vendredi 25 juillet 2025

EDDINGTON de Ari Aster (2025) par Luc B.


EDDINGTON est un grand film sur une Amérique malade. Que je rapprocherai de UNDER THE SILVER LAKE ou INHERENT VICE, des films qui partent de la farce pour se muer en monstre. On pourrait citer SHORTS CUT d’Altman, qui lui aussi mettait le doigt sur les plaies, ou même LA POURSUITE INFERNALE d’Arthur Penn.

Eddington c’est un bled tranquille du Nouveau Mexique. Un shérif et deux adjoints, c’est dire si les soucis de criminalité sont mineurs. Joe Cross n’intervient réellement que pour calmer les frictions entre habitants à propos du port du masque. Lui-même n’en porte pas. Nous sommes en mai 2020, pandémie, Covid, confinement. Le maire Ted Garcia, FFP2 sur le nez, fait respecter la loi, le shérif lui, s’en fout un peu, c’est des conneries tout ça, arrêtez d’emmerder les honnêtes gens. Et pour faire chier l’édile un peu plus, Joe Cross se présente aux élections.

C’est le contexte, sur lequel viennent se greffer d’innombrables maux américains. Dans sa première partie, le film brasse plein de sous histoires. La femme du shérif (Emma Stone), zombie dépressive, victime de ces démocrates pédophiles buveurs de sang ? C’est la thèse de Vernon Jefferson Peak (Austin Butler), gourou de pacotille. La belle-mère du shérif vaut le détour, ravagée, qui ne s’informe que sur sites complotistes. On s’inquiéte du mouvement Black live matter qui menace de gangréner les esprits, ça se frictionne déjà avec les suprématistes blancs. Et les violences policières, et les histoires de filles, d’ados (dont le fils du maire) accrocs aux réseaux sociaux qui déversent leur crasse. La première et dernière image du film est un immense data center à la sortie de la ville. Y’a les pour et les contre, la création d’emploi mais la destruction d’un écosystème déjà mis à mal par le réchauffement climatique…

Eddington est une cocotte-minute sur le feu, le réalisateur y a jeté plein d’ingrédients. Trop, too much, selon certains. Je ne pense pas, tout se tient, et il y a une bonne sauce pour lier tout ça : la mise en scène. Ari Aster, qui s’est fait connaitre par des petits films d’horreur/auteur, nous avait à demi bluffés avec BEAU IS AFRAID (2023), à demi car après une première heure hallucinante, les deux autres nous avaient laissés perplexes… avec déjà Joachim Phoenix en roue libre. Ici, il tient son récit, mieux construit, son rythme, il filme en plan large, il laisse jouer ses comédiens, il orchestre et croise intrigues et personnages, on est sans cesse surpris.

Le long plan de Joe Cross qui intervient pour calmer le sdf qui perturbe une réunion de conseil municipal dans un bar est superbe. D’un seul tenant, une caméra mobile capte à la fois l’intérieur du bar d’un côté et l’extérieur rue de l’autre, on a retiré le quatrième mur. Esclandre, bagarre minable, captée depuis la rue par un gamin (le fils de maire) sur son portable, directement mise en ligne pour dénoncer les violences policières. Entre la campagne électorale, les réunions zoom, les dénonciations puis démentis, les tueries filmées en direct, les galoches diffusées pour titiller les jalousies, les réseaux sociaux sont partout dans le film. Le vrai virus c’est celui-ci.

Il y a de magnifiques mouvements de caméra (le coucher des époux Cross), des idées ingénieuses, Aster lie souvent intérieur et extérieur, on pense à Otto Preminger, à Paul Thomas Anderson pour la fluidité. La campagne électorale se muscle d’arguments nauséabonds, Trump a montré la voie. Joe Cross n’est pas un violent (pas encore…), mais un type déboussolé, qui pourrait sortir d’un roman de Jim Thompson (THE KILLER INSIDE ME, POTTSVILLE). Il traine une mélancolie maladive, très belle scène du diner préparée pour sa femme (qu’il adore), il s’endort avant qu’elle arrive - comme dans LA RUEE VERS L’OR – avec Vernon Jefferson Peak qui a pris l’ascendant psychologique sur elle.

