jeudi 24 juillet 2025

LE ROCK PROGRESSIF - Episode 3, par Benjamin


Pour l’écrivain comme pour le musicien, le plus important est de développer son style. Liberté créatrice obtenue au prix d’efforts herculéens, force de caractère sublimé par un génie acquis de haute lutte, le style est la force différenciant l’artiste de l’artisan. C’est une façon unique d’envisager la création, une spontanéité loin des procédures établies. C’est aussi le style qui permet, à partir du même matériau intellectuel, d’obtenir deux œuvres de couleur et de forme opposées. 

Souvent comparé à Genesis, avec lequel il partageait un lyrisme passionné, Van Der Graaf Generator reprit en réalité les choses là où le premier King Crimson les laissa. Aux récits fantastiques de Genesis et aux rêves bucoliques de YesVan Der Graaf Generator préféra les histoires froides d’âmes en perdition.

Sur une suite de 26 minutes de « Pawn hearts » (1971), le groupe dépeignit les tourments d’un capitaine de phare à qui la solitude fait progressivement perdre la raison. Allant droit au but, la musique ne s’embarrasse pas de fioritures, lance ses notes telles des flèches transperçant le cœur de l’auditeur. Ces hommes partagent le même objectif que les free jazzmen, trouver le chemin le plus court entre la mélodie et l’âme de l’auditeur. 

Celui-ci est pris dans un chaos dont l’intensité croit jusqu’au bord de la cacophonie. Peter Hammill gémit, crie et hurle ses souffrances morales, symbole d’une génération voyant ses illusions disparaitre. Version musicale des « Chants de Maldoror » de Lautréamont, la musique de « Pawn hearts » est un poison addictif, sa noirceur fascina le dépressif Kurt Cobain et inspira les mélodies les plus sombres de Porcupine Tree. Cri venu des limbes, mouroir jazzy nettoyant le rock progressif de sa niaiserie rêveuse, « Pawn hearts » fait partie de ces cauchemars fascinant qu’il faut avoir subi une fois dans sa vie. 

Cherchant ensuite un succès qui ne vint pas, le groupe aseptisa quelque peu ses mélodies sans que son chanteur ne daigne égayer ses textes. Vu de plus en plus comme un Genesis sous prozac, le groupe laissa à la postérité les monuments sombres que sont « Godbluff » et « Still life » (1975-76). Expression de la psyché torturée de Peter HammillVan Der Graaf Generator fut trop sombre et direct pour le milieu progressif, trop conceptuel pour le nihilisme punk. 

Sorti l’année où le mouvement des Ramones et des Sex Pistols triomphait, un disque tel que « Still life » fit pourtant plus de mal au rêve progressif que n’importe quel pavé punk. A une époque où le mouvement de King Crimson commençait à se standardiser, la musique de Van der Graaf lui permit de rester un univers infini en permanente réinvention. Mais revenons un instant au début de notre histoire, à l’époque où le premier chef d’œuvre crimsonien donna naissance à trois grands fils spirituels. Nous nous sommes déjà attardés sur Genesis et Yes, il est temps d’évoquer Emerson Lake et Palmer. Pour comprendre la grandeur de ce groupe, il faut revenir quelques années en arrière, dans cette salle de Londres où Clapton fut effrayé par le talent d’un nouveau guitariste américain.

La foule se tut dès les premières détonations électriques du Jimi Hendrix Experience, puissante rampe de lancement pour les chorus atomiques de l’ange voodoo. Se secouant dans une veste à franges bleues tel un feu follet, le musicien possédé par son inspiration jouait comme si l’instrument était une partie de son corps. La portant derrière la tête, faisant peser sur ses cordes toute la force de son corps agenouillé, la secouant avec la vigueur d’un amant passionné, Hendrix invisibilisa totalement un groupe lui servant essentiellement de faire valoir. La guitare devint alors le cœur du groupe, ses solos sa raison d’être, l’individualisme moderne trouvant ainsi son incarnation musicale. Hendrix incita ses semblables à ne plus se contenter de servir l’orchestre, il fit ainsi pour la guitare rock la révolution accomplie par Louis Armstrong pour la trompette jazz. 

Cette révolution, un jeune anglais l’adapta à l’ultra modernité d’un nouvel instrument. D’un lyrisme froid, le son du synthétiseur était l’incarnation musicale des grands récits dystopiques de Philip K Dick. Sur les scènes où se produisit The Nice, Keith Emerson se contorsionnait au rythme des sifflements futuristes de son synthétiseur, qui hurla au rythme des outrages infligés par ce sauvage mélomane. Lieu de liberté par excellence, la scène permettait à cet homme de laisser libre cours à une excentricité bridée par l’austérité des studios.

