalité naîtra une compilation de onze épisodes suivant la trame de la pièce. La symphonie, si l'on peut dire, se joue sans transition. Elle dure trois quarts d'heure.

Schoenberg démontre une incroyable maîtrise dans l'innovation structurelle de sa partition. Berg montrera dans une étude subtile comment son ami a réussi à transcender la forme sonate par l'intégration des onze passages dans les quatre mouvements. L'orchestration et le sens du colossal rappelle le style mahlérien : 3 flûtes + 2 picolos, 3 hautbois + 2 cors anglais, clarinettes (1 en mi bémol, 3 en si bémol, 2 clarinettes basses), 3 bassons + contrebasson, 8 cors, 4 trompettes, trombones (1 alto, 4 ténor-basse), tuba, timbales (2 joueurs), triangle, cymbales, tam-tam, grand tambour, grosse caisse, glockenspiel, 2 harpes et cordes. Quand il faut il faut 😊 L'œuvre est achevée en 1903 à Berlin.

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Oskar Fried

La partition se révèle d'une complexité et d'une difficulté extrêmes ! Zemlinsky pressenti pour en diriger la première à Vienne jette l'éponge. Schoenberg décide comme un Bruckner en son temps de monter lui-même sur le podium le 25 janvier 1905. Son œuvre est bien trop exigeante pour un maestro amateur et tant le public que les critiques parleront de cacophonie.

Connaissant cette péripétie, je me disais ce matin que Schoenberg aurait dû rester à Berlin et faire appel à Arthur Nikisch, le directeur de la Philharmonie, un chef de génie réputé pour sa précision, ou à Oskar Fried, encore jeune mais ami talentueux de Mahler dont il défend baguette à la main ses symphonies tout aussi sophistiquées que Pelléas et Mélisande. Le passé a pensé comme moi (un effet bizarre de la Théorie de la Relativité), car justement Oskar Fried donne l'ouvrage en 1910 à Berlin avec un franc succès qui sauvera ce monument de l'oubli.

Je me devais de proposer une interprétation reflétant la force tellurique de l'orchestration mais avec une clarté du discours et un scrupuleux étagement des plans sonores qui ne conduisent pas à infliger un charivari cataclysmique à mes chers lecteurs. Il faut savoir que passionner l'auditeur n'est guère facile avec ce "monstre" ! Il y a quelques années au TCE, n'ayant trouvé que des mauvaises places trop proches et trop à droite de la scène surchargée, je fus déçu par la prestation de Christian Thielemann, pourtant familier de la partition et à la tête de l'une des meilleures phalanges d'Europe, la Staatskapelle de Dresde… D'autant que la lisibilité orchestrale de son CD de 1999 est une prouesse exemplaire (Opéra de Berlin).  Dommage pour ce soir-là…

Trois candidats pour mon billet : Barbirolli en 1974, Karajan en 1973 et Boulez dans sa première mouture avec le Symphonique de Chicago en 1991. Quant à l'orchestre, sans acrimonie ni snobisme, on ne conserve que les captations avec les ensembles les plus virtuoses.

J'ai découvert l'œuvre avec Barbirolli. Plutôt bluffé pour une première écoute il y cinquante ans, je me dois d'être fidèle à ce grand chef anglais. Une petite biographie illustre la chronique consacrée à la symphonie N°6 de Mahler (Clic). Il dirige ici le New Philharmonia Orchestra.

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Pelléas (Stanislas de Barbeyrac)
Mélisande (Patricia Petibon)
Debussy /
© Vincent Pontet

La discographie propose des réussites marquantes malgré la difficulté d'exécution inhérente à la complexité du langage de Schoenberg. Maestros et musiciens doivent impérativement s'affranchir de tout pathos. Malgré une qualité sonore moyenne dans la captation du philharmoniaJohn Barbirolli maîtrise des nuances contrastées et épiques grâce à un staccato implacable, sans négliger la tendresse dans la scène 8. La signature du style de direction de ce chef est sans ambiguïté, à savoir celle d'un artiste soucieux des moindres détails. L'homme pouvait faire travailler sans relâche et très longtemps des passages difficiles. Par cette méthode, il réduisit volontairement son répertoire et se fit chambrer sans méchanceté aucune par d'autres grands confrères comme Adrian Boult. Le résultat s'avère parfois glaçant voire terrifiant comme dans les climax de la scène (5) où Golaud furieux martyrise Mélisande qui a perdu sa bague, à savoir où ? La scène d'amour (6) qui suit est tout au contraire tendre et érotique, l'innocence de la jeunesse.

Une tout autre lecture que celle que nous offre Herbert von Karajan qui bénéficie d'un des plus beaux orchestres de la planète et de preneurs de son archi-compétents. Bien entendu le legato du maestro autrichien, le velouté des cordes, le discours finement concertant des bois et l'éclat des cuivres magnifient la partition pour le moins colorée de Schoenberg. Souvent un peu confus à l'époque, la Philharmonie occupe un espace immense, un son sans épaisseur, l'air circule entre les pupitres, de l'orfèvrerie audiophile 😉. Là aussi, une réussite majeure.