Et puis le film bascule dans une autre dimension. Deux meurtres, et d’autres suivront. La bourgade étant à la frontière de deux comtés, le shérif Joe Cross enquête du sien, un flic Navajo de l’autre. Indices compromettants, ou fabriqués, Ari Aster ouvre les vannes, le couvercle de la cocotte explose, la folie s’installe, une certaine confusion aussi, qui tire sur qui, pourquoi, est-ce réel, fantasmé. Une longue séquence nocturne vire à l’horreur, Ari Aster connait ses classiques, comme LA COLINE A DES YEUX. On pourrait juger la fin à la RAMBO grotesque, qui culmine avec ce duel dans la rue centrale, comme dans un western. C’est la forme que le réalisateur a voulu donner à son film, un « far West fracturé » selon ses mots.

La bourgade d’Eddington est un microcosme scruté à loupe grossissante, chacun sa paroisse, son camp, on se toise plus qu’on argumente. Superbe scène où le shérif interrompt la musique d’une réunion du maire, pas un mot, des regards puis une gifle qui claque comme une insulte. Joe Cross, qu’on a vu plutôt gentil, con-con mais étrangement tolérant envers les petites incivilités, pathétique aussi, verse dans le fascisme, par facilité, populisme, par vengeance d’un affront mal digéré, ou parce qu’il croit vraiment que son Amérique adorée est en proie à un progressisme destructeur.

La farce n'est pas si caricaturale. Les frères Coen, auxquels on pense parfois (comme au THREE BILLBOARDS de Martin Mc Donagh), auraient poussé plus haut le curseur de la satire. Ari Aster ne fait pas de ses personnages des bouffons, son approche est distanciée, une observation kubrickienne, comment l’émotion usurpe la raison et amène au chaos.

On pourrait lui objecter une différence de traitement entre les personnages. Emma Stone n’est pas la mieux servie en termes de partition, assez secondaire, de même on aurait aimé garder Pedro Pascal (le maire) plus longtemps… Le film repose sur Joachim Phoenix, superbe, sans cabotinage, un type fracassé sous son uniforme, qui parviendrait presque à nous émouvoir.


couleur  -  2h25  -  format 1 :1.85        

4 commentaires:

  1. Shuffle Master.25/7/25 08:20

    Ah oui, celui-là, je l'avais noté à sa sortie. Ça a l'air réjouissant. Hors sujet: je suis en train de lire la biographie de Peckinpah, Le Rebelle mélancolique (Gérard Camy, Actes Sud): extraordinaire.

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  2. J'ai un bouquin de François Causse "Sam Peckinpah, la Violence du crépuscule", qui est davantage une analyse de ses films, chronologique, avec photos. Je vais me renseigner sur le tien, merci du tuyau !

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  3. Eddington fait à peu près l'unanimité de la critique (même le Canard Enchaîné l'a mis en film de la semaine, alors que d'habitude c'est des films d'auteurs péruviens ou des documentaires jordaniens). Bon, je suis a priori preneur, surtout s'il y a Emma Stone et Joaquim Phoenix (peut-être le plus doué de sa génération, malgré quelques sorties de route spectaculaires, voir plus bas).
    Après avoir vérifié sur wikimachin, j'ai vu tous les précédents d'Aster, pas très dur, celui-ci n'est que son quatrième. Hérédité est réussi, tous les codes des films d'horreur, en évitant les grosses ficelles du genre (les jumpscares, les giclées d'hémoglobine, ...). Midsommar, encore plus encensé, bof ..., c'est un mix pas toujours réussi entre angoisse et grand-guignol. Beau is afraid, c'est une purge totale, un scénario calamiteux et un Phoenix plus que problématique ...

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    1. J'ai bien aimé le début de "Beau is afraid", la grande aventure pour traverser de la rue. De belles choses à la caméra, un côté Terry Gilliam. Le problème est que ça dure trois heures, il aurait dû faire un moyen métrage.

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