Au moment de l’enregistrement, Docteur Keith redevenait monsieur Emerson, la bête de scène se fit chef d’orchestre. Ainsi naquit « Five bridges », long concerto électrique s’inscrivant dans la grande ascension du rock symphonique. Creusant le sillage d’un King Crimson, Keith Emerson récupéra son bassiste et chanteur Greg Lake, avant que le batteur prodige Carl Palmer ne vienne compléter le virtuose trio. Se présentant comme un groupe de maîtres de leurs instruments respectifs, Emerson Lake and Palmer s’attira les foudres d’une critique peu friande de ce genre de professionnalisme. Tels les dignitaires du régime tyrannique décrit dans le roman « La grève », celle-ci vit cette grandeur musicale comme une menace pour la médiocrité célébrée. Pousser vers la simplicité et le divertissement, tel est le credo culturel menant aujourd’hui au triomphe de l’hébétude rap. 

Si « Trilogy » et « Pictures at an exhibition » sont deux grands disques de rock symphonique, « Tarkus » et « Brain salad surgery » sont les véritables symboles de l’art d’Emerson Lake et Palmer. Dès sa pochette, « Tarkus » nous fait entrer dans un monde étrange, à mi-chemin entre la mythologie grecque et une dystopie de science-fiction. Ainsi est la musique du trio, une force lyrique à mi-chemin entre le passé et l’avenir. Se rapprochant des canons du rock progressif, « Tarkus » nous offre son lot de longues plages instrumentales faites d’abruptes cassures rythmiques, d’éblouissantes explosions harmoniques, quand un clavier à la froideur robotique ne soutient pas des déclamations d’une noirceur hypnotique. Le clavier emersonien est la clef de voute de ce symphonisme futuriste, la machine téléportant le génie des grands compositeurs à l’époque moderne. 

Le Hendrix du clavier donne aux fresques de l’album la grandeur épique des batailles de l’Odyssée, la puissance de ses envolées gravant dans l’esprit de l’auditeur des images de combats héroïques. Même lorsqu’il reprend Bach, le trio ne peut s’empêcher de s’embarquer dans de grandes batailles virtuoses où le clavier se taille la part du lion. « Tarkus » montre un groupe entièrement voué à la recherche de la grandeur et de la beauté, mais cette grandeur ne se livra pas aussi facilement que les produits les plus populaires de la pop mondiale. Cherchant le chemin d’une modernité élevant l’auditeur, ELP dut subir les attaques sournoises du nihilisme moderne.

Les coups qu’il reçut de la part de certains critiques influencèrent sans doute la froideur sombre de « Brain salad surgery ». La voix de « Karn evil 9 » semble d’ailleurs pointer du doigt les partisans de l’abêtissement pop lorsqu’elle déclame « welcome my friend to the show that never end ». Le spectacle qui ne s’arrête jamais, ainsi est défini ce business de la paresse intellectuelle et des vices de l’âme humaine qu’est l’industrie du divertissement. Celui qui vise le succès le plus large est condamné à la vulgarité et au simplisme, tant il est vrai qu’on n’attire pas les bousiers avec du caviar. « Brain salad surgery » est un album éternellement futuriste, aucune époque ne pouvant normaliser la froideur virtuose de Keith Emerson. Il se dégage de ces symphonies une irrésistible gaieté ironique, comme si le groupe savait qu’il menait une bataille perdue d’avance. Alors le trio fit de « Brain salad surgery » son grand final pyrotechnique, qui culmine sur une adaptation futuriste d’un morceau de Bach.

Sur les concerts qui suivirent, le trio offrit un spectacle représentant le sommet de la grandiloquence rock. Fumigènes, explosifs et éclairages spectaculaires soulignèrent la grandiloquence d’une musique tournée vers l’avenir.

Puis vint 1977, année marquant le début de la grande régression rock. Celui-ci devint l’affaire d’amateurs agités jouant dans des bars miteux et des clubs crasseux, tout en se contentant de 3 accords mitraillés durant 3 à 5 minutes. Trop contente de déboulonner les vieilles idoles, la critique encensa ce nihilisme, qu’elle présenta comme le sommet de la modernité musicale. Le punk ne fut pourtant, en majeure partie, qu’un retour à la sauvagerie du rock originel. Si ce retour aux sources put donner un coup de jeune à un rock de plus en plus pompeux, il réduisit considérablement le spectre musical du rock, ouvrant ainsi la voie à la standardisation de la musique. 

Dans ce contexte, ELP ne put que disparaitre, ce qu’il fit après la sortie du lamentable « Love beach ». Il fut pourtant un temps où le progressisme atteignit le sommet des charts, une époque bénie où le grand public avait encore envie de se perdre dans des univers inconnus…

A suivre...

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