Alban Berg proposa un programme à partir de l'organisation de la partition et des notes de Schoenberg. Voici réunis : le Timing précisant chronologiquement le début d'un dialogue, d'une scène ou une ambiance, et les indications de tempos. Le tableau ci-dessous facilitera le suivi des onze étapes de la narration imaginée par Schoenberg. La complexité de la conception très libre de la forme sonate est impossible à analyser, réservons cela aux musicologues professionnels et aux cours de composition.

Le récit musical s'articule comme dans les opéras de Wagner autour de nombreux leitmotive symbolisant les personnages, les lieux, les sentiments… Le riche chromatisme induit des dissonances qui soulignent les tensions névrotiques de ce drame de la jalousie condamnant une passion amoureuse inévitablement maudite, thème romantique récurrent à l'époque : Tristan et Isolde… en tête. 


Timing
Barbirolli

 

Mouvements

Scènes

Tempo

(Traduit de l'allemand au mieux)

Timing
Karajan

[00:00]

[03:58]

[07:31]

[11:02]

Lento - Allegro

1. La forêt

2. Mariage de Golaud et Mélisande

3. Pelléas

4. Réveil de l'amour à Mélisande

 

I. Les archets bougent avec hésitation

II. Violent

III. Vivant

IV. Très vite

[00:00]

[04:29]

[07:35]

[11:34]

 

[17:57]

[19:21]

[22:37]

Scherzo - Presto

5. Scène à la fontaine,

6. Scène à la tour,

7. Scène aux caveaux

 

V. Un peu ému

VI. Lent

VII. Un peu plus ému

[18:47]

[20:09]

[23:31]

 

[26:35]

[31:32]

[33:51]

Quasi adagio

 

8. Fontaine dans le parc,

9. Scène d'Amour,

10.Mort de Pelléas

 

VIII. Très lentement

IX. Nuancé

X. Mouvement de marche

[27:40]

[32:23]

[34:45]

 

[36:16]

Finale

11.La mort de Mélisande

XI. Largo

[37:13]

 


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 



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La discographie semble modeste par rapport à celle d'autres ouvrages symphoniques de grande ampleur de la même époque, en particulier les symphonies de Mahler ou les poèmes symphoniques de Richard Strauss. Des gravures qui s'empilent mais n'apportent pas toujours une vision révolutionnaire.

Pour Pelléas et Mélisande, on cite souvent comme l'une des premières références le disque de Barbirolli et les deux captations de Pierre Boulez, la première en 1991 pour Erato avec l'Orchestre symphonique de Chicago (Erato-Apex), la seconde en 2012 pour DG avec l'Orchestre des jeunes Gustav Mahler, un petit peu moins engagée a priori. Deux interprétations très en place, bien entendu… Mais sont-elles héroïques et sensuelles ?

En 1973, avec Herbert von Karajan, on pouvait craindre que l'hédonisme du chef atténue les frissons et la fureur, des oppositions qui sont au cœur de la passion amoureuse maudite dans l'œuvre. Et bien, le maestro savait qu'on l'attendait au tournant dans une anthologie dédiée à la seconde école de Vienne et son langage si agreste. La Philharmonie de Berlin sonne comme jamais, la beauté sonore et le grand wagnérien que fut le maestro faisaient entrer Pelléas et Mélisande dans la discographie indispensable de tout mélomane respectable 😊 (DG1973 – 5/6).

Le XXème siècle finissant, le catalogue s'enrichissait en 1999 d'une interprétation au scalpel, brillant de mille feux sous la baguette de Christian Thielmann qu'il est de bon ton de dénigrer par principe car le monsieur se la joue à la façon des grands anciens de la tradition allemande : autoritaire et ronchon. Oui mais le résultat est là et les accolades avec tous ses musiciens (ça prend du temps 😊) aussi, comme quoi ronchon… à voir ! Si mon expérience en salle fut décevante pour des raisons d'acoustique, celui qui vient de révolutionner par une seconde intégrale l'interprétation des symphonies de Bruckner d'une clarté architecturale parfaite, donc très modernisée et moins sulpicienne, montrait ici son goût pour les lectures transparentes et passionnées (DG1999 -5/6)

L'œuvre sort du domaine exclusif des phalanges haut de gamme pour maestros de renom. On s'en persuade en écoutant une version articulée donc fastueuse dans sa narration et son sentimentalisme. J'ignorais que la jolie ville portuaire de Bergen en Norvège disposât d'un orchestre capable de relever le défi de ce monument ! Edward Gardner a osé, bravo même si la couleur instrumentale ne concurrence pas Berlin ou Chicago ; ah Chandos et ses bons plans ! (Chandos2020 – 4,5/6).